La saga CRISPR/CAS

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La saga CRISPR/CAS

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Crispr, la molécule « couteau suisse » qui bouleverse la génétique

LE MONDE | 19.07.2016 | Par Nathaniel Herzberg

Christelle Gally consacre sa vie professionnelle à un ver. Un petit nématode transparent d’environ un millimètre, organisme modèle des biologistes : Caenorhabditis elegans. La chercheuse de l’Institut de génétique et de biologie moléculaire et cellulaire de Strasbourg en scrute les gènes, crée des mutants, observe les effets de ces manipulations, afin de mieux comprendre ce que l’on nomme la reprogrammation cellulaire : la transformation d’une cellule de la peau en neurone, par exemple. Désir de percer un mécanisme fondamental du vivant. Mais aussi espoir d’y trouver une application thérapeutique chez l’homme. « Faire remarcher les paralysés », avoue-t-elle.

Dans cette quête, Christelle Gally a longtemps fait avec les moyens du bord. « On créait des mutants de façon aléatoire, on regardait ceux qui étaient paralysés et on cherchait quel gène avait changé. Ou alors on choisissait un gène que l’on modifiait et on en observait les ­effets. On avait inventé une méthode, on en était fiers. Et puis Crispr-Cas9 est arrivé. Ce qui prenait des mois prend désormais une semaine, ce qui était approximatif est devenu fiable, ce qui était temporaire est devenu stable, ce qui était cher est bon marché. » Elle poursuit : « Quand je m’y suis mise il y a deux ans, j’étais une pionnière dans la communauté C. elegans. Aujourd’hui, je ne connais pas un labo qui ne fasse pas du Crispr. Pour nous, c’est une révolution. »

Le « nous », dans sa bouche, désigne sa « communauté ». Pourtant, c’est une révolution bien plus vaste qui se cache derrière ce mystérieux acronyme, Crispr-Cas9. Au-delà des adeptes de C. elegans, et d’autres animaux modèles, tous les biologistes se sont jetés sur l’invention. Mais aussi des médecins, et depuis peu, des philosophes et des juristes… Du secret des laboratoires, le « couteau suisse de la génétique » a gagné la tribune des académies scientifiques du monde entier, des réunions internationales ad hoc, des parlements nationaux…

C’est que Crispr-Cas9 appuie là où ça fait mal. Qu’est-ce qu’un organisme génétiquement modifié ? Par sa simplicité et sa nature, le nouvel outil moléculaire a d’ores et déjà rouvert le débat. Peut-on modifier ou éliminer l’ensemble d’une espèce (par exemple le moustique responsable du paludisme) pour sauver des centaines de milliers de vies ­humaines ? Par sa précision et son efficacité, il impose la réflexion. Mieux, ou pire : pour la première fois de son histoire, l’humanité va pouvoir modifier sa propre nature, réécrire l’ADN de notre espèce. Alors, tous grands, blonds aux yeux bleus ?
« Un outil d’édition du génome, presque universel, avec de telles implications, jamais je n’aurais pu l’imaginer »
[YouTube]http://www.youtube.com/watch?time_conti ... plWR12npqM[/YouTube]
Dans son laboratoire de l’université d’Alicante, Francis Mojica ne cache pas son vertige. « Je pensais qu’il y aurait des applications à mon travail, en agriculture, peut-être en médecine, affirme le biologiste. Mais qu’il aboutirait à un outil d’édition du génome, presque universel, avec de telles implications, jamais je n’aurais pu l’imaginer. » Aurait-il affirmé l’inverse qu’on ne l’aurait pas cru. Car s’il est désormais de coutume d’attribuer à Mojica la pose des premières pièces du puzzle, c’est d’un morceau de ciel dans un vaste paysage qu’il s’agit alors. Ou plus exactement d’un coin de mer.

Nous sommes en 1989. Tout juste sorti du service militaire, l’étudiant en thèse âgé de 26 ans s’attache à comprendre ce qui rend Haloferax mediterranei, un organisme unicellulaire de la famille des archées, si résistant aux hautes concentrations salines des marais voisins. Le séquençage du génome en est alors à ses balbutiements, mais l’équipe d’Alicante se lance dans l’entreprise. Mojica découvre une particularité qui éveille sa curiosité : certes, il y a là des séquences d’ADN assez longues, correspondant à des gènes, comme dans tous les ­organismes ; mais aussi d’autres, beaucoup plus courtes, qui – là tient la nouveauté – se ­répètent plusieurs fois. A quoi correspondent ces répétitions ? « Nous n’en avions aucune idée, admet Mojica. Mais, en plongeant dans la littérature, je me suis aperçu que des Japonais avaient déjà fait la même observation sur la bactérie modèle E. coli. Une même structure chez deux organismes très éloignés : il y avait des chances que ce soit plus largement présent et que ça ne soit pas anodin. »

L’ADN des bactériophages

Et voilà Francis Mojica lancé dans l’œuvre de sa vie.Comme nombre de jeunes « docteurs », il se rend à Oxford pour une « parenthèse » de deux ans consacrée à l’étude d’une protéine d’E. coli. « Mais je ne supportais pas la pluie. » Retour à Alicante, donc. Et à Crispr. Qui ne s’appelle d’ailleurs pas Crispr. Lui a ­dénommé sa trouvaille SRSR (Short Regularly Space Repeat). Aux Pays-Bas, un autre jeune chercheur, Ruud Janssen, a fait des observations similaires. Il a baptisé la structure « Spider ». Les deux universitaires échangent des mails. Finalement, Mojica propose Crispr, pour « Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats », ce qui pourrait se traduire par « groupement d’éléments palindromiques courts répétés et régulièrement espacés ». « Ça sonnait bien, c’était complet, nous nous sommes mis d’accord », se souvient ­Mojica – ignorant alors que l’acronyme sonne encore mieux en anglais où il signifie « plus croquant », « précis », « net ».

Janssen publiera le nom en 2002. En passant en revue les génomes connus, l’Espagnol et le Hollandais découvrent des Crispr chez pas moins de quarante espèces de bactéries et d’archées. Une approche bio-informatique que Francis Mojica n’a pas vraiment choisie. « En rentrant d’Oxford, mon labo avait déménagé. Il n’y avait ni argent ni vraiment de place pour moi. Juste un ordinateur. Alors, j’ai étudié le phénomène sur ce versant-là. » En 2002, avec le premier financement obtenu, il analyse les séquences répétées dans les Crispr de différentes souches de bactérie E. coli. Puis il s’attaque aux groupes de bases qui les séparent. Et c’est en comparant ces « espaceurs » à l’ADN des bactériophages – ces virus qui attaquent les bactéries – qu’il fait « sa » découverte. « Je n’oublierai jamais. C’était en août 2003, il faisait horriblement chaud, je passais mon temps au labo, car c’était calme et climatisé. Dans une souche, j’ai vu un premier espaceur qui correspondait à un phage contre lequel la souche était justement résistante. Tout de suite, j’ai pensé que ça pouvait être un système immunitaire adaptatif. J’ai foncé à la plage dire à ma femme que j’avais découvert un truc incroyable. Je n’avais pas la preuve, mais j’en étais sûr. Je lui ai même parlé du Nobel. »

Immunité adaptative


Incroyable, en effet. Car si les mammifères disposent d’une telle immunité adaptative (les fameux anticorps), les organismes unicellulaires en sont, pense-t-on alors, dépourvus. Le scientifique espagnol passe en revue les Crispr disponibles et retrouve, à cinquante ­reprises, cette même « correspondance » entre un espaceur et une portion d’ADN phagique. Seul problème : ce que l’ADN suggère, il ne parvient pas à le reproduire en mettant en présence la bactérie et son phage. En novembre 2003, le journal Nature rejette son article. En janvier, Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) le repousse à son tour. Deux autres revues, à chaque fois un peu moins prestigieuses, déclinent. « Un des ­reviewers m’a avoué plus tard qu’il ne pouvait simplement pas y croire »… Finalement, c’est dans une publication mineure, Journal of ­Molecular Evolution, et après moult corrections, que l’article est publié, le 1er février 2005.

Il était temps ! Car deux autres équipes françaises planchent sur le sujet. A l’université d’Orsay, Gilles Vergnaud et Christine Pourcel poursuivent de tout autres motivations. Vergnaud s’est vu passer commande par le ministère de la défense du classement de bactéries de la peste, Yersinia pestis. « C’était après le 11 Septembre et les envois d’enveloppes d’anthrax, se souvient le chercheur. Il fallait se préparer à une ­attaque biologique. On nous avait confié l’ADN de soixante et une souches, issues d’une épidémie au Vietnam entre 1964 et 1966. » La comparaison est rapide, les empreintes génétiques sont toutes identiques sauf sur une zone : les Crispr. Les deux scientifiques décident donc d’analyser en détail cette petite zone sur leurs soixante et un échantillons, toujours dans l’optique d’un classement.

« Chasse gardée »


Mais c’est autre chose qu’ils découvrent : à ­savoir qu’avec le temps les séquences Crispr s’enrichissent de nouveaux fragments d’ADN successifs et que ceux-ci correspondent à des bactériophages répertoriés comme attaquant les bacilles de la peste. « Sous nos yeux, nous pouvions voir la construction de l’immunité des bactéries, même si l’expérience avait eu lieu quarante ans plus tôt », insiste Christine Pourcel.

Leur enthousiasme sera douché. Eux n’ont pas visé Nature. « C’est la chasse gardée de ­quelques équipes bien connues », soupire Christine Pourcel. PNAS ne se montre pas plus ­accueillant. Trois autres revues rejetteront le texte. Avant que Microbiology n’accepte de le publier, le 1er mars 2005.

C’est cette même revue qui, en septembre, publie le troisième article de la désormais fameuse trilogie de 2005. Il est signé par Alexander Bolotin et Dusko Ehrlich, deux chercheurs de l’Institut national de recherche agronomique (INRA). Leur objet d’étude : Streptococcus thermophilus, la bactérie du yaourt. Les premiers, ils en ont séquencé le génome. Puis l’ont étudié. Et, à leur tour, ils découvrent que les ­espaceurs des Crispr correspondent à des séquences de bactériophages. « On a alors étudié les génomes de bactéries déjà séquencés et on a retrouvé le même résultat, raconte Dusko Ehrlich. On s’est même rendu compte que plus il y avait d’espaceurs, plus la résistance aux phages augmentait… Nous avons donc écrit qu’il s’agissait probablement d’un système de protection. »

La bactérie « E. coli »

Pour aller plus loin, il faut non plus seulement analyser l’ADN, mais mettre véritablement en présence les bactéries et leurs virus. Tous y songent. Mojica a essayé, en vain. Il comprendra plus tard que, chez la bactérie E. coli, un autre système immunitaire domine Crispr. Vergnaud et Pourcel, de leur côté, ­demandent au ministère de la défense la possibilité de réaliser les expériences. « Mais on ne manipule pas la peste comme ça, dit Gilles Vergnaud. Il faut des installations spéciales. Le ­ministère a refusé. » Leurs dossiers devant l’Agence nationale de la recherche connaîtront le même sort. Quant à l’équipe de l’INRA, elle dispose bien de quelques souches de S. thermophilus mais trop peu, et encore moins des collections de phages nécessaires pour ­conduire l’expérience. Elle fait alors appel aux industriels. Nestlé exige la propriété intellectuelle en cas de découverte ; son concurrent, le groupe de biotechnologie Danisco, refuse. « Nous avons donc renoncé. L’année suivante, nous avons compris », déclare Dusko Ehrlich.

En février 2007, une équipe franco-canadienne conduite par des chercheurs de ­Danisco publie dans Science un article, qui, cette fois, fait grand bruit : la démonstration expérimentale de l’existence d’un système immunitaire adaptatif chez les bactéries. Crispr-Cas9 sort de la préhistoire. Une nouvelle aventure commence.

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Des ciseaux dans le yaourt

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 26.07.2016 Par Nathaniel Herzberg
Un gros bourg agricole de 3 500 habitants, comme la France en compte tant. Sur l’atlas mondial de Crispr-Cas9, ce système révolutionnaire d’édition des génomes, Dangé-Saint-Romain (Vienne) tient une tout autre place. Une position éminente, même, entre San Francisco, Boston, Vienne et Paris. C’est en effet d’ici qu’entre 2005 et 2007 a été coordonné le programme de recherche qui a apporté la preuve expérimentale de l’existence d’un système immunitaire adaptatif chez les bactFMoiéries, prélude à la révolution Crispr-Cas9, cet outil qui bouleverse aujourd’hui la biologie mondiale.

Pourquoi ici ? « Parce qu’il y avait une laiterie, sourit Philippe Horvath, chercheur au centre de recherche de la multinationale de l’agroalimentaire et de la chimie DuPont. En 1964, un ingénieur y a créé une petite entreprise de ferments qui a grossi, a été rachetée par Rhône-Poulenc, puis par Danisco, avant qu’en 2011 ­DuPont rachète Danisco. Aujourd’hui, nous exportons partout. Un yaourt sur deux et un fromage sur trois produits dans le monde contiennent des ferments qui viennent de chez nous. »

Le rapport avec le système immunitaire des bactéries ? Pédagogue, Philippe Horvath ­revient aux bases : « Les ferments, ce sont des bactéries. Sans elles, pas de fromage, le lait reste du lait. Or, les bactéries ont un ennemi mortel : les virus, plus précisément les bactériophages. Ça fait douze mille ans qu’on utilise l’acidification pour conserver les produits laitiers. La technique s’est améliorée : chaque ferment ­contient plusieurs bactéries et produit sa propre texture, son acidité, son goût… Mais tout ça reste une course de vitesse entre bactéries et phages, à qui s’adaptera plus vite à l’autre. Mon rôle, c’est d’aider les bactéries. »

En 2000, le jeune docteur de l’université de Strasbourg débarque ainsi à Dangé-Saint-Romain avec pour mission d’utiliser les outils de la biologie moléculaire pour classer les quelque 13 000 souches bactériennes maison. La tâche est vaste, il tâtonne. Deux ans plus tard, il présente un « poster » lors d’un congrès sur les bactéries lactiques aux Pays-Bas. A côté de lui, un ingénieur de recherche de l’Institut national de recherche agronomique (INRA), Alexander Bolotin, affiche lui aussi son travail : le premier séquençage du génome de la bactérie du yaourt Streptococcus thermophilus. En 2005, il signera un des trois articles suggérant l’existence d’un système immunitaire adaptatif chez les bactéries. « Ils avaient déjà mis en évidence dans l’ADN les séquences répétées du Crispr et, entre elles, les espaceurs, tous différents », se souvient Philippe Horvath.

Le brouillard se lève

Après le rachat par le géant danois des biotechnologies Danisco, le centre de recherche hérite, à l’hiver 2004, d’un séquenceur d’ADN. Philippe Horvath commence donc à établir la carte d’identité génétique des souches bactériennes et des phages conservés au laboratoire. Il sait quelle bactérie résiste à quel phage. Aussi l’évidence s’impose-t-elle : les bactéries résistantes portent dans leur Crispr des séquences correspondant précisément aux phages auxquels elles échappent. Publier immédiatement ? En Espagne et en France, le même constat a déjà été réalisé « in silico », autrement dit à partir de l’ADN conservé dans les bases de données informatiques. « Surtout, nous sommes des industriels, rappelle Philippe Horvath. La priorité, c’était le brevet. » En août 2005, Danisco dépose donc devant l’Office américain des brevets (US Patent and Trademark Office, ou USPTO) une demande d’homologation d’un système d’« utilisation » de Crispr pour ­offrir aux bactéries une résistance aux phages.

La procédure donne un an à l’entreprise pour étoffer et nourrir d’exemples son invention. La tâche est lourde. Philippe Horvath dispose de l’équipe de Dangé mais aussi d’un jeune scientifique français tout juste embauché par Danisco dans son centre de recherche américain, à Madison (Wisconsin) : Rodolphe Barrangou. Aujourd’hui professeur à l’université de Caroline du Nord, il se souvient : « On a altéré le ­contenu Crispr de certaines souches bactériennes. Quand on ajoutait l’ADN phagique, on vaccinait la cellule. A l’inverse, quand on le retirait, la bactérie perdait sa protection. Et quand on échangeait les espaceurs entre deux bactéries, on échangeait aussi leur résistance. »

Autant de manipulations qu’il convient de réaliser sur plusieurs souches. L’équipe française comprend qu’elle ne tiendra pas les ­délais imposés par l’administration américaine. Elle fait donc appel à Sylvain Moineau, professeur de microbiologie à l’université Laval de Québec spécialiste des phages et collaborateur régulier de Danisco. Le brevet définitif est déposé en août. Puis ils s’attellent ensemble à la rédaction d’un article scientifique, transmis en octobre 2006, à la revue Science. « Je n’y croyais pas vraiment, se souvient ­Rodolphe Barrangou. Un papier sur la bactérie du yaourt, écrit par une boîte privée… Ce que je ne savais pas, c’est que Jill Banfield, une formidable scientifique de Berkeley, unanimement reconnue, avait envoyé un papier sur le même sujet deux semaines avant. Le sien était moins complet. Grâce à elle, le nôtre a été pris… » Et encore… Deux des trois scientifiques indépendants chargés d’évaluer le texte s’opposent à sa publication. L’éditeur offre une seconde chance aux auteurs, qui étoffent leur copie. Un des reviewers bascule. L’article paraît le 23 mars 2007.

Cité, depuis, dans plus de mille publications scientifiques, il marque la « première révolution Crispr », comme le milieu aime à la nommer. Pour les biologistes, c’est la démonstration, deux ans après la formulation de l’hypothèse, de l’existence d’une immunité adaptative des organismes unicellulaires. Pour les généticiens et biochimistes, le coup d’envoi d’une nouvelle épopée : comprendre Crispr. Car si l’acquisition de portions de génome d’un virus a déjà été largement décrite chez nombre d’organismes vivants – de la bactérie à l’homme –, le fonctionnement du nouveau vaccin génétique reste un mystère. Comment la bactérie reconnaît-elle son ennemi ? Comment le combat-elle ?

A travers le monde, une nouvelle communauté voit le jour. Avec ses têtes d’affiche et sa messe annuelle : la réunion Crispr. En 2008, ils sont une trentaine à répondre à l’invitation de Jill Banfield et Rodolphe Barrangou à Berkeley. « C’était le Noël des chercheurs, se souvient Sylvain Moineau. On était comme des enfants devant l’arbre. On découvrait les cadeaux apportés par les autres. » « Etre invité en Californie pour parler de mon petit sujet qui intéressait des gens aussi éminents, c’était incroyable », renchérit l’Espagnol Francis Mojica, auteur, en 2005, du premier article envisageant une immunité acquise des bactéries.

Peu à peu, le brouillard se lève. En 2008, le Néerlandais John van der Oost fait un premier pas. Il montre comment l’ARN messager (qui transporte l’information contenue dans l’ADN) de la bactérie est coupé en petits morceaux (crRNA), qui s’associent à des protéines pour aller chasser les virus ennemis. Il parvient également à programmer une bactérie afin de lui apporter la résistance à un phage donné.

Quelques mois plus tard, deux chercheurs de Chicago, l’Argentin Luciano Marraffini et son directeur de laboratoire, l’Américain Erik Sontheimer, montrent que Crispr répond aux virus mais aussi aux plasmides, ces bouts d’ADN porteurs de traits particuliers, comme la résistance aux antibiotiques. Ils apportent également une preuve indirecte que c’est l’ADN des virus qui est visé par le système, et non l’ARN, comme la plupart des chercheurs le pensaient jusque-là. Dans la conclusion de l’article qu’ils publient dans Science, ils affirment enfin, prophétiques, que Crispr « pourrait avoir une utilité considérable, surtout si le système devait fonctionner hors de son contexte bactérien ».

Le sprint final

Le Canadien Sylvain Moineau a poursuivi sa quête. Dans un premier article, en 2008, il établit l’importance de minuscules morceaux d’ADN qu’il baptise PAM (protospacer adjacent motif). La bactérie en est démunie. Le virus, au contraire, en contient toujours, de part et d’autre de la séquence visée. Moineau essaie de les retirer, la défense cesse d’opérer. Leur raison d’être, conclut-il ? Eviter que Crispr, dans une poussée suicidaire, ne s’attaque à l’ADN de la bactérie elle-même. Car c’est bien l’ADN qui est directement visé par le système. Moineau et ses collègues en apportent la preuve, en 2010, par une observation directe, cette fois.

Il manque encore une dernière pièce. Française installée à Vienne, Emmanuelle Charpentier l’apporte lors de la réunion Crispr d’octobre 2010, à Wageningen (Pays-Bas). Elle y annonce qu’un autre type de petit ARN (baptisé tracrRNA) est indispensable aux ­bactéries pour couper leur ARN et lancer la chasse aux virus décrite par van der Oost deux ans auparavant. Ses résultats seront ­publiés dans Nature en 2011.

Le puzzle est désormais prêt, il reste à l’assembler. Sortir le système de la bactérie pour réaliser ce que tout le monde commence à ­entrevoir : un outil d’édition du génome, dont personne ne mesure toutefois la portée. C’est le sprint final. Sauf qu’à ce petit jeu, tous ne partent pas à égalité. D’abord parce que chaque bactérie a son Crispr, plus ou moins sophistiqué. Escherichia coli, chère à John van der Oost, utilise un complexe de cinq protéines. Staphylococcus epidermidis, qu’étudient Marraffini et Sontheimer, pas moins de neuf. A l’inverse, Charpentier, avec Streptococcus pyogenes, et Moineau, avec son S. thermophilus, ont hérité d’un Crispr dit de type 2, avec une seule et unique protéine : Cas9. « Là, c’est sûr, on a eu un peu de chance », admet la chercheuse française.

Enfin il y a les hasards des intérêts, des carrières et des financements. Moineau le dit sans détour : « Je n’ai pas mesuré le potentiel. » « J’étais un peu trop occupé à monter mon propre labo », dit Luciano Marraffini, aujourd’hui à l’université Rockefeller, à New York. A Chicago, Erik Sontheimer veut basculer sur le type 2. Mais en cette période de « vaches maigres », il peine à embaucher des postdocs et à disposer du matériel nécessaire. Dès janvier 2009, il a fait une demande de bourse aux National Institutes of Health sur le créneau « haut risque, haut potentiel ». Il essuie un refus. Ses demandes en mars et novembre 2010 auprès de la Fondation Bill Gates resteront aussi infructueuses : « J’en ai décroché beaucoup d’autres dans ma carrière, mais c’était les trois meilleurs dossiers et ils ont été rejetés… »

En juin 2012, le coup de tonnerre finit par ­retentir. Science publie le fruit d’une collaboration entre les laboratoires d’Emmanuelle Charpentier et de la biologiste de l’université de Californie à Berkeley Jennifer Doudna. Elles y décrivent la première reconstitution de Crispr-Cas9 in vitro. Une protéine unique, deux ARN programmables – et même un seul, grâce à une astucieuse manipulation afin de choisir sa cible : la possibilité d’intervenir sur le ­génome de différents types de cellules avec une facilité et une précision jusqu’ici inégalée, assurent-elles. Deux étoiles viennent de naître, prêtes à partir à l’assaut du firmament.

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Les nouvelles icônes de la biologie

LE MONDE | 01.08.2016 Par Nathaniel Herzberg

Amateurs de sciences, vous ne pouvez les avoir ratées. Les nouvelles icônes de la biologie, ses Thelma et Louise. Depuis trois ans, elles accumulent les prix comme un écureuil les noisettes. « Trente-cinq, avec les titres honorifiques, à croire qu’ils manquent de candidats », sourit Emmanuelle Charpentier. « Je ne compte plus, ce n’est pas ça l’important », ajoute Jennifer Doudna. Cantonnées quelque temps aux rubriques scientifiques, elles ont conquis les pages économiques ou « portrait » des grands (et moins grands) journaux, et jusqu’au palmarès des 100 femmes les plus influentes du monde du magazine Time.

Beaucoup les admirent ; autant les jalousent. Parce qu’elles symbolisent une pipolisation de la société qui n’épargne plus le monde de la recherche, regrettent les seconds ; qu’elles laissent dans l’ombre d’autres collègues aussi méritants mais moins « vendables » ; que Crispr-Cas9, leur étendard, passera de mode. Au contraire, répliquent les premiers, elles offrent un modèle de réussite aux jeunes filles avides de sciences, encore trop peu nombreuses à oser faire carrière. Surtout, elles ont changé la donne de la biologie. Plus que des braqueuses, des révolutionnaires.

Une protéine exceptionnelle

Leur fait d’armes : avoir inventé les ciseaux moléculaires. Ou plus précisément avoir utilisé le système immunitaire adaptatif des bactéries, découvert cinq ans auparavant, pour élaborer un outil de manipulation génétique hors du commun. Le paysage n’était, il est vrai, pas tout à fait vierge. Au milieu des années 1960, des scientifiques avaient découvert que certains enzymes (dits « de restriction ») pouvaient couper l’ADN de certaines cellules à… certains endroits. Un catalogue s’est peu à peu construit, largement utilisé dans les laboratoires de biologie. Encore fallait-il avoir la chance de trouver chaussure (enzyme) à son pied (gène étudié). Au tournant du XXIe siècle, trois techniques marquaient un nouveau progrès. Les « méganucléases », les « nucléases à doigts de zinc » et les « TALENs » permettaient de couper le génome à peu près là où on le souhaitait. Mais le sur-mesure a ses défauts : son coût et sa lenteur d’exécution. En l’occurrence, chaque gène visé imposait la construction d’une protéine spécifique adaptée à la coupe.

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Infographie: Crispr-Cas9, arme bactérienne devenue outil génétique

Crispr-Cas9 offre la précision du sur-mesure et la simplicité, la rapidité et le coût du prêt-à-porter. La clé ? Une protéine exceptionnelle, Cas9, capable de couper presque n’importe quoi n’importe où, à condition d’être bien guidée. Pour cela, il suffit de lui adjoindre la portion d’ARN correspondant à la séquence d’ADN visée sur la cible, autrement dit une succession de paires de bases (souvenez-vous de vos cours au lycée, A, T, C, G…). D’une construction d’un volume en 3D, on passe à la confection bien plus simple d’une structure à… une dimension. Ce qui prenait un an à être réalisé prend désormais une semaine. Beaucoup moins cher, donc. Et encore plus fiable. Si l’on ajoute que le dispositif fonctionne chez les bactéries comme chez les plantes, chez les souris comme chez les hommes, on en mesure le potentiel.

Nous l’avons vu, de nombreuses mains ont contribué à la recette, rassemblé les ingrédients, préparé le biscuit et la garniture. Mais deux pâtissières – et leurs commis – ont, les premières, sorti le gâteau du four, ce 28 juin 2012, et publié leur exploit dans un magazine de cuisine d’un genre particulier : l’éminente revue Science.

Un article explosif

Difficile pourtant d’imaginer deux personnes plus dissemblables. La blonde aux yeux bleus, grandie à Hawaï dans une famille d’universitaires ; et la brune aux yeux sombres, élevée en banlieue parisienne dans un milieu « ouvrier, catholique, engagé syndicalement et politiquement ». L’une a mené une carrière rectiligne, entourée de Prix Nobel (son directeur de thèse, son responsable de postdoc…), et n’a pas lâché son bureau avec vue sur le Golden Gate Bridge depuis qu’elle a créé son laboratoire, en 2004, à l’université de Berkeley ; l’autre a quitté la France après sa thèse à l’Institut Pasteur et n’a cessé depuis de bouger, Etats-Unis, Autriche, Suède, Allemagne…

Jennifer Doudna achève son déjeuner (avec son mari, chercheur lui aussi, et son jeune fils) dans un grand hôtel parisien, où elle est venue recevoir un prix, avant de vous accorder une heure quinze d’entretien, comme prévu. Emmanuelle Charpentier vous fait dire qu’elle n’aura qu’une heure à vous consacrer et vous garde trois heures dans son bureau berlinois du Max Planck Institute, entre ordinateurs flambant neufs et archives encore emballées dans des cartons, six mois après l’installation.

«
Chez moi, c’est pire, je n’ai toujours pas de cuisine, juste une plaque électrique, soupire-t-elle. Je vis seule, je n’ai pas d’enfants, je peux me le permettre. »


Leur rencontre ? Au cours d’un congrès en mars 2011, à Porto Rico. Figure de la biologie américaine, connue pour avoir décrit la structure 3D de plusieurs composants essentiels, Jennifer Doudna a déjà rédigé plusieurs articles sur Crispr. Franc-tireur de la discipline, tombée dans la croustillante marmite à la faveur d’une étude sur la bactérie Streptococcus pyogenes (ou streptocoque A) – responsable de banales angines mais aussi d’infections mortelles faisant 500 000 morts par an –, Emmanuelle Charpentier y a fait une entrée retentissante en publiant, quelques semaines plus tôt dans Nature, un article explosif : la description de la pièce manquante du puzzle, un petit ARN baptisé tracrRNA, indispensable à la bactérie pour affronter les virus ennemis. Les deux femmes se sont lues, jamais rencontrées.

C’est le Néerlandais John van der Oost, l’un des pionniers de la communauté, qui assure les présentations. Un premier café, puis un dîner. « Ensuite, nous avons marché dans les ruelles pavées de San Juan et parlé de nos travaux, se souvient Jennifer Doudna. Son intensité, sa passion étaient impressionnantes. Très vite, nous avons pris conscience qu’une collaboration pouvait être fructueuse. Son labo avait une véritable expertise dans les bactéries, moins en biochimie des protéines ; le mien, c’était l’inverse. » La version d’Emmanuelle Charpentier est plus clinique : « J’avais besoin d’un spécialiste des structures. Mon collaborateur habituel n’avait pas d’argent pour ce projet. Je l’ai proposé à Jennifer. »
Le hasard fait bien les choses

L’objectif est clair : reconstituer le système in vitro. Sortir chaque élément de la bactérie – le « purifier », comme on dit –, puis les rassembler sous les conditions optimales dans un tube à essai et montrer qu’ils attaquent alors l’ADN cible. Une manière de s’assurer qu’aucune pièce du puzzle ne manque. Mais aussi, et surtout, de proposer le fameux outil d’édition du génome.

Pas question pour les deux biologistes de s’installer à la paillasse. Dans les laboratoires, les manipulations sont réalisées par des étudiants ou de jeunes chercheurs. Chacune choisit donc son champion. « On regarde qui est intéressé, mais surtout qui est libre », explique Jennifer Doudna. Et comme souvent, le hasard fait bien les choses. En Californie, il désigne Martin Jinek, un jeune Tchèque diplômé en Allemagne qui vient de boucler un premier postdoc dans le laboratoire américain. Chez la Française, c’est Krzysztof Chylinski, arrivé de Pologne en 2008, devenu un des piliers des travaux sur Crispr, qui hérite de la charge. « J’ai grandi à quelques kilomètres de la frontière, je parle polonais, raconte Jinek. Même si pour les sciences on utilisait l’anglais, il y avait tout le reste. » « Une question de mentalité, renchérit Chylinski. On a grandi avec les mêmes dessins animés, on a une culture commune. Ça a tout de suite accroché. »

Commencent d’intenses échanges « par Skype », raconte Chylinski. Entre les deux équipes, bien sûr, mais aussi entre le jeune Polonais et sa responsable. Emmanuelle Charpentier a en effet quitté Vienne pour Umea, dans le nord de la Suède, où elle a accepté un nouveau poste. L’étudiant est resté dans la capitale autrichienne, hébergé dans un labo voisin. « Skype et FedEx », corrige Jinek. Chacun purifie en effet ses éléments – protéines pour les uns, ARN pour les autres – puis les envoie à l’autre, protégés dans de la glace carbonique. Avec quelques aléas. « Un colis est resté bloqué deux jours à Paris… », se souvient Jinek.

« D’autres étaient forcément dans la course »

Collaboration parfaite ? Presque… Emmanuelle Charpentier admet ne pas avoir tout de suite révélé que son cher tracrRNA servait non seulement à lancer la reconnaissance des cibles mais aussi à porter l’estocade. « Cris [Krzysztof Chylinski] l’avait trouvé dès 2011, sourit-elle, mais je lui avais interdit de le dire. Nous n’avions pas la puissance de feu des labos américains, nous risquions d’être doublés. » Pendant plusieurs semaines, Martin Jinek se demandera pourquoi sa protéine Cas9 ne coupe pas l’ADN ennemi. Le labo européen finira par vendre la mèche.

C’est qu’il y a urgence. « D’autres étaient forcément dans la course », rappellent-ils. Ils ignorent alors qu’une équipe européenne les a même doublés. Virginijus Siksnys, brillant biologiste lituanien, collabore depuis 2007 avec les Français Philippe Horvath et Rodolphe Barrangou, ceux-là mêmes qui ont démontré le rôle de Crispr dans l’immunité des bactéries. Le 6 avril 2012, ils transmettent un article à la revue Cell. La reconstitution du système in vitro qu’ils y présentent « ouvre la voie à un dispositif universel » d’ingénierie du génome, écrivent-ils. Cell rejette l’article pour « manque d’originalité ». Comme le fera son petit frère, Cell Report, le mois suivant.

Quatre ans plus tard, la rédaction de Cell admet un manque de discernement et indique au Monde que l’article s’est « révélé très important ». La revue PNAS sera plus clairvoyante. Mais pas bien pressée. Le manuscrit qu’elle reçoit le 21 mai tombe dans un trou noir de plusieurs semaines. Accepté le 1er août, l’article paraît en ligne le 4 septembre.

Edition des génomes

Entre-temps, le duo féminin a envoyé son manuscrit, le 8 juin, à Science. La revue américaine en mesure immédiatement l’importance, traite le texte en urgence. Accepté le 20 juin, il est publié en ligne le 28 juin, avec les conséquences que l’on connaît.

« Je ne saurai jamais ce qui s’est passé, commente sobrement Virginijus Siksnys. Je suis humain : j’ai été surpris et déçu. Pour l’essentiel, les articles disaient la même chose. »
Pour l’essentiel… Mais le diable, s’il n’a pas ralenti l’article du Lituanien, lui a caché quelques détails. L’équipe de Siksnys n’a, en réalité, pas mesuré l’importance de tracrRNA dans la phase de coupe de l’ADN. En outre, Martin Jinek est parvenu à fusionner les deux ARN en un, simplifiant du même coup l’outil. « C’est leur coup de génie », admet, bon perdant, Philippe Horvath.

La publication dans Science signe la deuxième révolution Crispr, celle de l’édition des génomes. Modifier les bactéries, les plantes, les animaux, les cellules humaines… Cette fois, c’est une course de masse qui démarre. Un marathon scientifique viral, où le nombre d’articles publiés double chaque année (129 en 2012, près de 1 000 en 2015). Rêves de Nobel, rêves de richesse aussi, avec une bataille sans merci autour de la propriété intellectuelle des futures applications. La « folie Crispr » a commencé.

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Re: La saga CRISPR/CAS

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La guerre des brevets

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 08.08.2016 à 17h51 | Par Nathaniel Herzberg (Berlin, envoyé spécial) et Hervé Morin (Cambridge et Boston (Massachusetts), envoyé spécial)

« Bienvenue à Addgene, l’Amazon des plasmides ! » A quelques « blocs » du célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Cambridge, Joanne Kamens dirige avec un enthousiasme communicatif cette société sans but lucratif, qui se trouve au cœur de la révolution de l’édition des gènes. Addgene s’est en effet donné pour mission de recueillir et distribuer entre chercheurs académiques les molécules qui permettent de faire du couper-coller génétique. Ces outils moléculaires prennent la forme de plasmides, des anneaux d’ADN capables de ­réplication autonome au sein de bactéries.

Addgene gère un bestiaire de près de 50 000 de ces microscopiques rubans d’information qui, mis dans l’environnement adéquat, peuvent à volonté couper un gène, le faire taire ou s’exprimer, lui adjoindre une séquence nouvelle, bref, bricoler le vivant. En ce jour de juillet, dans la salle d’expédition, 550 petits paquets sont sur le départ vers des laboratoires du monde entier. « En juin, nous avons envoyé 12 500 plasmides, c’est notre meilleur chiffre », se réjouit Joanne Kamens.

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La salle d’expédition d’Addgene, à Cambridge (Massachusetts), qui distribue dans le monde entier des outils moléculaires d’édition des génomes.

Créé en 2004, Addgene a accompagné la montée en puissance de l’ingénierie des génomes, aujourd’hui dominée par le système Crispr-Cas9. « Il y a cinq ans, nous étions 18, nous sommes 60 aujourd’hui », dit Joanne Kamens. La croissance de la société suit la demande : elle facture 65 dollars par plasmide, hors frais de port. « Nous avons envoyé 60 000 plasmides Crispr à 20 000 laboratoires académiques dans 85 pays », dénombre Joanne Kamens, qui tient aussi le compte de ceux qui confient à Addgene ces précieux outils biologiques. La France n’est qu’au huitième rang, avec 400 dépôts, « ce qui est trop bas ». L’ancienne chercheuse salue en revanche le sens du partage de Feng Zhang, du Broad Institute voisin, mais aussi de George Church (Harvard) ou Jennifer Doudna (université de Californie Berkeley). « La Française Emmanuelle Charpentier n’a rien déposé, mais elle m’a promis de le faire maintenant qu’elle est installée à Berlin. »

Addgene est donc un lieu de partage quasi universel, alors qu’à deux pas une guerre de brevets fait rage entre instituts rivaux et start-up qui en sont l’émanation. « Dieu merci, nous n’échangeons qu’avec les laboratoires ­académiques et n’avons pas à nous soucier de ces histoires de brevets ! », se félicite Joanne ­Kamens, qui connaît tous les acteurs impliqués et sait le terrain miné.

Crispr est devenu un enjeu de prestige – qui aura le Nobel ? – mais aussi économique – à qui les royalties des retombées agronomiques et pharmaceutiques ? Les chercheurs à l’origine de sa découverte et de son amélioration ont tous fait des demandes de brevets, avant de publier leurs résultats dans les grandes revues scientifiques. A première vue, les choses semblent limpides : les équipes de Jennifer Doudna et d’Emmanuelle Charpentier sont les premières à avoir décrit (en juin 2012 dans la revue Science) la façon dont Crispr et une protéine associée, Cas9, pourraient permettre d’éditer les génomes de façon ciblée et programmable. Elles coiffaient sur le poteau plusieurs équipes, mais la course continuait : au cours des mois suivants, d’autres laboratoires, dont celui de Feng Zhang et George Church, montraient comment le système fonctionnait chez les plantes, les animaux et l’homme.

Les perspectives commerciales devenaient évidentes, sur la base d’une propriété intellectuelle encore indécise. Voici le récit que fait Emmanuelle Charpentier de cette période qu’elle qualifie de « sanglante », au cours de laquelle elle était passée de l’université de Vienne (Autriche) à celle d’Umea (Suède), avant d’atterrir à Berlin : « L’université de Berkeley a proposé de s’occuper du brevet, ils ont fait une analyse d’invention pour essayer de me ­sortir du jeu et rester seuls avec l’université de Vienne. Mais selon la loi suédoise, j’ai la propriété intellectuelle de mon invention, que j’ai conservée. Ces manœuvres nous ont fait perdre du temps. Ils auraient mieux fait de lutter ­contre le Broad Institute. J’ai monté Crispr Therapeutics parce que j’ai toujours rêvé de faire une découverte qui pourrait soigner des gens. J’ai proposé qu’on fasse tout à trois, avec Jennifer et Feng. Jennifer a répondu non. Feng était intéressé, mais on avait des choix d’investisseurs ­différents. Et ils ont créé Editas ensemble. Puis quand la bagarre sur les brevets a commencé, Jennifer a quitté Editas pour créer Intellia. »

En avril 2014, l’Office américain des brevets (USPTO) crée en effet la surprise en accordant les premiers brevets sur Crispr à Feng Zhang, au Broad Institute et au MIT. Jennifer Doudna et Emmanuelle Charpentier pensaient avoir la priorité, mais le Broad Institute, qui a déposé les demandes de brevets de Zhang le 12 décembre 2012, les a fait passer sur le dessus de la pile en payant un forfait plus onéreux. Etoile montante du domaine, Feng Zhang, arrivé de Chine dans l’Ohio avec ses parents à 11 ans, s’est passionné pour la biologie à l’adolescence – « pas à l’école, mais dans des cours du dimanche », raconte-t-il. Quand il entend parler de Crispr en 2011, il a déjà derrière lui des percées dans l’optogénétique – une technique d’activation sélective des cellules par la lumière. Il se jette illico dans la course Crispr. A 34 ans, ­encore parfois pris pour un étudiant par ses confrères, il assure sans ciller « ne pas s’intéresser beaucoup aux brevets »…

Ses rivaux se sentent dépossédés. La plus ancienne demande de brevet sur le sujet a été déposée aux Etats-Unis en septembre 2008 par la Northwestern University (Chicago) au nom d’Erik Sontheimer et Luciano Marraffini – qui l’ont depuis abandonnée. En mars 2012, c’est au tour de Virginijus Siksnys et ses collègues de l’université de Vilnius (Lituanie), avant Jennifer Doudna et Emmanuelle Charpentier en mai 2012, l’équipe de Jin-Soo Kim de ToolGen (Corée du Sud) en octobre de la même année, et la société américaine Sigma-Aldrich Corporation, en décembre. George

Pour compliquer les choses, les règles d’octroi des brevets ont changé aux Etats-Unis en 2013, passant d’un système de ­« premier à inventer » fondé sur la capacité à « réduire un concept à une pratique » à un principe de « premier à déposer la demande », comme en Europe.

Bras de fer

Le 11 janvier, l’USPTO annonce qu’une procédure a été lancée à l’encontre des brevets de Zhang par les alliées Jennifer Doudna et Emmanuelle Charpentier et les universités de Ber­keley et de Vienne. La guerre, jusqu’ici larvée, est déclarée ! Au Broad Institute, on assure que la propriété intellectuelle de Feng Zhang est fondée sur des travaux entamés en 2011, dont les résultats ont été publiés début 2013 dans Science. Mais les cosignataires de ces travaux, dont Marraffini (par ailleurs fondateur d’Intellia avec Jennifer Doudna), ne figurent pas sur le brevet principal, ce qui là aussi pourrait être source de litiges futurs. Est-ce parce que sa collaboration avec Zhang a commencé en 2012, ce qui ne cadrerait pas avec une invention prétendument datée de 2011 ? Certains s’étonnent que le Broad Institute, pourtant expert en brevets, ait attendu décembre 2012 pour protéger une telle découverte. La procédure d’interférence pourrait être soldée en 2017, et d’autres contestations surgir.

Trois jours après l’annonce de la contestation de ces brevets, paraît le 14 janvier dans la revue Cell un article d’Eric Lander, directeur du Broad Institute, qui décrit « les héros de Crispr » – sans mentionner que son institut est engagé dans un bras de fer sur sa propriété intellectuelle. Son long et brillant récit décrit des acteurs jusqu’ici méconnus des avancées qui ont permis de faire d’un système immunitaire bactérien un outil révolutionnaire d’édition du génome. Mais beaucoup y voient un exercice habile de dilution des contributions d’Emmanuelle Charpentier et de Jennifer Doudna et de promotion de son protégé Feng Zhang. Eric Lander s’en défend : « Ouvrir la focale dilue tout autant la contribution de mon institut que celle de Berkeley… » Son article n’aurait en outre aucune chance d’influencer l’USPTO : « Ce conflit sur les brevets porte uniquement sur ce qu’il y a dans les carnets d’expérience de l’année 2012. D’un point de vue légal, personne n’a rien à faire de ce que je peux écrire en 2016. »

Des milliards de dollars en jeu

Il n’empêche, Emmanuelle Charpentier, Jennifer Doudna et George Church font savoir que cette version de l’histoire leur semble biaisée. Depuis lors, les protagonistes ont eu l’occasion de se croiser lors de congrès et de remises de prix (parfois partagés), et les sourires sont toujours de mise. Mais les tensions demeurent, d’autant plus grandes que des milliards de dollars sont en jeu.

Un récent article de l’agence Bloomberg énumérait les montants levés par les principaux acteurs : Editas Medicine (Zhang) a perçu 94,4 millions de dollars (84 millions d’euros) lors de son introduction en Bourse (IPO) et pèserait 900 millions de dollars sur le marché. Intellia Therapeutics (Doudna-Marraffini) vaut autant en Bourse, après une introduction à 112,9 millions de dollars. Chez Crispr Therapeutics (Charpentier), la vente d’actions a rapporté 198 millions de dollars, et les partenariats pharmaceutiques (Bayer notamment) sont évalués à 440 millions de dollars. Caribou Bioscience (Doudna) a levé 30 millions de dollars, mais passé des accords avec des acteurs de la génétique animale et végétale (DuPont-Pioneer). Des montants toujours plus élevés.
NgAgo, un nouveau système développé à l’université du Hebei, en Chine, et décrit pour la première fois en mars, affole les laboratoires

L’incertitude sur la propriété intellectuelle n’empêche pas ces compagnies d’avancer, au risque d’offrir in fine au camp qui gagnera le brevet principal une solide prise sur leur activité. Pourtant Rodger Novak, directeur général et fondateur de Crispr Therapeutics, même s’il est persuadé du bon droit d’Emmanuelle Charpentier, estime que les choses se décanteront dans les prochains mois : « L’issue ne sera probablement pas du type “un seul gagnant rafle la mise”. Il y aura des licences croisées, des partages de royalties. » C’est aussi le sentiment d’Eric Lander et de George Church : « Dès lors que l’on touche à des technologies avancées, comme les smartphones, il faut des douzaines, voire des centaines de brevets pour les faire fonctionner », rappelle ce dernier.

Pour le Nobel, où trois récipiendaires au maximum peuvent être primés, la compétition est elle aussi ouverte. En octobre 2015, à la veille de l’annonce du Karolinska Institute, à Stockholm (Suède), les rédactions ont eu la surprise de recevoir un communiqué d’une agence de communication leur indiquant que, au cas où, Emmanuelle Charpentier serait disponible pour des entretiens. Mais Crispr n’a pas été couronné – peut-être en raison de la bataille d’antériorité en cours.

Ces conflits de pater (mater)nité ne seront qu’une étape. Crispr, qui a fait vaciller les tenants des technologies précédentes, est à son tour défié. NgAgo, un nouveau système développé à l’université du Hebei, en Chine, et décrit pour la première fois en mars, affole les laboratoires, certains doutant même déjà de son efficacité. « On nous a mis au défi de le distribuer, raconte Joanne Kamens. Eh bien, 350 laboratoires l’ont déjà reçu, grâce à nous ! Et ont commencé à l’évaluer. » Avec ou sans brevets, la science des génomes continue sa course !

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Jusqu’où manipuler le vivant ?

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 15.08.2016 Par Simon Leplâtre (Shanghaï, correpondance), Nathaniel Herzberg et Hervé Morin

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Les deux premiers primates dont le génome a été modifié grâce à Cripsr-Cas9 sont ces deux petits macaques, nés dans un laboratoire chinois en 2013.

La saga Crispr-Cas9 5|6 Leurs grands yeux écarquillés ont fait le tour du monde. Début 2014, la revue Cell dévoile la naissance des deux premiers primates dont le génome a été modifié grâce à Cripsr-Cas9, une toute nouvelle technique d’édition de l’ADN.

Ces macaques sont nés en Chine. Xingxu Huang (université de Nankin) et ses collègues espéraient modifier simultanément trois gènes cibles. Au final, à partir de 180 embryons génétiquement modifiés, ils ont procédé à 83 implantations dans des mères macaques porteuses, qui ont donné lieu à dix grossesses, dont une seule a abouti à la naissance des deux adorables petits singes – porteurs de deux mutations sur les trois escomptées.

Deux ans après « Lingling et Mingming vont très bien », assure Weizhi Ji, ancien directeur du zoo de Kunming (Yunnan), membre de l’Académie des sciences de Chine. Il a participé à l’expérience, qui visait à développer des modèles plus réalistes de maladies neurodégénératives humaines. « On continue à les observer de près, pour savoir si Crispr a des effets négatifs à long terme. Nos expériences continuent. Nous avons fait de nouvelles avancées, mais je ne peux pas vous en dire plus pour l’instant », dit-il.

Cette percée démontrait à la fois le formidable potentiel de Crispr-Cas9 et les limitations qui restaient à surmonter. Avec cette modification génétique de primates, celle de l’homme semblait plus que jamais à portée de main. Et l’expérience confirmait que l’ensemble du règne animal était désormais un terrain de jeu pour appliquer cet outil d’édition des génomes.
Intervenir directement sur l’ADN

Depuis l’invention de l’agriculture il y a 12 000 ans environ, l’homme influence le destin génétique des bêtes et des plantes, en sélectionnant les individus porteurs de mutations qui lui semblent avantageuses génération après génération.

Mais, depuis le début des années 1970, il dispose d’outils pour intervenir directement sur leur ADN, échanger celui-ci entre espèces ou même entre règnes.

C’est en 1973 qu’est née la première bactérie transgénique, suivie la même année d’une souris, dix ans avant la première plante, un tabac génétiquement modifié. Depuis, les laboratoires ont vu se multiplier les animaux – souris, poulets, mouches, vers, poissons-zèbres, mini-porcs… – et les plantes modèles, génétiquement modifiées afin de produire des molécules d’intérêt, d’étudier telle ou telle maladie ou de percer des mécanismes plus fondamentaux.

Parallèlement, une partie de la planète se couvrait de champs d’OGM (maïs, soja, coton, essentiellement) entraînant de nombreux débats sur les dangers pour la santé et l’environnement et sur l’accaparement par quelques géants agro-industriels de la propriété sur les semences.

S’affranchir des réglementations

En quoi Crispr-Cas9 change-t-il la donne ? Il tranche avec la production des OGM classiques. Tout comme d’autres techniques récentes d’édition du génome, mais de façon plus rapide et moins onéreuse, il permet d’activer ou d’éteindre des gènes, voire de les corriger – sans les emprunter à d’autres espèces, comme dans le cas des organismes dits « transgéniques ».

Cette forme de manipulation du vivant extrêmement puissante pourrait s’affranchir des réglementations mises en place pour contrôler la diffusion des OGM de première génération, espèrent les industriels.

Jusqu’ici, aucun animal transgénique destiné à l’alimentation humaine n’est en effet sorti des laboratoires. Seul le saumon à croissance rapide de la société canadienne AquaBounty a été autorisé au Canada. Il devra être cultivé dans des piscines fermées, à terre, et n’a pas encore plongé dans l’assiette des consommateurs. Crispr fera-t-il tomber ce tabou alimentaire ?

A Nantes, l’équipe d’Ignacio Anegon, directeur du Centre de recherche en transplantation et immunologie (UMR 1064), a collaboré avec l’Institut Pasteur de Montevideo, en Uruguay, pour mettre au point le premier mouton Crispr-Cas9.

Cet ovin présente une musculature impressionnante, résultant d’une mutation de la myostatine, un facteur de croissance qui inhibe habituellement le développement musculaire. « Cette mutation existe dans la nature, chez des moutons d’une île danoise, mais aussi chez une race de vaches belge, indique Ignacio Anegon. Crispr a permis de la provoquer chez nos moutons bien plus rapidement qu’en passant par des croisements classiques. »

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Comparaison entre un mouton MyoSheep de trente jours, génétiquement modifié grâce à Crispr-Cas9 pour présenter une musculature sur-développée (en bas), avec un mouton de la même race et du même âge non modifié.


Incertitude sur la propriété intellectuelle

Ces animaux seront-ils mis sur le marché ? « Aujourd’hui, ce n’est pas autorisé, note le chercheur. On ne peut pas les qualifier de transgéniques, car ils n’ont pas hérité d’un gène venant d’une autre espèce. Mais ils ont quand même été génétiquement modifiés. »

Subsiste aussi une incertitude sur la propriété intellectuelle, avec la bataille qui fait rage sur l’attribution des brevets concernant Crispr-Cas9. « Un industriel nous avait contactés à propos de ce mouton musculeux, dit Ignacio Anegon. Mais quand il a compris qu’il ne pouvait pas le breveter, ça l’a refroidi. »

Caribou Biosciences, fondé par l’Américaine Jennifer Doudna, pionnière de Crispr-Cas9, espère bien récupérer ces brevets. La start-up californienne a annoncé un partenariat avec Genus, spécialiste de la génétique animale, pour « optimiser » une lignée de porcs résistants à un virus responsable d’un syndrome respiratoire et reproductif. Argument mis en avant : il n’y aura pas de transfert de gènes d’une espèce à une autre.

Le monde de la production végétale fait aussi valoir cette caractéristique, et c’est encore une fois en Chine que la première application de Crispr-Cas9 a eu lieu, avec la description d’un blé résistant au mildiou par l’équipe de Caixia Gao, de l’Institut de génétique et de biologie du développement de Pékin.

« La Chine continue de considérer les produits modifiés par Crispr comme des OGM, mais ce n’est pas le cas partout, indique la chercheuse. Nous sommes en train de déposer notre blé modifié auprès du ministère américain de l’agriculture. »

Des voix commencent à s’élever contre le portrait souvent flatteur fait de Crispr

Outre-Atlantique, Pioneer, une filiale de DuPont, a annoncé, en avril, la commercialisation, d’ici à cinq ans, d’une nouvelle génération de maïs doux (waxy) hybride présentant un fort taux d’amylopectine, un amidon alimentaire et industriel, dont le rendement serait dopé.

Le ministère américain de l’agriculture lui avait fait savoir qu’il ne mettrait pas d’obstacle à sa commercialisation – il avait fait de même quelques jours plus tôt pour un champignon de Paris résistant au brunissement, mis au point par l’université de Pennsylvanie, comme précédemment pour d’autres plantes modifiées grâce à d’autres outils d’édition du génome. Mais aux Etats-Unis, les services du ministère de la santé et de l’environnement pourraient être plus tatillons.

Mutations « hors cibles »


Car des voix commencent à s’élever contre le portrait souvent flatteur fait de Crispr, et les querelles liées aux cultures OGM pourraient renaître. En France, début 2016, Yves Bertheau, spécialiste des biotechnologies végétales (INRA et Muséum national d’histoire naturelle), a ainsi démissionné du Haut Conseil des biotechnologies, bientôt suivi par des ONG, pour protester contre une note jugée de parti pris en faveur des nouvelles techniques de modification génétique .

« On retrouve les mêmes arguments que dans les années 1990 : la grande précision de la modification, la réduction du temps d’obtention, souligne Yves Bertheau. Pourtant, même avec Crispr, il y a des mutations hors cibles et les techniques connexes, comme l’introduction des réactifs dans la plante, ne sont pas sans effets inattendus. »

Selon lui, il faut donc s’en tenir au cas par cas et conserver « une évaluation sur des dossiers complets de type OGM ». Une contrainte dont les industriels se passeraient bien.

Pour les opposants aux OGM, comme pour leurs champions, Crispr est finalement un motif d’inconfort : difficile de crier à la « Frankenfood » pour les premiers, puisque les gènes modifiés appartenaient généralement déjà à la plante elle-même ; compliqué de prétendre, pour les seconds, que cette intervention est invisible, sauf à renoncer à assurer sa traçabilité pour faire valoir sa propriété intellectuelle et protéger ses semences.

Traçabilité qui risque aussi d’être réclamée par la grande distribution et les consommateurs… « Ce n’est pas évident de prouver qu’on est l’auteur de telle ou telle plante, puisqu’il n’y a pas de trace, reconnaît Caixia Gao. Mais on peut breveter ses particularités. » L’ajout d’une signature génétique est possible, précise Pioneer. A condition qu’elle n’induise pas, elle aussi, des mutations « hors cibles »…

Reste une application de Crispr sur le règne animal qui devrait faire l’unanimité : qui ne rêverait d’éradiquer le moustique, vecteur du paludisme qui tue 1 000 enfants par jour et de bien d’autres maladies ?

Là encore, Crispr-Cas9 pourrait changer la donne, mais ce n’est pas sans risques. En janvier 2015, deux biologistes de l’université de San Diego (Californie), Ethan Bier et Valentino Gantz, parviennent à utiliser les nouveaux ciseaux moléculaires pour modifier une lignée de mouches drosophiles.

Le principe : placer le fameux outil dans les cellules germinales (sexuelles). Chaque chromosome porteur de la mutation se voit chargé de transformer son homologue intact (on se rappelle que les chromosomes marchent par paires…). La mutation se répand immédiatement – les scientifiques parlent de gene drive, ou forçage génétique.
Un défi sanitaire, environnemental et éthique

Les deux scientifiques contactent leur voisin de l’université d’Irvine, Anthony James, qui cherche depuis trente ans une manière de « vacciner » les anophèles porteurs du paludisme. Et éviter ainsi qu’ils ne transportent le parasite d’un humain malade vers un humain sain. Il a identifié les gènes impliqués, immunisé quelques insectes.

En quelques mois, il adapte le gene drive au moustique. « Crispr a changé notre vie », dit-il souriant. Quinze jours après les Californiens, l’équipe d’Andrea Crisanti (Imperial College, Londres), à laquelle participe le Français Eric Marois, publie à son tour un article. Cette fois, il s’agit de supprimer une population en répandant un gène de stérilité.

Panacée ? Pas si sûr, estime l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui rappelle que les moustiquaires, les insecticides et la prophylaxie ont déjà fait considérablement reculer le paludisme depuis quinze ans.

Efficace en laboratoire, le gene drive le restera-t-il dans la vie sauvage, avec une plus grande diversité de moustiques ? Sera-t-il aussi précis ? Ne risque-t-il pas de créer des mutations délétères ? Quid d’éventuels transferts à d’autres espèces ? De nouvelles résistances contre les « vaccins » génétiques, ou de nouveaux occupants, prêts à prendre la « niche » laissée vacante par l’anophèle ?

« Cela nous donne une terrible responsabilité, nous impose de mesurer tous les risques et de prendre toutes les précautions pour en minimiser les conséquences », avertit Kevin Esvelt, professeur assistant au Massachusetts Institute of Technology, un des pionniers du guidage des gènes. Alors que deux équipes se préparent à réaliser des essais dans des grandes cages mimant les conditions sauvages, les principales instances scientifiques mondiales semblent hésiter sur la position à tenir.

Bricoler le vivant, avec Crispr-Cas9, est certainement plus pratique – mais cela reste un défi sanitaire, environnemental et éthique.

Les nouvelles techniques d’amélioration des plantes (dites « new plant breeding techniques », ou NPBT) regroupent des méthodes d’ingénierie génétique distinctes de la transgenèse (l’ajout d’un gène étranger dans la plante).

La mutagenèse consiste à faire muter artificiellement une plante afin de sélectionner les variétés mutantes aux propriétés recherchées. Des techniques d’édition du génome – comme Crispr/Cas9 – permettent de modifier directement les gènes d’une variété.

D’autres méthodes de modifications dites « épigénétiques » conduisent à augmenter ou à réduire le niveau d’expression d’un gène de la plante.

La cisgenèse consiste quant à elle à intégrer à une plante un gène issu d’une espèce apparentée et susceptible de se croiser naturellement avec elle.

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Génétique : le mirage du bébé parfait
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 22.08.2016 | Par Hervé Morin
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J’étais terrorisée, mais je suis rentrée dans cette pièce où Hitler se trouvait. Il avait un visage de cochon. (…) Il a dit : “Je veux comprendre les utilisations et les implications de cette formidable technologie.” Je me suis réveillée, couverte d’une sueur froide. » Jennifer Doudna a raconté, en novembre 2015, ce cauchemar au New Yorker, qui enquêtait sur Crispr-Cas9, un puissant outil d’édition du génome que la chercheuse à l’université Berkeley a contribué à mettre au point. Un dictateur pourrait-il aujourd’hui ressusciter les délires eugénistes des nazis, produire des lignées de « bébés parfaits » grâce à ces nouveaux outils ? Le « meilleur des mondes » est-il à notre porte ?

Cette perspective est suffisamment inquiétante pour que Jennifer Doudna et ses pairs, mais aussi de nombreuses sociétés savantes – et même la CIA –, se soient emparés du brûlant sujet Crispr-Cas9, sur son versant éthique. Jamais l’humanité n’a semblé aussi proche de modifier sa propre lignée, son génome et celui des générations à venir.
Il ne s’agirait plus de science-fiction, d’un scénario dystopique, mais d’une possibilité qui a émergé avec force en avril 2015 : une équipe chinoise publie alors les résultats d’une expérience sur des embryons humains visant à modifier le gène responsable de la bêta-thalassémie, une forme d’anémie d’origine génétique. L’étude fait grand bruit. Certains jugent qu’une barrière éthique a été transgressée. Les chercheurs chinois pensent avoir pris les précautions idoines : ils n’ont utilisé que des cellules dites triploïdes, incapables de se développer pour donner un être viable – ils ont stoppé leurs observations lorsque les embryons ne comptaient que huit cellules.

De plus, leur étude suggère que Crispr-Cas9 n’est pas l’outil à la précision chirurgicale tant vantée : seul un faible nombre d’embryons ­modifiés porte les mutations souhaitées, et des modifications « hors cibles » ont été mises en évidence. Même constat un an plus tard, lors de la parution d’une nouvelle étude chinoise, où Crispr-Cas9 est cette fois utilisé pour offrir une protection contre le VIH : le succès n’a été que partiel, avec de nombreuses mutations non voulues et des ratés dans l’édition des embryons, détruits après quelques divisions cellulaires. Les chercheurs chinois voulaient voir si l’on pourrait créer des humains naturellement immunisés contre le sida. Ils ont prouvé qu’on était loin du compte. Le bébé « sur mesure » n’est finalement pas pour demain.

« Evaluer les aspects éthiques »

Dans l’intervalle, une équipe de l’Institut Francis-Crick, à Londres, a reçu l’autorisation de procéder, elle aussi, à des manipulations sur des embryons humains. Il s’agit de désactiver de façon sélective certains gènes considérés comme cruciaux dans la différenciation des premières cellules en divers tissus. A Stockholm aussi, une équipe pourra procéder à de tels essais. Comme en Chine, pas question d’implanter ces embryons dans un utérus. Le but est de mieux comprendre certaines formes d’infertilité.

Ces expérimentations sur l’embryon sont conformes au consensus qui a émergé au fil des réunions internationales et des réflexions conduites par les sociétés savantes nationales, de l’usage sur l’homme des nouvelles techniques d’édition du génome. « Crispr fonctionne si bien et rencontre un tel succès qu’il serait important d’évaluer les aspects éthiques de son utilisation », avait prévenu, dès juin 2014, la Française Emmanuelle Charpentier, co-inventrice de l’outil.

Au printemps 2015, Nature et Science publient des mises en garde contre la modification des cellules germinales (sexuelles) qui passerait d’une génération à l’autre. Une de ces tribunes est cosignée par le Nobel de chimie, en 1980, Paul Berg. Ce dernier avait organisé, en 1975, la conférence d’Asilomar (Californie), qui avait abouti à la mise en place de protections contre les fuites dans l’environnement des premières bactéries génétiquement modifiées.

Mais, cette fois, il s’agit de changer le patrimoine héréditaire de la lignée humaine elle-même. Jusqu’où peut-on aller ? Une réunion internationale est organisée, début décembre 2015, à Washington. Après des débats ­enflammés, la déclaration finale juge que la ­recherche fondamentale et préclinique sur l’édition des gènes est nécessaire et doit être poursuivie, ainsi que sur les bénéfices et risques potentiels de leur usage clinique. Mais, « si, dans ce processus de recherche, des ­embryons humains et des cellules germinales subissent des éditions de gènes, les cellules ­modifiées ne devront pas être utilisées pour lancer une grossesse », préviennent les organisateurs. L’usage clinique de ces techniques sur les cellules somatiques (non transmises d’une génération à l’autre) doit s’inscrire dans les dispositifs « existants et évolutifs » qui encadrent les thérapies géniques.

Convention d’Oviedo

Cette position est rejointe peu ou prou par diverses sociétés savantes et organismes de recherche, avec des nuances selon les législations nationales. La France, comme la plupart des pays d’Europe, est signataire de la convention d’Oviedo (1997), dont l’article 13 stipule qu’« une intervention ayant pour objet de ­modifier le génome humain ne peut être entreprise que pour des raisons préventives, diagnostiques ou thérapeutiques, et seulement si elle n’a pas pour but d’introduire une modification dans le génome de la descendance ». Une interprétation maximaliste du texte pourrait interdire toute utilisation de Crispr sur les cellules germinales.

Si les tycoons de la Silicon Valley et l’empire du Milieu s’en mêlent, qui sait jusqu’où ira Crispr ?

Mais le neurobiologiste Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’Inserm, n’en fait pas la même lecture : « Il faut établir une distinction entre la recherche fondamentale autorisée et le transfert vers les applications humaines. » Au-delà, quand la technologie sera éprouvée, s’interroge-t-il, « en quoi cela serait-il une atteinte à l’humanité d’éradiquer des maladies d’une particulière gravité, comme celle de Huntington, en modifiant les embryons ? »

George Church (Harvard) ne se satisfait pas du consensus actuel. Pour lui, la focalisation sur l’embryon a fait passer au second plan l’édition des cellules sexuelles masculines : « En partant de cellules souches, vous pouvez les modifier ex vivo, en faire des clones, et vérifier celles qui ont les bonnes modifications. On peut s’assurer qu’elles sont parfaites. » Et les utiliser pour éviter d’éliminer des embryons.

Pour Alain Fischer (Imagine-Necker), « père » des bébés-bulles soignés par thérapie génique, cette vision relève de la « science-fiction délirante ». Crispr constitue un outil de recherche « incontournable » et prometteur pour les cellules somatiques (adultes), mais modifier les cellules germinales revient in fine « à toucher au patrimoine de l’humanité, ce qui n’est pas raisonnable et doit rester interdit ». Le biologiste de la reproduction Pierre Jouannet, qui a corédigé plusieurs rapports de sociétés savantes françaises sur Crispr, estime que George Church a raison d’insister sur le ­potentiel des cellules germinales, même s’« il ne faut pas être naïf » et que les défis à relever sont immenses.

Obstacles parfois sous-estimés

Ils le sont aussi pour les thérapies géniques imaginées sur les cellules adultes, moins problématiques d’un point de vue éthique. Là ­encore, la « magie Crispr » se heurte à des obstacles parfois sous-estimés, comme les mutations hors cibles. Keith Joung, du Massachusetts General Hospital, a mis les pieds dans le plat, début juillet, devant la Société américaine d’hématologie, en projetant une diapositive montrant un individu la tête dans le sable. Comme le raconte la revue en ligne Stat, il a souligné les carences des logiciels utilisés pour déterminer les zones du génome susceptibles d’être modifiées par inadvertance par Crispr – ce qui a douché l’enthousiasme général.

L’autre grand défi, c’est la faculté de faire s’exprimer les cellules mutées par Crispr dans les bons tissus. La société Editas cible par exemple des maladies de l’œil, un organe qui se prête à l’injection de virus vecteurs de Crispr. Crispr Therapeutics mise sur une stratégie assez similaire. Intellia Therapeutics parie sur des nanoparticules lipidiques pour transporter Crispr jusqu’au foie, où il permettrait de lutter contre diverses maladies comme l’hémophilie. D’autres, comme David Bikard à l’Institut Pasteur, espèrent retourner Crispr contre les bactéries qui l’ont inventé, pour lutter contre les souches résistantes aux antibiotiques – là encore, la question du vecteur sera essentielle.

La pédiatre Marina Cavazzana (Imagine - Necker), qui a vécu les hauts et les bas de la thérapie génique des bébés-bulles, est très enthousiaste sur le potentiel de Crispr. « Je suis amenée à relire les résultats précliniques d’autres groupes dans le monde, encore non ­publiés, qui sont très impressionnants », dit-elle. Mais, de l’animal à l’homme, les embûches peuvent être nombreuses, prévient-elle : « Les chercheurs ne perçoivent pas toujours que l’application clinique est un très long chemin. »

Conflit d’intérêts

Les start-up pionnières, basées à Boston, ­espéraient être les premières à passer à ces ­essais cliniques. Elles viennent de se faire ­dépasser par une équipe de l’université de Pennsylvanie, qui a reçu, fin juin, un feu vert des Instituts nationaux de la santé (NIH) américains pour tester une thérapie ex vivo qui ­viserait simultanément trois gènes. L’idée ­reprend avec Crispr la stratégie dite des cellules CAR-T, déjà mise en œuvre avec succès avec des outils plus anciens d’édition des gènes. L’un d’eux, développé par la société française Cellectis, a permis de sauver une petite Londonienne d’une leucémie, fin 2015. Cette thérapie consistera à prélever des lymphocytes T, des cellules immunitaires, et de les modifier pour qu’elles s’attaquent à des cellules tumorales une fois réinjectées à des patients souffrant de mélanome, sarcome ou myélome résistants aux traitements classiques.

Certains se sont émus que la Penn State se ­retrouve aux avant-postes. En 1999, Jesse Gelsinger, un jeune homme de 18 ans, était mort lors d’un essai clinique de thérapie génique conduit dans cette université. On avait ensuite découvert que le directeur de l’étude, James Wilson, possédait des parts dans Genovo, une compagnie qui avait un intérêt direct à hâter sa réussite. Et que le patient, qui n’avait pas été correctement informé des risques, avait reçu des doses plus fortes que prévu. Carl June, le conseiller scientifique de la nouvelle étude, possède des brevets sur la technologie testée, mais il assure que des mesures seront prises pour surmonter ce conflit d’intérêts.

« Hacker le cancer »

L’essai sera financé par un institut créé, en avril, par le milliardaire Sean Parker, cofondateur de Napster et associé de Facebook, qui a injecté 250 millions de dollars (223 millions d’euros) dans un vaste programme d’immunothérapie. Cet ancien petit génie de l’informatique, âgé de 36 ans, s’est mis en tête de « hacker le cancer ».
Mais, encore une fois, la Chine double tout le monde : le 6 juillet, une équipe de l’université du Sichuan a reçu l’autorisation de procéder à un essai clinique du même type, ciblant le cancer du poumon. Il pourrait débuter dès ce mois d’août.

Si les tycoons de la Silicon Valley et l’empire du Milieu s’en mêlent, qui sait jusqu’où ira Crispr ? Inventé par les bactéries il y a des milliards d’années pour se défendre contre des virus, transformé en outil révolutionnaire d’édition des gènes par des chercheurs venus d’horizons aussi divers que l’étude du yaourt, de la peste ou des structures cellulaires, souvent mus par la pure curiosité, mais prêts à en découdre sur les brevets et le Nobel, il est aussi un formidable révélateur : son histoire est celle de la science d’aujourd’hui.

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père autiste d'une fille autiste "Asperger" de 41 ans
Djinpa
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Re: La saga CRISPR/CAS

Message par Djinpa »

Passionnant! même si c'est technique, les articles sont accessibles... la réflexion éthique en fin d'article m'a donné le vertige.
peut-être Aspie, en attente d'un premier rdv demandé au CRA.
premier rdv le 04/07, demande de bilans ergo/neuro en cours
Premier diag Asperger posé par un neurologue expert juillet 2016, communiqué en décembre