Julie Eigenmann
Publié lundi 14 juin 2021 à 08:00
Modifié lundi 14 juin 2021 à 08:02
L’égalité entre hommes et femmes est décrétée en Suisse depuis 1981. Les biais cognitifs inconscients subsistent pourtant, notamment dans le monde du travail, et ils ont des conséquences. Gisou van der Goot, à la tête de la vice-présidence à l’EPFL pour la Transformation responsable, nous donne des clés pour éviter ces préjugés
«Oui, c’est bien notre doyenne», sous-entendu «ce n’est pas une blague!». «Dans le laboratoire de quel professeur travaillez-vous?» Ce type de propos, Gisou van der Goot les a régulièrement entendus au cours de sa carrière. Aujourd’hui, et depuis janvier, elle est à la tête d’une nouvelle vice-présidence «pour la transformation responsable» de l’EPFL, avec pour but de renforcer la diversité et la durabilité. Mais elle reste aussi chercheuse en biologie. «Je dirige toujours mon laboratoire, je garde la double casquette», précise-t-elle. Ex-doyenne de la Faculté des sciences de la vie, elle a notamment reçu en 2020 le Prix Suffrage Science. Un parcours remarquable qui ne l’empêche cependant pas d’être régulièrement ramenée à son statut de femme.
Ce mois de juin qui marque les quarante ans de l’inscription de l’égalité dans la Constitution acceptée en votation populaire le 14 juin 1981 est l’occasion de rappeler que l’inégalité qui subsiste entre hommes et femmes dans la société suisse n’est pas seulement une question de salaire ou de parité, mais aussi de biais cognitifs. Notre cerveau, face à la masse d’informations qu’il reçoit, crée des raccourcis et associe inconsciemment des caractéristiques aux personnes que nous voyons, notamment aux femmes.
Ces préjugés ne sont pas sans conséquences, notamment sur un plan professionnel: par exemple, lors d’un entretien d’embauche, une candidate jeune sera plutôt considérée comme inexpérimentée alors qu’un candidat du même âge sera souvent présenté comme dynamique et prometteur. Et l’on sait aussi que lorsqu’un homme blanc en costard-cravate entre 40 et 50 ans entre dans une pièce, il bénéficie de ce qu’on appelle une «présomption de compétences». Gisou van der Goot revient sur l’impact de ces biais de genre et sur les façons de les éviter.
Le Temps: L’inégalité entre hommes et femmes en Suisse existe à travers des différences de salaires ou l’absence de parité à haut niveau (13% de femmes cadres dans les directions générales des sociétés du SMI). Mais elle est aussi constituée de dimensions moins palpables, comme nos propres biais de genre. Est-il plus difficile de lutter contre ces aspects que l’on voit moins?
Gisou van der Goot: Evidemment, quand on dit qu’une femme gagne 20% de moins qu’un homme, c’est un constat très clair et chiffré, qui demande un changement. Cela ne veut pas dire que c’est plus facile d’agir, puisque ces inégalités subsistent aujourd’hui. Ce qui est par contre vrai, c’est que les biais inconscients, qui relèvent du sexisme ordinaire – même si je n’aime pas cet adjectif qui banalise le problème – sont difficiles à mettre en évidence. Parce qu’ils peuvent être considérés comme subjectifs, et que les personnes n’ont pas toujours conscience de leurs propres préjugés, ou nient en avoir. Mais je pense que pour pouvoir avancer, il ne faut pas culpabiliser les gens parce qu’ils ont des biais. Par définition, nous en avons tous et il ne faut surtout pas se dire qu’on n’en a pas soi-même, parce qu’on est une femme par exemple. Mais ce constat implique qu’il y a forcément des efforts à faire.
Il faut quand même dire aussi qu’il y a eu des changements ces dernières années, et notamment parce que beaucoup d’hommes s’investissent. Souvent, en tant que femme, il est difficile de mettre le sujet de l’égalité sur la table, alors que lorsqu’un homme s’en empare, son action n’est pas perçue comme faite par intérêt pour lui-même. Les choses avancent donc plus vite.
Ces préjugés peuvent conditionner des étapes importantes de la vie professionnelle, comme un recrutement, par exemple. Avez-vous vous-même observé ce problème?
Il est toujours difficile de prouver sur le moment qu’un choix de candidat a été fait sur la base de biais, mais des études scientifiques montrent que c’est souvent avéré. Dans des commissions de recrutement dont j’ai fait partie, j’ai vécu des cas où lorsque le projet d’une femme est examiné, on se demande si elle en est vraiment le cerveau, alors que pour un projet similaire réalisé par un homme, on dira de lui qu’il est très créatif. Des études montrent que dans le milieu de la recherche, les mots utilisés pour décrire une femme qui réussit vont tourner autour du fait qu’elle a beaucoup travaillé, alors qu’on dira d’un homme qu’il est brillant. C’est une subtilité de vocabulaire, mais quand on recrute il faut avoir ce biais à l’esprit, parce que évidemment on aura davantage envie d’embaucher quelqu’un qui est naturellement doué.
Alors, comment éviter ces biais à l’embauche qui favorisent les candidats masculins?
Cela commence dès le début, dans la façon même dont on écrit les annonces. Il ne faut pas être trop restrictif dans les critères requis. Lorsqu’il est écrit: «Nous cherchons quelqu’un d’extraordinaire», les femmes ne se sentent souvent pas concernées, tout comme lorsque l’annonce est extrêmement précise. Elles se disent très vite qu’elles n’ont pas le profil, contrairement aux hommes. Je me souviens que nous avions ouvert à l’EPFL un poste qui n’était destiné qu’aux femmes. 30% d’hommes ont postulé quand même! (Rires.)
Il y a une autre solution que nous avons mise en place ces dernières années à l’EPFL. Lorsque nous ouvrons des postes de professeurs, nous faisons désormais une short list de femmes et une short list d’hommes, avant de n’en faire qu’une seule avec les deux. Avant, si une femme était écartée à cause d’un biais, il était très difficile de la faire remonter dans le «classement», ce qui est moins le cas quand on compare deux listes en parallèle. Nous exigeons actuellement que chaque personne qui est amenée à recruter des profs suive une formation sur les biais inconscients. Idéalement, cela devrait être généralisé à tout le personnel.
Est-ce qu’il n’existe pas un risque de tomber dans l’effet inverse, où une femme sera favorisée pour un poste simplement parce qu’elle est une femme?
Les hommes ont fait ça pendant des centaines d’années et la Terre tourne encore! (Rires.) Je voudrais rappeler que jusqu’en 1982, les filles du canton de Vaud devaient avoir de meilleurs résultats que les garçons pour entrer au gymnase [parce qu’elles étaient meilleures qu’eux aux examens et que le Conseil d’Etat avait peur qu’elles ne soient trop nombreuses au gymnase, ndlr]. Si ce n’est pas de la discrimination «positive»! Mais cette réflexion mise à part, je ne pense pas que ce soit un réel risque. L’idée est d’atteindre la parité, mais il n’y a aucune raison qu’on commence à avoir davantage de femmes.
Les biais n’interviennent pas que dans le recrutement, c’est aussi le cas dans le monde du travail ensuite.
Oui, il y a cet exemple connu de la réunion où lorsqu’il faut prendre des notes, on a tendance à demander aux femmes de le faire. Ou, si un événement festif est organisé dans le cadre du travail, il arrive qu’on attende des femmes qu’elles préparent nécessairement quelque chose à manger ou qu’on leur reproche de ne pas le faire, les remettant dans la position classique d’une femme au foyer. Et, plus haut dans la hiérarchie d’une entreprise, il n’est pas anodin non plus d’être une femme. Un homme qui arrive au sommet suit en quelque sorte le «chemin habituel», il correspond au profil attendu par la société, ce qui n’est pas le cas d’une femme.
Ce regard-là sur les femmes peut-il vraiment changer?
Je pense que oui. Mais il faut une vraie volonté d’embaucher plus de femmes. L’EPFL s’est par exemple engagée à identifier suffisamment de candidates pour que 40% des offres de nouveaux postes de professeur soient faites à des femmes. Ce n’est pas qu’une question d’égalité, c’est aussi une question de compétitivité: une institution ou une entreprise plus diverse, dans tous les sens du terme, sera meilleure.
Il faudrait des cours de psychologie sociale et cognitive dès les dernières années d'école obligatoire, juste après le primaire, histoire d'aider les enfants et les adolescents à prendre conscience des biais cognitifs, des sophismes, et à prendre conscience des spectres, des non-binarités.