Fake news, complotisme, rejet de l'expertise scientifique, crispations identitaires : notre époque semble être victime d'une véritable épidémie de croyances irrationnelles. Peut-on réellement croire que la Terre est plate, ou que le vaccin contre le Covid-19 est un outil de contrôle ?
Avec Sébastian Dieguez, chercheur en neurosciences à l'Université de Fribourg en Suisse et auteur de
Croiver - Les croyances ne sont pas ce que l'on croit paru en novembre aux éditions Eliott.
Pour l’invité du jour, la désinformation n'est pas un obstacle, un truc un peu pénible qui vient s'opposer à l'information. Elle relève maintenant plus de l'idéologie que de la crédulité : « On a souvent cette idée que les gens qui tombent dans la désinformation se font avoir. C'est un cas de figure qui peut se produire. On peut tous partager impulsivement quelque chose qui n'est pas vrai, mais je ne pense pas que ça explique la majeure partie du phénomène. C'est plutôt le fait d’aller chercher des informations qui sont hors champ, subversives, marginales qui les amène sur ce chemin-là. »
Croiver n'est pas croire
Sebastian Dieguez différencie croire de croiver sur la base de certains critères : « Croire, c'est tenir quelque chose pour vrai. Croiver, c'est se figurer que l'on croit quelque chose, croire que l'on croit à quelque chose. Par exemple, au tribunal, l'avocat quand son client est coupable, il sait qu'il ne croit pas vraiment que son client est innocent, mais il adopte ce point de vue pour mieux accomplir sa tâche. » Les croyances ont survécu à l'esprit des Lumières et à l'heure des réseaux sociaux et des fake news, la rationalité doit affronter un nouvel ennemi encore plus redoutable, les croivants, ces pseudo-croyances à travers lesquelles certains essayent de se forger une identité.
Mais pourquoi simule-t-on ces croyances ? Quel est l'intérêt pour la personne ? Pour le chercheur en neurosciences : « Ça peut paraître curieux mais l’une des fonctions de faire comme si on croyait à quelque chose, c'est d'appartenir à un groupe, de se valoriser soi-même. Son but n'est pas de traquer la vérité, mais plutôt de forger des identités, de se reconnaître. La croyance est rarement isolée ou unique. Ce sont souvent des pseudo-croyances qui sont disponibles déjà sur le marché qu'on va choisir, qu'on va sélectionner pour ce qu'elles disent, ce qui leur donne déjà un air un peu suspect. »
Le cas des platistes
Le chercheur en neurosciences a également étudié le cas de ceux qui croient que la Terre est plate, les fameux platistes : « Je m'y suis intéressé à un moment où c'était à la mode, entre 2016 et 2018, il y avait cet engouement pour le platisme avec même des conférences internationales. Il faut savoir qu’au sein des platistes, il y a plusieurs théories de la Terre plate. Ils ne sont pas d'accord entre eux. Il y a des débats de plus de trois heures pour savoir s'il y a un mur de glace ou non, si la terre tourne ou pas. Mais les platistes sont un bon exemple de croivance. Je ne pense pas qu'ils croivent véritablement que la terre est plate ou de quelle autre forme que ce soit. C'est pour eux une manière de ne pas penser comme tout le monde, de ne pas aller dans le sens des grands médias. Revendiquer cette idée de la Terre plate leur permet de présenter ostensiblement leur propre marginalité. C'est plutôt l'attitude que ça permet d'avoir qui les intéresse. »
La crise sanitaire, accélératrice des croivances ?
La crise sanitaire a renforcé ces croivances. Est-ce que le fait de ne plus fonctionner qu’en vase clos a rendu nos idées plus fermement ancrées en nous ? « C'est difficile à mesurer dans une période d'incertitude, d'anxiété, de crainte justifiée. Les gens tombent malades, perdent leur emploi, se retrouvent enfermés pendant des jours et des semaines sans savoir exactement quand ça va se terminer, ils se raccrochent à des explications, à des déterminismes vengeurs. Ils cherchent des réponses plus rapides que la science ne peut leur en donner. Mais clairement les préoccupations sur un nouveau vaccin, sur la problématique des masques, des confinements, ont largement favorisé l'émergence de beaucoup d'idées curieuses. »
La surinformation, autre terreau des croivances ?
Avec l’accès à énormément de sources d’information, il est plus facile de tomber dans l’échappatoire du complotisme, sans compter les algorithmes qui créent de véritables ghettos de pensée unique. Pour Sebastian Dieguez : « C’est difficile de savoir à qui accorder notre confiance dans le monde moderne. Et il y a des instances parfois qui ne méritent pas vraiment notre confiance ou qui ne font pas en sorte de la mériter. Dans ce contexte-là, il y a une offre de théories qui facilite l'orientation. Mais il faut savoir qu’il y a beaucoup de fausses informations dont personne n'entend jamais parler parce qu'elles ne prennent pas. Une sorte de "cimetière de théories du complot" qui n'ont intéressé personne. Elles créent un marché informationnel où les gens vont se replier sur ces théories du complot pour afficher une certaine posture, une certaine position sur l'échiquier social. C'est un phénomène très complexe qui ne peut pas non plus se résumer qu’au rôle des algorithmes. »
Sébastian Dieguez - "Croiver - Les croyances ne sont pas ce que l'on croit" aux éditions Eliott.