Cachez ce sang que je ne saurais voir! Les menstruations demeurent largement exclues de la sphère publique. Il est pourtant important d’en parler, afin de tordre le cou à certaines inégalités
«Mes règles sont arrivées hier, et je me sentais particulièrement fatiguée»: en justifiant ainsi sa contre-performance au 4 fois 100 mètres durant les JO de Rio, au mois d’août dernier, la nageuse chinoise Fu Yuanhui a suscité de nombreux commentaires sur la Toile. Voilà une femme qui parle publiquement – et sans détour – de ses menstruations et des désagréments qui les accompagnent! Ce n’est pas si fréquent. Bien qu’elles concernent directement la moitié de l’humanité, les règles ne sont que peu évoquées dans les conversations privées, et encore moins dans les médias. Pour des activistes, il est temps de mettre fin à ce silence gêné, qui est aussi synonyme d’injustices,
comme le rappelait un dossier récent paru dans l'hebdomadaire français «Courrier international».
Depuis plusieurs mois, la parole se libère autour des règles, notamment sur les réseaux sociaux. En mars 2015, l’artiste indo-canadienne Rupi Kaur a dénoncé la censure dont elle a fait l’objet sur Instagram: deux fois de suite,
une photo d’elle-même portant un pyjama taché de sang menstruel a disparu de l’application de partage d’images. «Je ne vais pas m’excuser de ne pas alimenter l’ego et la fierté d’une société misogyne qui veut bien voir mon corps en sous-vêtements mais n’est pas d’accord avec une petite fuite», a réagi Rupi Kaur. Quelques semaines plus tard, la musicienne et féministe britannique Kiran Gandhi courait le marathon de Londres pendant ses règles… et sans protection hygiénique. Son objectif? Attirer l’attention du public sur le sort des nombreuses femmes qui n’ont pas accès aux tampons et serviettes à travers le monde.
«Je trouve très positif que des femmes s’attaquent ainsi au tabou qui entoure les règles, et en particulier au fait de les montrer», s’enthousiasme Aurélia Mardon, de l’Université française de Lille. La sociologue, qui a travaillé sur le vécu des premières menstruations, relève une certaine ambivalence de la société face à ce phénomène physiologique: «Les règles sont valorisées car elles sont le signe de la fertilité, mais on enseigne aussi aux jeunes filles qu’il est important de les cacher, on les associe à la honte ou au dégoût». Animatrice d’ateliers de découverte du cycle menstruel en Suisse romande, au sein de
l’association CorpsEmoi, Birgit Marxer évoque elle aussi la «chape de plomb» qui pèse encore trop souvent sur le sujet. «Notre objectif est d’expliquer les règles aux jeunes filles pour qu’elles en comprennent le sens et qu’elles développent une relation positive avec leur corps», explique-t-elle.
Taxation abusive
La remise en question du tabou des règles s’accompagne de revendications très pragmatiques, liées notamment au coût des protections périodiques. On estime qu’une femme utilise entre 11 et 15 000 tampons et serviettes au cours de sa vie, ce qui représente un budget conséquent. Dans de nombreux pays, et notamment en Suisse, des voix s’élèvent contre leur taxation, jugée abusive pour des produits qui relèvent de l’hygiène de base. Mais l’innocuité de ces protections est aussi sujette à caution. Des substances chimiques tels que dioxines, formaldéhyde et autres pesticides de type glyphosate, y sont fréquemment retrouvées sous forme de traces, dont l’impact sur la santé est méconnu. Au mois de mai dernier, la socialiste Valérie Piller Carrard a d’ailleurs déposé une motion réclamant plus de transparence dans l’affichage de la composition des produits d’hygiène féminine; mais elle n’a pas été suivie par le Conseil fédéral.
«Il y a globalement un manque d’innovation dans le domaine des protections périodiques. Il serait sans doute possible de faire mieux, notamment au niveau des textiles, afin de s’adapter aux différents besoins des femmes», déplore Birgit Marxer. La dernière «nouveauté» en matière de gestion des règles remonte… aux années 1930, avec l’invention de la coupe menstruelle ou cup, un réceptacle en plastique naturel qu’on insère dans le vagin pour recueillir le sang. Bien que cette méthode ait de nombreux avantages – la cup étant réutilisable, plus besoin d’acheter puis de jeter à la poubelle de grandes quantités de protections – elle ne se démocratise que depuis quelques années.
Contraception en continu
Paradoxalement, le débat actuel sur les règles et leur prise en compte dans la société émerge à une époque où les femmes des pays riches peuvent choisir d’y renoncer. L’administration en continu de la pilule ou d’autres formes de contraception hormonale permet en effet de les supprimer, apparemment sans effet sur la santé et la fertilité. «Ce mode de prescription était à l’origine surtout destiné aux femmes souffrant de pathologies liées aux fluctuations hormonales, mais il est désormais aussi proposé pour des questions de confort ou de mode de vie», indique la gynécologue du CHUV Saira-Christine Renteria. Avec cette possibilité, la menstruation est-elle devenue obsolète? Le médecin brésilien Elsimar Coutinho posait déjà la question dans un livre paru à la fin des années 1990…
«Ne plus avoir ses règles peut être vécu comme un soulagement, mais il y a aussi beaucoup de femmes qui n’ont pas envie de les abandonner, affirme Saira-Christine Renteria. Il ne faudrait pas que ce choix leur soit imposé par la société.» Et la doctoresse de conclure: «Le sujet des règles ne devrait pas faire l’objet de doctrines: à chaque femme de vivre son cycle comme elle l’entend.»
Haro sur «la taxe tampon»
En Europe, c'est la Grande-Bretagne qui a initié le mouvement en 2014. Ou plus exactement, une pétition sur Change.org qui a récolté quelque 300 000 signatures. Avec une revendication forte: la suppression pure et simple de la TVA perçue sur les protections hygiéniques, dite «taxe tampon». Et un motif limpide: avoir ses règles ne relève pas d'un choix. Dès lors, taxer le cycle menstruel des femmes est inique.
Devant cette fronde, le gouvernement britannique a cédé, confirmant en mars dernier l'abolition de la taxe honnie. L'Union européenne venait alors d'autoriser ses pays membres à plus de flexibilité en matière de réduction de TVA, le taux zéro étant également approuvé pour les produits dits sanitaires.
En France, le débat a fait rage à l'automne dernier. Après avoir essuyé un refus du gouvernement et de l'Assemblée nationale, les féministes de l'Hexagone ont obtenu une baisse de la TVA de 20% à 5,5%. Le Canada a, lui, opté pour la suppression de toute taxe l'an dernier. Comme le Kenya, en 2004 déjà.
«Ouvrir la boîte de Pandore»
Et en Suisse? Le vent de la contestation ne s'est pas encore levé. Un parlementaire a bien tenté une brèche dans l'édifice de la fiscalité: en août 2015, Jacques-André Maire a soumis une proposition visant à taxer «les produits d'hygiène corporelle de base» au taux de TVA le plus bas, soit 2,5%. Car à la surprise du socialiste neuchâtelois, savon, dentifrice, couches pour bébé ou encore tampons et serviettes hygiéniques étaient taxés au taux le plus élevé, soit 8%. «Une aberration», alors que parmi les produits bénéficiant du taux réduit figurent les engrais pour l'agriculture ou... la litière pour animaux. Si le «lobby agricole» a réussi à défendre ses intérêts, rien ne pouvait justifier une taxation plus élevée pour les produits d'hygiène élémentaire, selon le conseiller national.
Sa proposition, formulée au sein de la Commission de l’économie et des redevances du Conseil national, a pourtant été balayée. Au premier rang de ses opposants: l'ex-conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf, suivie par une majorité de droite. Le risque d'«ouvrir la boîte de Pandore» était trop grand à leurs yeux, se souvient Jacques-André Maire. En clair, d'autres milieux seraient incités, eux aussi, à revendiquer un traitement plus favorable. A noter que le gouvernement français avait, dans un premier temps, opposé la même objection. Avant de se raviser.
Interrogé sur les évolutions récentes en Europe, le Bureau fédéral de l’égalité déclare n'avoir pas été saisi, et qu'«aucune analyse sur ce dossier» n'a donc été menée à ce jour. Même son de cloche du côté de la Commission fédérale pour les questions féminines. Débat mort-né ou enterré? Pas sûr. Conforté par «les avancées» observées ailleurs, Jacques-André Maire se dit prêt à remettre l'ouvrage sur le métier avec une motion, cette fois. Affaire à suivre.
(Khadidja Sahli)