Des Asperger en entreprise
Héloïse Junier - Article modifié le 18/02/2016 - Le cercle psy
Un nombre croissant de patrons à travers le monde recrute des personnes porteuses du syndrome d’Asperger. Quels sont les atouts et les faiblesses de ces salariés ? Dans quelles mesures peuvent-ils s’épanouir dans le monde du travail ?
Article issu du numéro N°19 - déc 2015 - jan-fév 2016
Début avril 2015, à l’occasion de la Journée mondiale de sensibilisation à l’autisme, le géant américain Microsoft a officialisé le lancement d’un programme pilote de recrutement des personnes avec autisme (1). Deux ans plus tôt, en 2013, la société allemande SAP, spécialisée dans l’élaboration et la commercialisation de logiciels de gestion, a annoncé vouloir recruter, d’ici 2020, 650 personnes autistes, soit près de 1 % de son effectif mondial. Les missions qui leur sont confiées ? Programmer, tester, évaluer la qualité des produits et des logiciels. Ces deux projets, comme d’autres à travers le monde, sont conduits en partenariat avec le danois Specialisterne (2), première ONG au monde à s’être spécialisée dans l’insertion professionnelle des personnes avec autisme. Celle-ci fut fondée par Thorkil Sonne, lui-même papa d’un enfant autiste et anciennement président de l’association Autisme Danemark. Cette fondation à but non lucratif s’est d’ailleurs étendue sur plusieurs pays dont l’Irlande, la Pologne, le Royaume-Uni. Auticon (3), quant à elle, est la première société allemande à ne recruter que des consultants autistes Asperger. Et chez nous, alors ? En France, comme toujours, nous affichons un certain retard en la matière… Une poignée d’entreprises seulement ont franchi le cap, dont le groupe Soregor basé près d’Angers, qui externalise la comptabilité et la paye. Leur filiale Socia3 a développé un projet baptisé « Hors les murs » (4), destiné à développer l’insertion professionnelle des personnes avec autisme, en collaboration avec le Centre de ressources autisme (CRA). Pourquoi un tel engouement pour les personnes Asperger ? Qu’ont-ils de plus (ou de moins) que leurs congénères neurotypiques en cravate ?
Un extraterrestre dans le monde du travail
Un petit rappel s’impose : la définition du syndrome d’Asperger. Contrairement aux autres troubles du spectre de l’autisme (TSA), ce syndrome n’inclut aucun retard général du développement cognitif ou du langage. L’Asperger, communément surnommé « Aspie », est ce qu’on appelle un autiste de haut niveau. Ces personnes dites neuro-atypiques témoignent de capacités intellectuelles dans la moyenne ou supérieures mais, au contraire, de capacités relationnelles et de communication fragiles. En résumé : ils tendent à cartonner dans les domaines où les neurotypiques calent, et tendent à caler dans les domaines où les neurotypiques cartonnent. Ou presque. Explications de Julie Dachez, doctorante en psychologie sociale travaillant sur les discriminations à l’égard des personnes autistes adultes en France et… elle-même Asperger : « Les personnes Asperger sont reconnues pour leur capacité à se focaliser sur les détails, mais aussi pour leur grande capacité de concentration et d’attention. Ils font également preuve d’un grand professionnalisme, d’une certaine honnêteté, d’un réel perfectionnisme ainsi que d’un raisonnement logique et pragmatique ».
Autant de compétences-clés largement sollicitées dans les domaines de la comptabilité et de l’informatique. Les Asperger seraient, par exemple, particulièrement disposés à repérer des coquilles dans du code de programmation. « Ceci dit, j’ai un ami Asperger qui a été DJ pendant plusieurs années ! Comme quoi, nous sommes capables de tout, du moment que notre poste de travail est correctement aménagé ! », nous confie Julie Dachez.
Les Asperger sont également réputés pour leur mode de pensée créatif. Face à un problème, ils parviennent intuitivement à trouver des solutions inédites qui n’auraient peut-être pas été envisagées par d’autres. Enfin, ces neuro-atypiques sont également décrits comme très ponctuels et performants dans la gestion des délais. Un florilège d’atouts bénéfiques à un environnement professionnel. Sauf que.…Il y a un mais. Car les choses se gâtent lorsque l’on s’immisce dans le domaine de la communication et de l’adaptabilité. « Les Asperger ont de réelles difficultés à travailler en groupe, à saisir les règles implicites d’une entreprise. Ils témoignent d’une certaine naïveté sociale et d’une absence du sens de la compétition. Si leur savoir-faire est bon, leur savoir-être, lui, leur fait défaut à travers tous les moments sociaux informels entre collègues », souligne Julie Dachez. Les Asperger, qui s’avèrent peu flexibles et peu adaptatifs, manifestent également des difficultés à accepter les changements : « Par exemple, si du jour au lendemain on annonce à un salarié Asperger qu’il va changer de bureau, il ne sera pas du tout à l’aise ! », complète-t-elle.
Logiquement, si un Asperger atterrit dans une entreprise qui compte une majorité d’open-space, de pauses cafés où l’on papote de la pluie et du beau temps, et de réunions sempiternelles pleines à craquer de cravateux arrivistes, l’issue risque d’être épineuse.
Par définition, un Asperger est en inadéquation avec la majorité des modèles d’entreprises actuels qui favorisent l’esprit de convivialité et les échanges entre salariés : « Quand un environnement est trop bruyant, où il y a par exemple trop de va-et-vient, notre cerveau est en surcharge à cause de toutes ces informations sensorielles qui nous parviennent et que nous ne parvenons pas à filtrer. Nous pouvons ressentir de l’anxiété, de l’angoisse, une grande fatigue et des surcharges sensorielles qui peuvent finir par entraîner des absences répétées » (5). Comme d’autres Asperger, Julie Dachez éludait à tout prix les temps et espaces conviviaux avec ses collègues. « Il nous est très difficile de nous épanouir dans toutes ces pauses café, open space et brainstormings ! Ceci dit, malgré mon malaise, j’étais obligée de me conformer à certains rituels d’entreprise. »
Aménager leur environnement de travail
Pour optimiser l’inclusion et l’épanouissement d’un Asperger dans une entreprise classique, il importe d’aménager son environnement de travail. « Quand le handicap est invisible et méconnu, comme c’est le cas pour l’autisme, il n’est pas aisé pour les dirigeants de pouvoir se projeter pour savoir ou imaginer quel type d’aménagement envisager », explique Julie Dachez. L’aménagement de l’espace peut être avant tout sensoriel : éviter les lumières artificielles, les open spaces, privilégier les espaces de travail silencieux… Tandis que certaines entreprises aménagent également les horaires de travail de leurs salariés Asperger pour leur éviter les heures de pointe dans les transports en commun. « Il s’agit également de permettre aux Asperger de ne pas participer aux pauses-café, aux brainstormings, aux réunions… Notre handicap étant invisible, l’entourage professionnel tend à interpréter nos besoins comme des caprices ! », complète Julie Dachez. Il s’agit également de privilégier les consignes par écrit, de leur confier des missions précises, d’anticiper leur emploi du temps et les éventuels changements auxquels ils vont être confrontés et, bien entendu, de ne pas se braquer à la moindre remarque abrupte de leur part ! Mais ce n’est pas tout. Cet aménagement de leur environnement de travail inclut une étape incontournable : celle de l’inclusion sociale. L’objectif est d’expliciter aux membres de l’entreprise les tenants et les aboutissants du syndrome. « Les recherches démontrent que lorsque les différences d’un individu sont attribuées à des causes extérieures à sa volonté, biologiques par exemple, la tolérance est plus grande que si elles sont attribuées à un choix personnel ou un trait de personnalité. Par exemple, si un autiste répète en écholalie les fins de phrase de son interlocuteur, ce n’est pas par manque de respect ou par souhait de le provoquer, mais tout simplement parce qu’il est autiste ! Mes collègues disaient de moi que j’étais hautaine, snob, décalée. C’était pour eux une manière de rationaliser mon comportement… Or, ce n’était pas le cas ! », témoigne Julie Dachez. Pour autant, certaines personnes hésitent à parler de leur handicap à leurs collègues.
Une insertion professionnelle périlleuse
Quelques organisations, en France comme à l’étranger, jouent les intermédiaires entre les Asperger et les recruteurs, les accompagnent dans leurs premiers pas, élisent des référents au sein de l’entreprise. « Je pense que cette perspective est une chance pour les Asperger, s’enthousiasme Julie Dachez. Avoir un tuteur qui peut aider à l’aménagement de notre poste de travail et nous accompagner dans notre inclusion sociale auprès de nos futurs collègues est une aide précieuse. Il s’agit d’un référent de l’entreprise, qui n’a, idéalement, aucun lien hiérarchique, une personne de confiance bienveillante qui va être là pour répondre à toutes nos questions et nous guider. Celui-ci va nous permettre de mieux connaître les règles implicites de l’entreprise. Si le poste est aménagé, le salarié Asperger a toutes ses chances d’être épanoui. Et si en plus, le domaine d’expertise correspond aux intérêts de la personne, alors là, c’est la cerise sur le gâteau ! »
Depuis quelques années, de telles initiatives se développent dans nos contrées. C’est notamment le cas du dispositif expérimental lillois « Pass P’As » (6), fruit de la collaboration entre le Centre lillois de rééducation professionnelle (CLRP) et le Centre ressources autisme du Nord-Pas-de-Calais (CRA). « Il faudrait avoir au moins une cellule de ce genre par région ! J’espère qu’il ne s’agit pas que d’un effet de mode et que ces dispositifs vont se multiplier… », souligne Julie Dachez.
Pour autant, l’hexagone reste à la traîne par rapport à ses voisins européens et outre-Atlantique. Et pour cause, l’autisme, qui y est particulièrement méconnu, fait claquer des dents les patrons. Les entreprises sont très frileuses et s’imaginent toujours que cela va être coûteux et nécessiter pléthores d’aménagements. Celles-ci ne touchent aucune compensation financière lorsqu’elles embauchent une personne en situation de handicap, en l’occurrence un Asperger. En revanche, elles doivent verser des compensations financières à l’AGEFIPH (7) si elles ne le font pas (8). Depuis la loi du 10 juillet 1987, toute entreprise de 20 salariés et plus, qu’elle soit privée ou publique, a l’obligation d’employer au minimum 6 % de personnes en situation de handicap. « Malgré cette obligation, on ne dépasse malheureusement pas les 4 % d’emploi direct et indirect des personnes en situation de handicap, un taux stable depuis 10 ans », souligne Julie Dachez.
Finalement, un salarié Asperger peut-il réellement se sentir intégré dans une entreprise une fois qu’un aménagement spécifique lui aura été proposé ? « Si l’on parle de s’intégrer au sens de pouvoir y travailler, alors la réponse est oui ! En revanche, si l’on parle de s’intégrer au sens social du terme, pour moi ce n’est pas tant la réponse qui importe que la légitimité de la question, souligne Julie Dachez. Attendre d’une personne dont le handicap est avant tout social qu’elle socialise à tout prix sur son lieu de travail ne relève-t-il pas d’une volonté normative et validiste ? Or, c’est justement cet état d’esprit là qu’il faut dépasser. Ne pas attendre de l’autre qu’il rentre dans un moule, mais l’accepter pour ce qu’il est, avec ses possibles et ses limites. » •
- Premier obstacle : l'entretien d'embauche
Le premier obstacle demeure l’étape fatidique de l’entretien d’embauche, un temps de rencontre qui, entre la poignée de main initiale et la mise en avant de ses compétences, regorge d’une armée de conventions et de codes sociaux implicites. « On se rend compte du gouffre qu’il y a entre nos compétences, dont nous n’avons d’ailleurs pas toujours conscience, et les difficultés que l’on a à les vendre, explique Julie Dachez. Par exemple, comme on est particulièrement francs et honnêtes, il nous arrive d’évoquer spontanément nos points faibles durant l’entretien ! Ce qui, vous vous en doutez, n’est pas à notre avantage. Notre premier challenge reste donc de décrocher le poste ! »
Héloïse Junier
En chiffres
Peu de chiffres sont connus en matière d’insertion professionnelle des autistes Asperger. En France, on estime qu’1 % des Asperger exercerait une activité professionnelle. Alors qu’ils seraient près de 18 % en Grande-Bretagne. « Selon le Ministère du Travail, il y aurait entre 1 000 et 2 000 personnes autistes adultes en milieu ordinaire. Un chiffre dérisoire d’autant plus inacceptable que 70 % des personnes autistes n’ont pas de retard mental et devraient donc pouvoir s’insérer en milieu ordinaire avec une aide » (Extrait du dossier de presse de la Journée mondiale de sensibilisation à l’autisme du 2 avril 2013, écrit par Autisme France) (9). Le nombre de personnes diagnostiquées autistes étant en pleine explosion, le domaine du recrutement spécialisé serait bel et bien sur le point de devenir un marché potentiel. Certains entrepreneurs perçoivent dans le placement de ces compétences atypiques une perspective lucrative. Nous ne sommes donc pas à l’abri d’éventuelles dérives ces dix prochaines années.
Héloïse Junier
Le télétravail, un bon compromis ?
Le télétravail fait partie des aménagements possibles pour le salarié Aspie : « L’idéal, comme toujours, est que la personne Asperger et le recruteur puissent échanger ensemble sur ce qui leur convient le mieux. On ne peut pas dire qu’il faille à tout prix privilégier le télétravail car pour certains aspies qui n’ont aucune vie sociale, se rendre tous les jours sur leur lieu de travail leur permet de fréquenter du monde et d’éviter d’être complètement désocialisés », nous précise Julie Dachez. Dans le sens où tous les Asperger sont tous extrêmement différents et éprouvent des besoins différents (la caractéristique de ce syndrome étant cette grande hétérogénéité inter-individuelle), il n’existe pas de condition de travail idéale.
Héloïse Junier
NOTES
1. Annonce disponible en ligne : http://blogs.microsoft.com/on-the-issue ... th-autism/
2. Site internet : http://specialisterne.com/
3. Site internet : http://auticon.com/
4. Le projet « Hors les murs » est disponible en ligne : http://www.soregor.fr/actualites/hors-l ... -de-socia3
5. Voir la vidéo réalisée par Julie Dachez sur la fatigabilité des personnes Asperger, intitulée « La théorie des cuillères »
6. La présentation du dispositif en ligne : http://www.cra-npdc.fr/wp-content/uploa ... assPAs.pdf
7. Site internet : https ://www.agefiph.fr/
8. Il s’agit d’un organisme ayant pour mission de favoriser l’insertion professionnelle des personnes en situation de handicap dans les entreprises.
9. Consultable en ligne : http://www.autisme-france.fr/offres/file_inline_