Erik Orsenna: «Malgré ses atouts incroyables, la France ne parvient pas à se déployer.»
Pour l'écrivain et académicien Erik Orsenna, l'Hexagone abrite aujourd'hui plusieurs France, de plus en plus divergentes. Résultat: le dynamisme «incroyable» à l’œuvre dans ce pays aboutit à un manque de confiance généralisé
Cette France qui craque
La France nous inquiète. A un an des élections présidentielles, les convulsions sociales et le sentiment d’impasse politique dans lesquels est englué notre grand voisin constituent un défi de taille. Comment la France peut-elle surmonter ses fractures? Peut-elle se réinventer? Pendant une semaine, «Le Temps» analyse ce pays qui fascine et qui trouble.
Il revient juste d’Ethiopie et repart dans quelques jours pour le Cambodge. Erik Orsenna, 69 ans, n’a pas hérité pour rien, parmi ses proches et à l’Académie française, du surnom de «grand nomade». Economiste et juriste de formation, conseiller culturel et plume de François Mitterrand, Prix Goncourt en 1988 pour L’Exposition coloniale, ce conteur sans pareil de la mondialisation a l’avantage de connaître par cœur la France de l’intérieur, et de la regarder désormais souvent de l’extérieur. Son pays craque? A l’écouter longuement dans un café parisien, alors qu’il vient d’être consulté par le géant de l’audit Ernst & Young, la réponse ne fait guère de doute.
Le Temps : Vous œuvrez au sein des Gracques, ce collectif social-libéral que l’on dit proche du ministre français de l’Economie, Emmanuel Macron. Loin de vous, donc, l’idée de vous tenir à l’écart du débat français…
Erik Orsenna : Je n’ai jamais renié mon engagement à gauche. Et c’est à la lumière de celui-ci que je regarde aujourd’hui la France. Suis-je social-libéral? En tout cas, le terme ne me gène pas. Accoler la liberté à l’impératif social me va bien. Je déteste qu’on partage mal les fruits de la prospérité et de la croissance économique. Mais je mesure aussi combien l’urgence française est de libérer les énergies et les talents, en cassant les rentes qui paralysent le pays. Je n’ai pas de problèmes à dire que je suis en désaccord profond avec les frondeurs du Parti socialiste ou avec l’extrême gauche. La gauche ne peut pas et ne doit pas se résumer à l’assistanat.
L’avenir d’un pays ne se forge pas en restant dans une ouate sociale épaisse. Quant à l’égalité si souvent évoquée, prenons garde: lorsque l’égalité sociale prend le pas sur l’égalité des chances – qui est le vrai défi – alors, nous sommes en train de dérailler. C’est la fierté de la France que d’avoir posé en première phrase de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, «Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.» Mais regardons la réalité actuelle: ce principe a été peu à peu vidé de son sens. C’est un mensonge.
– Nous sommes à moins d’un an de la prochaine présidentielle et le débat politique écrase tout. Dans quelques mois, les primaires de la droite domineront l’actualité. Les candidats affluent. François Hollande se prépare à entrer dans la course malgré des sondages désastreux. Qu’en pensez-vous ?
– Cette élection «providentielle» est l’une des plus graves maladies françaises contemporaines. Vous m’avez bien entendu: je ne parle même plus d’élection présidentielle, mais d’élection «providentielle», car ce scrutin est devenu le symbole de tout ce qui ne va pas. A force d’attendre celui ou celle qui va tout changer une fois installé(e) à l’Elysée, la France s’est laissé paralyser et les déchirements qui minent la société française ne font que s’aggraver. Que sont ces présidentielles sinon une machine à déception et à illusion, donc par ricochet le terreau de tous les extrêmes? Comment peut-on continuer de tout attendre d’un président, alors que son instrument d’action privilégié, l’Etat, a de moins en moins de moyens en raison de la crise généralisée des finances publiques?
La France qui craque, c’est d’abord l’Etat qui craque. C’est la République qui recule. Un élève sur cinq ne maîtrise pas correctement le français à l’âge de 10 ans. Cela n’est pas une conséquence de la mondialisation. Cela ne dépend que de l’Etat. Je suis abasourdi, quand je reviens de l’étranger, par le manque de courage ambiant, par la paresse latente. Vous me parliez de l’étiquette sociale-libérale des Gracques. Je vais prendre un exemple pour résumer mon diagnostic politique: le passage, en l’an 2000, aux 35 heures de travail hebdomadaires. La gauche, celle que je crois capable de gouverner, doit accepter de les remettre en cause car le travail est le socle même de ses valeurs.
Une société, que je sache, ne progresse pas par les loisirs. Osons poser ces questions. La vertu du travail est un symbole fort qu’il faut absolument réhabiliter, tout en s’attaquant toujours aux inégalités. Les salaires faramineux de certains patrons français, par exemple, ne sont pas acceptables. Ils minent le «vouloir être et faire ensemble», sans lequel il n’est pas possible de se préparer aux défis d’avenir. Ils creusent le syndrome du «chacun pour soi» dont nous souffrons tant.
– Cette France qui craque est donc une réalité ? Le constatez-vous lors de vos périples dans l’Hexagone ?
– La France que je parcours en long et en large ne craque pas de partout. Elle n’est pas en train de se disloquer. Je vois plutôt émerger trois France parallèles, qui épousent de moins en moins un destin commun. La première France est celle de ses 15 premières métropoles, ou regroupement de métropoles comme le grand ouest urbain Angers-Nantes-Rennes. Vous avez là de puissants pôles économiques, technologiques, universitaires et culturels, qui sollicitent de moins en moins l’Etat car leurs maires savent que la puissance publique est financièrement exsangue.
La seconde France est, en gros, celle de la ruralité. Elle est pour l’essentiel composée de territoires situés sur une diagonale nord-est sud-ouest, qui part des Ardennes pour échouer au Pays basque. Sur cette ligne, presque pas de grande métropole, pas d’université, et très peu d’emplois. Cette France-là se sent abandonnée, souvent à juste titre.
Troisième France, la plus présente dans les médias en raison de la violence et des convulsions qui l’agitent: celle des quartiers. Là, le calmant économique se nomme la drogue. La vente de stupéfiants y est devenue le substitut d’une vraie politique de la ville, une sorte de calmant économique, social et mental. Et comme les trafiquants s’entre-tuent, la police préfère compter les coups. Les problèmes majeurs surviennent évidemment lorsque le cancer de l’islamisme radical commence à infecter cette économie souterraine et à se propager dans ces quartiers. De très grandes villes sur-performantes; des banlieues parfois déliquescentes; d’immenses étendues rurales délaissées; un Etat de plus en plus faible, parce que ses ressources financières sont en chute libre: On voit apparaître, je caricature, un nouveau Moyen Age.
– L’Etat reste pourtant au cœur de presque toutes les propositions des candidats à la présidentielle de 2017. Alain Juppé, pour l’heure favori des sondages, vient même de publier «Pour un Etat fort»…
– C’est logique, car la plupart de ces candidats vivent dans le passé ou entretiennent le mythe mensonger d’une puissance publique capable d’inverser le cours des choses. La France a tenu, au fil des siècles, grâce à un ciment nommé Etat. Cela a produit de grandes choses lorsque la prospérité était au rendez-vous et que le locataire de l’Elysée était une forte personnalité, capable d’imposer ses vues.
Ce n’est pas lui faire offense de dire que François Hollande est un président faible. Les forces centrifuges sont à l’œuvre, d’une façon de plus en plus violente. L’attitude des investisseurs étrangers est un bon critère. Ils ont longtemps opté pour la France, malgré les complications administratives, parce qu’ils avaient confiance dans son Etat. Or, les dernières enquêtes disponibles montrent que l’Hexagone perd en attractivité, face au Royaume-Uni, à l’Allemagne ou même à la Pologne. La France décroche parce qu’en plus du poids de la fiscalité et de la rigidité du marché du travail, l’Etat ne fait plus la différence.
Je rencontre beaucoup de dirigeants d’entreprise étrangers qui sont loin d’avoir renoncé à la France. Ils savent que ce pays a un formidable potentiel. Mais que me disent-ils ? Que les Français sont enferrés dans le déni. Qu’ils n’arrivent pas à comprendre des réalités évidentes partout ailleurs: le risque de déstructuration sociale engendré par le chômage de masse, la nécessité de redonner de l’oxygène aux innovateurs et aux chercheurs au lieu de s’abriter derrière le principe de précaution, l’évolution des carrières qui exigent d’avoir, dans un parcours professionnel, une 2e, une 3e voire une 4e chance… La France a des atouts incroyables qui, par une terrifiante arithmétique économique et sociale, accouchent d’une perte de confiance généralisée.
– La France qui craque, c’est le système qui craque ?
– La bureaucratie d’Etat a une évidente responsabilité dans cet opiniâtre refus du changement. Je suis très sévère sur la caste des élus, car c’en est une aujourd’hui. Je ne suis pas favorable à la limitation des mandats simultanés, mais à une limitation dans le temps. D’accord pour le cumul, qui permet d’exercer une mandat national et un mandat exécutif local, mais pour une durée limitée de dix ou douze ans. Après, basta! Il doit y avoir une autre vie après la politique.
La France, cela dit, souffre aussi de maux que l’on constate ailleurs, à commencer par le problème du court terme. Les médias, Internet, la technologie imposent un court terme guère compatible avec la démocratie.
Je suis aussi très sévère sur les partenaires sociaux français. Prenez la CGT, premier syndicat du pays, hier adossée au Parti communiste. Depuis la quasi disparition du PC, la CGT est devenue la championne des revendications catégorielles et des corporatismes, sans aucune vision politique à long terme. Attention à bien me comprendre: j’ai toujours été et je reste social-démocrate. Je crois en l’Etat régulateur. Mais je vois aussi que les réalités changent parce que le monde change. Les villes, nous en parlions, sont des entités à part entière, presque autonomes, capables de générer des projets très ambitieux et plus porteurs que des Etats centralisés. Je suis fasciné par la révolution urbaine en cours à Hambourg, où j’étais récemment. Le maire socialiste de Lyon, Gérard Collomb, est aussi en train de transformer sa ville. On pense également à la formidable mutation de Bordeaux. La superstructure française doit absolument se remettre en cause. Elle a peut être fait la France moderne. Mais elle est devenue un carcan. Elle empêche aujourd’hui le pays de se déployer.
Dernier livre paru: «L’Origine de nos amours» (Ed. Stock).