Titus Plattner
Créé: 28.04.2020, 12h02
Le relâchement progressif des mesures augmentera le nombre d’infections. Selon les scénarios, la Suisse pourrait compter entre 5000 et 15'000 morts.
La vague qui s’annonce pourrait être beaucoup plus longue et plus haute que celle que la Suisse vient de briser avec des mesures de fermeture drastiques de semi-confinement. Avec l’assouplissement progressif qui a commencé ce lundi 27 avril, le nombre d’infections au nouveau coronavirus va à nouveau augmenter.
Une demi-douzaine d’équipes d’épidémiologistes de haut vol travaillent actuellement à des scénarios à venir pour la Suisse. L’une d’entre elle, composée de chercheurs de l’EPFL et de la John Hopkins University à Baltimore, aux Etats-Unis, a effectué des
calculs jusqu’en octobre. Ces scénarios montrent crûment que le plus difficile est peut-être encore à venir.
En fonction des paramètres utilisés, une seconde vague de cas de Covid-19 pourrait connaître un pic en juillet ou en août, poussant le système hospitalier helvétique tout proche de sa limite en lits de soins intensifs. Celle-ci a été augmentée dans l’urgence de 981 à quelques de 2000 lits pour fait face à la crise. A la fin de cette seconde vague, durant laquelle 5 à 6 millions de personnes auront contracté le Covid-19 en Suisse, le comptera entre 15’000 et 21’000 morts liées au nouveau coronavirus.
Ce scénario n’est pas le scénario du pire, loin de là. Il s’agit d’un scénario basé sur une taux de reproduction de la maladie – la valeur R0 – de 1,5 (lignes en bleu sur le graphique). Cela veut dire que chaque malade contaminerait en moyenne une personne et demie. En février, avant que les mesures de confinement et de distanciation sociale n’aient été décidées, chaque personne porteuse du Sars-CoV-2 en infectait presque deux fois plus, avec un R0 de 2,76.
«Un scénario tout à fait réaliste»
Même un scénario un peu plus optimiste, avec un R0 à 1,2, serait brutal. Il impliquerait un très long pic avec quelque 800 personnes en soins intensifs entre juillet et septembre, 5000 à 15’000 morts au total, et 2 à 5 millions de personnes infectées. «Malheureusement, c’est un scénario tout à fait réaliste», indique le professeur Jacques Fellay, de l’EPFL, qui a supervisé l’étude. Le médecin, spécialisé dans les relations entre les maladies infectieuses et la génétique humaine, est membre de Task-force scientifique mise en place par le Conseil fédéral. «Ce n’est pas en n’interdisant que quelques festivals durant l’été qu’on arrivera à maintenir ce R0 sous la barre des 1,2.»
La méthode développée conjointement à l’EPFL et à la John Hopkins University, qui a ceci d’original qu’elle tient compte de la mobilité des personnes et laisse fluctuer légèrement les différents paramètres, doit être prise très au sérieux.
En charge des calculs, Joseph Lemaitre passe ses nuits à effectuer et présenter des projections réservées aux décideurs de nombreux gouvernements dans le monde. Le gouverneur de Californie s’est appuyé sur ces modèles et en a même montré certains extraits lors de conférences de presse. «En Suisse, les décideurs sont beaucoup moins réceptifs à l'égard des calculs des épidémiologistes», constate Joseph Lemaitre.
Après le confinement, les différences régionales seront également beaucoup moins prononcées, explique le professeur Fellay: «Le virus est désormais distribué dans tous les cantons.» Il y aura toujours de nouveaux foyers en Suisse, ce qui pourrait même conduire à des mesures confinements localisées, à l'échelle d'une ville ou d'une petite région.
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Le professeur à l’EPFL Jacques Fellay explique pourquoi il va falloir apprendre à «danser» avec le virus.
Professeur Jacques Fellay, à quoi servent ces projections?
Si le modèle mathématique et statistique est suffisamment proche de la réalité telle qu'on l'a observée dans le passé, on peut l'utiliser pour tenter d’anticiper ce qui risque d'arriver dans jours et les semaines qui viennent.
L’Office fédéral de la santé publique refuse d’évoquer de tels modèles... Ils seraient trop incertains.
Tous les modèles sont faux, mais certains sont utiles. Ce ne sont pas des boules de cristal qui nous permettent de prédire l'avenir, mais simplement des outils qui nous permettent de mieux anticiper. Celui qui veut y lire une prévision fiable du futur se trompe. Mais ce serait une erreur d’ignorer complètement ce que ces modèles peuvent nous apprendre au niveau des scénarios possibles. On naviguerait à vue avec les données du quotidien.
Lorsque vous échangez entre épidémiologistes au sein de la Task-Force scientifique, vous arrivez plus ou moins tous à la même conclusion. Avec un risque de rebond au milieu de l'été.
Oui, nos résultats sont remarquablement concordants. Tous les groupes qui font de la modélisation de l'épidémie en Suisse arrivent à des conclusions très proches les unes des autres. La grande inconnue, évidemment, c’est l’effet du relâchement progressif des mesures actuellement en place.
Même votre scénario le plus optimiste, le nombre de malades en soins intensifs et de morts reste inquiétant...
Dès qu’on relâche un tout petit peu la pression comme depuis ce début de semaine, l'épidémie peut se remettre à circuler dans la population de manière plus soutenue. Il faut donc impérativement accompagner ce déconfinement progressif par toutes sortes d'autres mesures qui empêcheront au virus de reprendre le dessus. Et c'est ce jeu de cache-cache qu'il va falloir apprendre à maîtriser. On va dans l'inconnu. L’expérience et peut-être des erreurs nous permettront de savoir si on en fait trop, trop vite, ou si on peut se permettre de continuer à relâcher petit à petit la pression.
Mais quoi qu'il arrive vous comptez avec un nouveau rebond du nombre d'hospitalisations.
Alors ça ne sera pas forcément sous la forme d’une vague. Cela pourrait être une sorte de continuation à bas bruit plutôt qu'un franc rebond. Ce qui est certain, en revanche, c'est qu'une vaste majorité de la population n'a pas encore été infectée et n’est pas immunisée contre ce nouveau virus. Donc si on revient au mode de vie d’avant, l'épidémie va très rapidement nous submerger. Il va falloir continuer à garder une certaine distance, que ce soit en restant à plus de deux mètres des autres, ou avec des masques. Les technologies nous permettront aussi de détecter les cas de plus vite, tester plus vite et isoler les gens qui sont avérés malades plus efficacement.
Votre modèle tient compte de la mobilité entre les régions... La première vague a plus touché les cantons latins. Est-ce que cela va s'égaliser et qu'il y aura aussi davantage de cas en Suisse alémanique?
Au début, les cantons latins et Bâle ont été davantage touchés du fait de leur proximité avec les foyers en Lombardie et l’Est de la France. Mais l’épidémie est aujourd’hui présente partout en Suisse. Le nombre de cas à venir devrait être assez équilibré entre les différentes régions du pays.
Ceux qui pensent que le 11 mai, on rouvre et que tout [est] derrière, ils se trompent?
Il n'y a aucun doute là dessus: nous sommes partis pour des mois de lutte. L’un de mes collègues américains a utilisé l’image du marteau et de la danse pour décrire notre réponse au virus. D’abord le marteau, lorsque la plupart des Etats ont décidé un confinement pour stopper la propagation qui était trop massive et qui allait submerger le système de santé. Ça a été une réussite. Nous sommes dans une bien meilleure position qu'il y a un mois et demi. Maintenant, c'est la danse: on va essayer de faire redémarrer la société, l'économie, les relations humaines. Mais tout en étant confronté avec un virus qui profitera de la moindre de nos faiblesses. Et il est possible que l’on doive à nouveau resserrer les mesures parce que le virus a trop profité de la liberté qu’on lui donne..
D'autres lockdown seraient tout à fait envisageables en Suisse...
Ce n'est pas exclu. On espère juste que ce ne sera pas un confinement généralisé tel que celui qui a dû être utilisé dans cette première phase.
Confiner uniquement les personnes à risque?
Ce serait éthiquement inacceptable, socialement pas tenable à moyen terme. On ne peut pas dire à toutes les personnes de plus de 65 ans de rester enfermées dans leur chambre. Ce serait accepter la ségrégation d’une classe entière de la société. Une sorte d'assignation à résidence pour les 12, 18 ou 24 mois à venir.
À moins que l’on ait un vaccin plus tôt?
Au niveau mondial, plus de 100 projets de vaccin sont en développement. Certains ont même commencé à être testés. Les choses vont très vite, mais il faut être conscient que s’il y en a un qui fonctionne d'ici 12 à 18 mois, on pourra tous être très heureux.
Un vaccin dans 12 à 18 mois, pas avant?
C'est la version optimiste. Le pessimisme serait de dire que nous n’aurons jamais de vaccin. Il y a des pathogènes, comme le HIV ou la tuberculose, contre lesquels on n'a toujours pas réussi à fabriquer de vaccin. Et rien ne garantit qu'on sera capable de faire un vaccin sûr et efficace contre le coronavirus dans les 2 à 3 ans . Mais j’ai bon espoir parce que la communauté scientifique et toute l'industrie pharmaceutique travaillent comme jamais dans cette direction.
Donc, on va danser avec ce virus pendant une année. Si ce n'est pas plusieurs années?
Ça, c'est d'un des scénarios crédibles. Avec le vaccin, ce serait évidemment la sortie de crise. Si le vaccin, de nouveau, est sûr et efficace. Dans l'intervalle, il pourrait y avoir des étapes importantes, même si elles sont moins définitives. Par exemple le développement de certains types de médicaments qui pourraient avoir un effet préventif. Dans l'arsenal de médicaments en train d’être développé il y a par exemple des anticorps monoclonaux. Ils pourraient être utilisés pour donner une immunité transitoire, en tout cas aux personnes à risque. Il s’agirait d’une injection d'anticorps tous les deux ou trois mois. Après, si chaque dose coûte 5000 francs, ce sera un autre problème.
Mais c'est une médecine de riches?
À la fin, ce sera une décision politique. Dans un contexte où les gouvernements et l’économie perdent des centaines de milliards de dollars, je ne sais pas ce que ça veut dire, une médecine de riches. Peut être vaudra-t-il la peine d’investir massivement dans un traitement si, finalement, l'économie s'en sort une année plus tôt.