Yan Pauchard
Publié mardi 28 juillet 2020 à 11:47
Modifié mardi 28 juillet 2020 à 11:49
Le pays compte plus de 50 000 panneaux indicateurs jaunes balisant les sentiers pédestres, protégés par la Constitution et entretenus religieusement par une armada de bénévoles. Devenu iconique, l’objet illustre l’histoire d’amour des Suisses avec la randonnée.
C’est peut-être l’objet qui résume le mieux la Suisse. L’histoire des panneaux indicateurs jaunes balisant les sentiers pédestres raconte à la fois l’attachement aux montagnes, la subtile mécanique de la démocratie directe et une certaine idée du travail bien fait. Elle commence presque comme un conte par une magnifique journée ensoleillée de l’année 1930. Nous sommes à 2000 mètres d’altitude en plein cœur de la Suisse centrale, au col du Klausen, reliant les cantons d’Uri et de Glaris. Jakob Ess, enseignant à l’école de secondaire de la commune zurichoise de Meilen, y a emmené ses élèves pour une sortie scolaire. Mais la belle promenade tant attendue se révèle un calvaire. La classe est dangereusement dépassée par moult véhicules, qui frôlent les enfants et dégagent des fumées d’échappement. Révolté, le professeur imagine alors la création d’itinéraires de randonnée sécurisés, à l’écart des routes.
Quatre ans plus tard, le 15 décembre 1934, Jakob Ess concrétise ses desseins. Il fonde la Fédération suisse de tourisme pédestre (l’actuelle
Suisse Rando). Ce jour-là, à Zurich, il envisage le concept d’un balisage unifié: des panneaux jaunes avec du texte en noir. Une idée qui va dans un premier temps susciter quelques moqueries, mais qui va se révéler géniale. Car l’essor va être fulgurant. Des sections cantonales s’organisent rapidement à travers tout le pays. Mise à part la parenthèse de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle l’armée fit enlever cette signalétique qui aurait pu guider un éventuel envahisseur, la couleur jaune va s’imposer sur les sentiers de l’ensemble de la Suisse.
Plus de 65 000 kilomètres de sentiers
Près de 90 ans plus tard, les chiffres sont impressionnants. On compte environ 50 000 panneaux balisant plus de 65 000 kilomètres d’itinéraires pédestres, soit l’équivalant d’une fois et demie le diamètre de la terre. La densité de ce maillage – il y a en moyenne 1,9 kilomètre de sentier par km2 – est certainement sans équivalent dans le monde. «La randonnée n’est bien sûr pas propre à la Suisse, mais aucun pays n’a autant fait pour la préservation de son infrastructure de chemins pédestres, allant jusqu’à l’ancrer dans sa Constitution», assure la conseillère aux Etats vaudoise Adèle Thorens, présidente de Suisse Rando.
«Dans les années 1970, avec l’essor de l’automobile est apparue la crainte que le développement du réseau routier n’affecte les chemins de randonnée», poursuit l’élue écologiste. Une initiative populaire est alors lancée pour les défendre. Mais fruit du subtil art du compromis helvétique, elle sera finalement retirée au profit d’un contre-projet qui sera largement accepté, le 18 février 1979, par 77,6% des citoyens; le canton du Valais sera le seul à le refuser.
Ce n’est pas tout. En octobre 1985, l’arsenal légal entourant cette activité est encore renforcé avec l’introduction de la LCPR, la loi fédérale sur les chemins pour piétons et les chemins de randonnée pédestre. Celle-ci prévoit que les cantons sont responsables de la gestion du réseau. Dans les faits, ceux-ci délèguent cette tâche aux différentes sections de Suisse Rando ou dans certains cas aux communes. «On peut parler d’un partenariat public-privé. Notre association a une faîtière composée de professionnels, mais l’entretien de la signalisation est en grande partie le fait des collaborateurs bénévoles. Ils sont au nombre de 1500», relève encore Adèle Thorens, qui précise qu’il existe des listes d’attente pour faire partie des équipes.
Culture de l’entretien permanent
Aux yeux de l’historien du sport Grégory Quin, cette subdivision cantonale est «l’une des clés du succès du système»: «Chacun a son mot à dire sur la gestion des sentiers dans sa région, peut faire partie d’un comité, c’est valorisant. On est loin d’une structure verticale à la française où les décisions pour chaque chemin seraient prises depuis la capitale.» A cela s’ajoute la force du mouvement associatif, populaire, que l’on retrouve par exemple dans les fédérations de gym. Pour le chercheur de l’Université de Lausanne, le grand soin mis à s’occuper de ses chemins pédestres dit beaucoup du pays, de «sa culture de l’entretien permanent» et de «son besoin de sécurité»: «Même au plus profond de la nature, grâce à ces panneaux jaunes, vous saurez toujours où vous êtes.»
Cet entretien a un prix, environ 50 millions de francs par année, soit 800 francs le kilomètre. Reste que le bon état du réseau, facile d’accès avec notamment l’indication de la durée de parcours (calculée sur une moyenne de 4,2 km/h), est sans aucun doute l’un des facteurs qui expliquent la popularité de la randonnée, qui s’est imposée comme l’activité sportive et récréative la plus prisée. Pas moins de 2,7 millions de personnes s’y adonnent, soit 44% de la population. Les randonneurs suisses effectuent une moyenne de 20 sorties annuelles. Et ceux-ci dépensent chaque année 1,6 milliard de francs pour ce loisir, selon une étude pilotée conjointement en 2011 par la Confédération et Suisse Rando. Ce chiffre inclut à la fois les achats d’équipements et les frais sur place (repas, hébergement, remontées mécaniques…). Plus de 12 000 emplois à plein temps sont générés par la randonnée.
La vie en jaune
Et la pratique est en constante progression. «Depuis quelques années, je croise de plus en plus de marcheurs, il y a un véritable essor et ceci, bien avant la période du coronavirus qui a encore renforcé l’engouement», confirme le journaliste jurassien Pascal Bourquin. Il est l’un des hommes qui connaissent le mieux ces sentiers pédestres, lui qui s’est lancé le défi – intitulé «La vie en jaune» – de parcourir la totalité des 65 000 kilomètres du pays (il en a déjà effectué 17 920 km, soit 27,10%). «Ces parcours balisés sont un exceptionnel outil, un terrain de jeu incroyable, un joyau», s’émerveille-t-il.
«La fréquentation des chemins est aussi inégalitaire que la répartition des richesses, regrette néanmoins le journaliste. Plus de 90% des gens s’agglutinent sur seulement 10% des sentiers. Tout le monde veut par exemple aller le dimanche après-midi au Chasseral. C’est un véritable luxe que d’entretenir l’ensemble du réseau, dont certains tronçons sont très peu utilisés.» Pascal Bourquin appelle, comme il le dit, à changer la focale: «Il n’y a pas que la classique offrant un panorama à couper le souffle sur plusieurs lacs avec les montagnes à l’arrière, on peut aussi prendre du plaisir dans une randonnée en plaine, à découvrir les paysages qui changent au détour d’une forêt. Car, avant tout, la marche, c’est un art.»