Les raisons de la colère... - 14 mai 2014
Plateau télé prime time. L’animateur cabotine tout guilleret d’avoir en face de lui pour un échange express un homme doux, à la voix légèrement faussée et fragile, du genre qui emporte rapidement l’empathie, le respect voire l’admiration ; qui s’exprime sur son parcours d’autiste avec un humour sensible, une culture et un décalage rafraîchissant.
Mais une petite colère monte en moi. Josef Schovanec, « ambassadeur hors normes » comme titrait Le Monde, docteur en philosophie comme le décline à l’écran la mention sous votre nom d’invité médiatique, Josef, je suis un peu désappointé : si vous vous êtes présenté comme un autiste asperger, je pense qu’il aurait fallu insister ensuite sur ce détail important : vous êtes un homme avec autisme, et au-delà de ceci, autiste de haut niveau avec syndrome d’asperger. Ce dernier détail fait toute une différence qui vous rend uniques, vous, aspies, au sein de la grande famille des autistes, TED et troubles associés; mais pour une fraction seulement — 6% environ selon mes derniers chiffres connus – de l’ensemble des cas regroupés dans ce qu’il est convenu de nommer le Spectre autistique.
Ne pensez-vous pas que cette particularité énoncée aurait permis au spectateur de début de soirée de mieux apprécier vos affirmations « il suffit d’éducation pour transformer l’autiste en ce que je suis, ce sont des phases d’apprentissage »… Car le quidam passant par ici aurait par là compris ceci: ce qui est vrai pour un asperger ne l’est pas forcément pour tous les autistes et que si un asperger est un autiste et que l’on sait l’asperger capable de développer des qualités intellectuelles hors norme voire spectaculaires, aller plus loin relève d’un sophisme, car tout autiste n’est pas potentiellement de haut niveau. Cela m’aurait évité une petite irritation et au-delà une grande bronca possible de tous ces êtres avec autisme en lourdes difficultés et de leurs accompagnants et de leurs intervenants et encadrants, et des praticiens et des chercheurs. Une grande assemblée furieuse et complexe qui se sait être un spectacle moins gratifiant que votre assurance placide de philosophe autiste médiatique et qui sait bien que si l’éducation et l’apprentissage sont les bases d’un peu tout, cela reste si difficile à appliquer dans le cadre de l’autisme et des TED.
Ambassadeur, j’ai peur en effet que vous ne desserviez là, ce jour-là, ceux qui, au quotidien, s’acharnent à extirper un tant soit peu ceux-là de leurs carcans psychologique, neurologique, physiologique, physique quand vous suggérez — par humilité sans doute en regard de votre propre réussite — à tout un public qu’il suffirait d’éduquer l’enfant avec autisme pour le transformer, de strate en strate, en docteur de quelque chose. Et c’en est bien là la tristesse qui s’ébroue, un peu ; et la colère qui pointe. Mais qui s’en va, s’éteint presque aussi rapidement, devant votre sensibilité et l’honnêteté qui transparaissent de votre prestation du jour. Josef, rien à dire à vous, finalement, juste un mot au montage médiatique de cet échange, survolé, bancal, un poil racoleur, destiné à une cible qui zappe, montage qui je pense vous a piégé, un peu, parce que le format est posé pour un spectacle clinquant, ludique et futile, où les mots s’inscrivent comme un filet de fumée aussitôt dissipé par la séquence d’après. Que firent vos mots là ?
Colère. Je sais la mauvaise opinion qu’en avaient — qu’en ont ?— les philosophes, justement ; je sais que si elle est propre à l’homme, elle n’en est pas moins un signe de faiblesse et d’avilissement, un voile d’obscurité. Mais elle est en moi, comme ces flambées de demi-saison que l’on croit laisser mourir et qui repartent au moindre souffle. N’est-ce pas, mon fils, ma famille ?
(...)
L'émission en question 