Judith Godrèche, Adèle Haenel :
Extrait :
L’année 2024 a vu des femmes se dresser pour dénoncer les violences commises à leur encontre et prendre la parole au nom des autres femmes. Saluant leur courage, les médias les ont appelées des « figures de proue » ou encore des « icônes », utilisant paradoxalement des métaphores qui désignent au sens littéral des sculptures et images par essence muettes. Si on s’intéresse à la manière dont les voix de ces femmes ont été présentées dans les médias, on remarque que le traitement qui leur a été fait est inégal.
Prenons l’exemple de deux femmes qui ont plusieurs fois été à la une en 2024 : Judith Godrèche et Adèle Haenel. Toutes deux actrices, elles ont révélé les actes de violence sexuelle qui les avaient prises pour cible alors qu’elles étaient encore mineures. Ces violences ayant pris place dans le cadre de tournages de films, elles ont dénoncé le silence institutionnel qui les avait contraintes à taire ce qu’elles avaient vécu.
[...]
En parcourant les nombreux articles qui ont rapporté le discours de Judith Godrèche, on lit par exemple que l’actrice « pèse ses mots » (Télérama) et que les autres verbes utilisés pour introduire ses paroles sont « interpeller », « exhorter », « clamer », « marteler » – des verbes qui signalent, non seulement, la force de conviction du propos, mais mettent également l’accent sur sa valeur émotionnelle.
[...]
Pour Adèle Haenel, le choix des termes est bien différent : « l’actrice a craqué » (Libération), elle a laissé « exploser sa rage » (France Info), elle « bouillonne » (20 Minutes, le Figaro) et une phrase (sans doute celle de l’AFP) que l’on retrouve systématiquement et avec des variations minimes parue sous ces mots : [...]
C’est la sélection quasi unanime du verbe « hurler » qui interpelle.
[...]
Pourquoi est-il crucial de s’interroger sur les motifs qui guident ces choix éditoriaux ? Tout d’abord, parce qu’ils ne sont pas simplement stylistiques, mais parce qu’ils contribuent, en renvoyant à un imaginaire des voix, à maintenir des préjugés envers divers groupes. Afin de mieux comprendre comment fonctionne ces préjugés, il faut adopter la lentille de l’intersectionnalité, c’est-à-dire s’interroger sur la conjonction de différents ordres de discrimination, qui sont fonction du sexe, mais aussi de la classe sociale, de l’assignation raciale ou encore de l’orientation sexuelle.
[...]
Dans un article publié dans le New York Times en 2016, l’écrivaine américaine Roxane Gay rappelait que tous les individus n’avaient pas la même possibilité d’exprimer leur colère. Pour expliquer cette inégalité, la philosophe Amia Srinivasan, professeure à l’Université d’Oxford, a conçu le terme d’« injustice affective » – décrivant le phénomène qui contraint les groupes opprimés à taire leur colère, aussi justifiée soit-elle, en exigeant d’eux des stratégies de gestion de leurs émotions. En effet, pèse sur eux la menace que de telles émotions, s’ils ou elles les exprimaient, invalideraient leurs propos.
[...]
Pourtant les paroles de ces femmes restent peu audibles et il est probable que nombre d’entre elles préfèrent se taire de peur de voir leurs voix réappropriées, leurs propos décrédibilisés. Enfin, il faudra se demander pourquoi celles qui parlent s’imposent un calme disproportionné face à l’intensité de la violence subie et de la vindicte qui continue d’être exercée à leur encontre.
TCS = trouble de la communication sociale (24/09/2014).