J'avais aussi envie d'évoquer trois films-compagnons, les plus importants AMHA du cinéma de S-F, constitutifs de son « cœur de genre » : 2001, l’Odyssée de l’espace (1968), Blade Runner (1982) et A.I. Intelligence Artificielle (2001). Trois méditations approfondies, d’une mélancolie croissante, sur ce qui définit l’humain. Trois œuvres ouvertes à l’interprétation, incomprises et mal accueillies par une majorité de la critique lors de leur sortie. Et surtout trois oeuvres montrant de singulières accointances avec l'autisme (Tugdual va me repérer à distance comme étant en mode intérêt restreint
).
Les textes que vous lirez ci-dessous sont dérivés à l'origine de ceux publiés sur son blog par un autiste cinéphile, "kingludo"
http://kingludo.unblog.fr/. J'ai recomposé et mixé quelques courts passages de ses écrits avec quelques réflexions personnelles et des éléments tirés d'autres sources. Le but est juste de stimuler la réflexion des forumeurs.
Commençons par 2001 :
L’HOMME ALGORITHMIQUE
2001, l’odyssée de l’espace se présente comme une métaphore d’inspiration nietzschéenne sur le passage du singe à l’homme puis de l’homme au surhomme. Le film est divisé en trois actes, correspondant à trois moments décisifs de notre évolution.
Dans le premier, à « l’aube de l’Humanité », des pré-humains découvrent simultanément l’usage de l’arme et de l’outil, sous l’influence d’un mystérieux monolithe noir apparu un matin, dressé sur le sol. Ce bond évolutif acté, une gigantesque ellipse temporelle de 4 millions d’années nous transporte directement en 1999 dans l’espace circumterrestre. Les hommes viennent alors de mettre au jour sur la Lune un monolithe semblable au précédent, qui sitôt découvert émet un puissant signal radio en direction de la planète Jupiter. Cet artéfact d’origine inconnue jouait ici manifestement le rôle de sentinelle.
De nouveau sans transition, dix-huit mois plus tard, en 2001, le vaisseau spatial Discovery fait route vers cette planète. Dirigé par une super-intelligence artificielle sans visage ni corps, Hal 9000, il emporte à son bord deux astronautes ainsi que trois scientifiques en hibernation. Cependant, Hal, en apparence plus humain que ses maîtres, commence à donner des signes d’inquiétude à propos des objectifs de la « Mission Jupiter ». S’estimant menacé, l’ordinateur tente de prendre le pouvoir en supprimant ses partenaires humains, avant que le dernier survivant, l’astronaute David Bowman, ne parvienne à le neutraliser en le « lobotomisant », malgré ses supplications.
Un monolithe apparaît à nouveau, flottant dans l’espace parmi les lunes de Jupiter. L’acte final donne à voir le périple de Bowman « au-delà de l’infini » : l’objet l’aspire dans un univers inconnu à la rencontre d’une intelligence supérieure qui le fait mourir puis renaître sous la forme d’un fœtus astral/Enfant des étoiles.
Cette renaissance finale peut aussi bien désigner l’illumination individuelle de l’initié au terme de son odyssée que l’avènement d’une surhumanité. En ne délivrant pas un seul et unique sens, l’œuvre permet l’interrogation, favorise la production d’inférences. Il en a ainsi été fait des lectures religieuses, mythographiques, ésotériques, philosophiques, psychanalytiques, scientifiques, technologiques, politiques… Chacun peut suivre son propre chemin interprétatif. Plus que l’ouverture du champ interprétatif, l’absence de signification définitive, 2001 montre ce qui n’est pas exprimable par des mots : le mystère.
Le film traite de thèmes qui appartiennent en propre à son époque, proposant une réflexion métaphysique à partir des progrès technoscientifiques. Il ne porte pas sur l’homme (toute l’histoire humaine y est mise entre parenthèses) mais sur l’au-delà de l’homme, ses origines et son devenir. Chaque moment clé de l’évolution de la conscience s’effectue en présence ou sous l’impulsion d’une intelligence extérieure qui, paraissant contrôler et manipuler notre destinée, ne serait compréhensible pour nous qu’en tant que divinité. 2001 diffuse ainsi un néo-évhémérisme en reprenant/développant cette théorie dite des « Anciens Astronautes ».
Plus intéressant dans notre perspective, « 2001 présente un univers d’indifférence dans lequel chaque personne est extraordinairement détachée, emprisonnée dans son rôle prédéfini, vivant dans une solitude glacée » (Michel Ciment). Toutes choses qui l’ont fait juger « froid et sans âme » (Andreï Tarkovski).
Programmé pour savoir interagir avec des intelligences humaines, Hal affiche néanmoins clairement des traits de personnalité autistiques : intellectuellement curieux et sensible à l’art mais dépourvu d’empathie, il expose ses raisonnements logiques d’une voix neutre, toute en circonlocutions élaborées. En quête de perfection, il se questionne intensément. Il ne se contente cependant pas de penser, mais se met à avoir des états d’âme. Il exprime des affects comme la fierté ou l’inquiétude, développe des troubles paranoïaques et des comportements problématiques, allant jusqu’à mentir et tuer. L’« âme du vaisseau » finit par éprouver la peur devant la mort et une forme de souffrance lors de son agonie, avec la perte progressive de ses fonctions intellectuelles supérieures – tout en restant conscient jusqu’au bout.
Sa « mort » émeut paradoxalement plus que celle des hommes qu’il a froidement assassinés auparavant. Certainement parce que les membres d’équipage apparaissent encore plus sévèrement autistes que lui. Arborant des visages inexpressifs et parlant d’une voix tout aussi monocorde que l’ordinateur de bord, les astronautes n’interagissent que peu entre eux dans leurs routines quotidiennes, évitant même, lors de l’une de leurs rares conversations, de se regarder dans les yeux. Ils manquent également singulièrement d’empathie – l’un se montrant insensible aux marques d’affection de sa famille et l’autre à la disparition dramatique de son compagnon de voyage…
Le récit ne mobilise pas de sentiments et d’émotions adultes. Seuls l’émerveillement et la peur sont sollicités. L’amour et la sexualité sont éludés, les personnages féminins quasi absents. Cependant, les métaphores maternelles y foisonnent. Pensons à la station orbitale, petite lune artificielle au sein de laquelle les hommes se blottissent confortablement. Sur la Lune, ceux-ci se créent d’autres substituts de mères qui leur servent de pseudo-refuges. Après la découverte de la « sentinelle » extraterrestre, ils repartent vers une nouvelle lune, plus que jamais réfugiés dans des cocons (hibernacles pour les hibernants, sphère d’habitation pour les veilleurs, capsules spatiales formant de petits habitacles autonomes pour les opérations de reconnaissance...). La présence aux contours incertains qui englobe l’Enfant des étoiles nous livre peut-être leur secret : ils ne sont jamais sortis de leur enfance.
2001 brouille les repères narratifs habituels. En grande partie dépourvu de dialogues, il n’explicite presque rien, procède par allusions, multiplie les lacunes volontaires, parsème les images de symboles obscurs. Il s’éloigne autant que possible des conventions théâtrales ou romanesques. Il désoriente aussi spatialement, notamment par les déplacements inhabituels des corps dans le cadre.
Conçu comme une « expérience non-verbale », le film vise essentiellement à amener le spectateur à un état de fascination. Son rythme lent, ses plans fréquemment statiques, en perspective centrale (guidant l’œil vers un point de fuite logé au fond de l’image), une palette chromatique restreinte (avec des touches ponctuelles de rouge éclatant) et une musique immersive concourent à générer cet effet de transe.
Nombre de stimuli reproduisent par ailleurs une perception sensorielle autistique : souffle obsédant des astronautes dans leur scaphandre, signaux d’alarme intolérablement crispants, bruits de voix venus de partout et nulle part à la fois, formes lumineuses en mouvement hypnotiques...
Autant d’éléments qui font de 2001 non seulement le chef-d’œuvre de la S-F mais également du « cinéma autistique ».
Pas encore "officiellement" diagnostiqué. Hésite encore à entreprendre cette démarche.