Les soins infirmiers sont devenus des «marchandises» d’un genre particulier. Leur accumulation n’est pas possible. Leur qualité dépend du temps qu’un soignant veut bien y consacrer. Tenter d’augmenter la productivité par heure travaillée relève de l’absurdité, jugent plusieurs experts
Le souhait de faire augmenter continuellement la production obtenue avec chaque heure de travail fait l’objet d’innombrables textes universitaires et hante les nuits des PDG du monde entier. Il est cependant certaines «marchandises» d’un genre particulier, telles que les soins que les êtres humains peuvent mutuellement s’apporter, qui ne peuvent être cumulées. «Les machines ne peuvent pas les fabriquer à notre place, indique Tim Jackson dans son livre Prospérité sans croissance (Ed. De Boeck). Leur qualité repose avant tout sur l’attention qu’une personne porte à une autre.» Pressuriser les infirmières, les médecins, et plus généralement le personnel soignant est par conséquent contre-productif. «Harcelés par des objectifs de productivité absurdes, l’épuisement de la compassion est un fléau de plus en plus répandu.»
Le cas des Pays-Bas
Dans Reinventing Organizations (Ed. Diateino), Frédéric Laloux illustre parfaitement ce propos. «Je vais vous raconter l’histoire des soins à domicile aux Pays-Bas. Depuis le XVIIIe siècle, il y a dans ce pays des infirmières de quartier qui vont voir les malades et les personnes âgées à domicile. Dans les années 80, le gouvernement néerlandais, pour faire des économies, a décidé de les regrouper.» Elles ont donc été incitées à rejoindre de grandes structures aux pratiques managériales modernes.
Il a par exemple été jugé contre-productif que le patient voie toujours la même infirmière. «Selon les disponibilités et afin de diminuer le temps perdu entre deux rendez-vous, une infirmière différente se rendrait chez le patient.» Le travail a par ailleurs été organisé en tâches séparées, de façon à pouvoir exploiter efficacement la diversité des compétences et réduire les coûts. «Les plus expérimentées devant être payées davantage, elles durent se consacrer aux interventions délicates. Les autres soins, comme les piqûres ou les pansements, furent confiés à des infirmières moins payées, ce qui était une nouvelle source d’économies.»
Des temps d’intervention normalisés
Constatant que certaines infirmières travaillaient plus vite que d’autres, les temps d’intervention furent normalisés: deux minutes et demie pour changer un bas de contention, dix minutes pour une piqûre. «Tout fut minuté, puis des services de planification apparurent. Aujourd’hui, chaque infirmière reçoit son planning du lendemain, établi par un salarié du siège qu’elle ne rencontrera jamais. Elles sont en outre supervisées par un responsable de district, qui rend compte au responsable régional, lequel rend compte à son tour au directeur national.» Leur particularité? Aucun ne connaît le métier. Ils ne sont là que pour augmenter la productivité. «Les infirmières doivent coller un code-barres à la porte de leurs clients et le scanner en arrivant et en repartant, poursuit Frédéric Laloux. Ainsi, les responsables peuvent améliorer constamment le système, et dire aux infirmières sur quel type d’intervention elles sont plus lentes que leurs collègues.»
Chacun de ces changements – spécialisation, économies d’échelles, amélioration continue – a fait gagner en productivité, ce qui semble être une bonne nouvelle pour la sécurité sociale néerlandaise. Pourtant, les limites du système sont vite apparues. «En premier lieu, les patients le détestent», note Frédéric Laloux. Et pour cause. Pour des personnes âgées, parfois désorientées, laisser chaque jour entrer un inconnu dans leur intimité pose un vrai problème. Elles se voient de plus obligées de répéter continuellement leur vie et leurs pathologies à de parfaits étrangers, pressés de surcroît.
Une méthode qui transforme en robots
Du côté des infirmières, même son de cloche. Cette méthode qui les transforme en robots ne respecte ni leur vocation, ni leur intégrité. Comme le souligne la blogueuse à succès Charline, auteure de Bonjour, c’est l’infirmière! (Ed. Flammarion), «au bout de nos seringues, ce ne sont pas des courgettes, mais des êtres humains. Si je fais un pansement en mettant mon cœur de côté, mon boulot n’a plus de sens. C’est triste pour le patient et c’est triste pour moi.»
Constatant l’inefficacité des soins de santé à domicile au Pays-Bas, Jos de Blok a créé Buurtzorg en 2006. Cet infirmier a compris que des équipes autonomes d’une douzaine d’infirmières, sans chef, offraient le meilleur cadre de travail pour les patients comme pour les soignants. Libérées des impératifs de temps et de vitesse, celles-ci commencent par boire un café avec les patients qu’elles rencontrent pour la première fois. Elles les aident par la suite à créer un réseau d’entraide et de soutien pour qu’ils se sentent moins seuls et dépendants. Il n’est ainsi pas rare qu’une infirmière Buurtzorg présente ses patients à leurs voisins. «Il peut se créer une intimité extraordinaire entre les soignants et un patient: ils font souvent route commune des années avec eux, parfois jusqu’au bout, et les aident à partir en paix», assure Frédéric Laloux.
L’enjeu de l’autonomie
Patients et infirmières se trouvent si bien chez Buurtzorg que les entreprises conventionnelles de soins infirmiers ont été désertées en masse. Plus de 9000 soignants y travaillent, soit les deux tiers des infirmiers à domicile des Pays-Bas. Le siège ne compte que 28 collaborateurs pour l’ensemble de l’entreprise. Personne ne chronomètre leurs interventions.
Le modèle est-il rentable? Une étude réalisée par Ernst & Young a conclu que Buurtzorg utilise moins de 40% des heures prescrites par les médecins. Un chiffre qui s’explique aisément. Au lieu de suivre un planning serré, les infirmières aident leurs patients à redevenir aussi autonomes que possible. En outre, celles-ci les connaissent si bien qu’elles identifient les problèmes en amont, réduisant ainsi de 30% les admissions aux urgences. Concrètement, Buurtzorg fait économiser des centaines de millions d’euros par an à la Sécurité sociale. En définitive, «Buurtzorg est un de ces fabuleux pionniers qui réinventent le management», conclut Frédéric Laloux.