Brigitte Chamak
CERMES3 (Centre de Recherche Médecine, Sciences, Santé, Santé Mentale, Société)
INSERM U988, CNRS UMR 8211, EHESS, Université Paris Descartes
2015
https://halshs.archives-ouvertes.fr/hal ... 1/document
Conclusion
Comme nous avons pu le montrer, ce ne sont pas des neuroscientifiques qui sont à l’origine
du concept de neurodiversité et de sa diffusion mais une chercheuse en sciences sociales
(disability studies) et des personnes autistes qui échangeaient sur internet.
Mais c’est bien l’essor des neurosciences dans les années 1990, avec la circulation des images du cerveau en
fonctionnement et des théories sur les réseaux neuronaux qui ont inspiré ceux qui préféraient
redéfinir l’autisme comme une autre façon de penser plutôt que comme une maladie
psychiatrique.
Des neuroscientifiques et des chercheurs en sciences cognitives se sont ensuite
emparés de ce concept pour explorer ces façons différentes de penser mais en se concentrant
sur des personnes qui parlent et qui présentent des capacités cognitives importantes.
Selon Francisco Ortega (2009), la rapide diffusion du concept de neurodiversité est à
interpréter dans le contexte de la large propagation des discours neuroscientifiques et de leur
pénétration dans différents domaines de la vie dans nos sociétés contemporaines biomédicalisées.
Il considère que les théories neuroscientifiques, les pratiques, les technologies et
les thérapies proposées influencent la façon dont nous nous pensons nous-mêmes. Fernando
Vidal (2009) a analysé le développement historique de cette figure anthropologique de la
modernité qui suggère que le cerveau est nécessairement le lieu du « soi » moderne. L’idée
d’une « neurobiologisation du self » et d’un « soi neurochimique » a été proposée par Nikolas
Rose (2003) qui s’est demandé comment nous en étions arrivés à penser notre tristesse en
termes de « dépression » causée par un déséquilibre chimique cérébral qui pourraient être
contrebalancé par la prise de médicaments.
Cette montée en puissance des neurosciences qui
nous proposent aujourd’hui de nouvelles formes d’interventions psychothérapeutiques et
psychopharmacologiques pour stimuler nos capacités soulève de nombreuses questions qui
ont trait à la définition de ce qu’est un être humain, à l’émergence de nouvelles identités
biosociales, à la reconfiguration des frontières entre le normal et le pathologique, la santé et la
maladie (Chamak et Moutaud, 2014).
Le cerveau peut-il être un objet d’identification, un moyen de se reconnaître comme agent
social ? Cette question posée par Alain Ehrenberg (2004) nous renvoie au mouvement qui se
réclame de la neurodiversité. Les références au cerveau semblent apporter de nouvelles
ressources expressives aux détresses psychologiques de certaines personnes autistes et leur
permettent de transformer un handicap en un avantage.
Le fonctionnement du cerveau est
utilisé comme une explication du fonctionnement de la personne, comme l’illustre le texte de
Jane Meyerding (1998) : « Thought on finding myself differently brained ». Le rôle du
vocabulaire neuroscientifique dans l’élaboration identitaire occupe une place particulière.
Avec la diffusion des utilisations des métaphores et analogies au cerveau, c’est un nouveau
« jeu de langage » qui se généralise.
Le concept de neurodiversité aide les personnes autistes à
se construire une identité collective et cette question d’identité collective est cruciale pour
comprendre les nouveaux mouvements sociaux. La perception d’un statut partagé, de
difficultés communes, le sentiment d’être discriminé, participent à la constitution de cette
identité collective et de cette communauté qui se modifie en échangeant.
Des adultes qui présentaient des caractéristiques autistiques sans savoir qu’elles
correspondaient à ce que l’on nomme aujourd’hui « autisme » ont pu réinterpréter leur vie en
adoptant une nouvelle grille de lecture, surtout depuis que le concept de neurodiversité s’est
propagé et que des personnalités aux capacités exceptionnelles (de mémoire, de calcul, etc.)
ont été diagnostiquées avec un syndrome d’Asperger.
La mise en évidence des aspects positifs
de cette condition ont bouleversé les représentations et le diagnostic d’autisme leur a permis, à
l’âge adulte, de mieux comprendre les sources d’anxiété qui avaient jusque-là marqué leur vie
et pourquoi ils avaient été victimes de rejet social. Cependant, si le phénomène de
destigmatisation qui en résulte pour ces personnes est indéniable, il semble qu’une
stigmatisation bien plus importante touche les enfants et les adolescents qui, autrefois, étaient
décrits comme excentriques, bizarres mais doués, et qui, aujourd’hui, sont considérés comme
souffrant de troubles autistiques.
De plus, l’hétérogénéité de ce qui est nommé « autisme »
conduit à une grande confusion qui ne rend pas service aux personnes les plus sévèrement
atteintes (avec épilepsies, déficience intellectuelle, problèmes métaboliques, etc.), certains
professionnels préférant souvent s’intéresser à la catégorie la plus compétente, sans troubles
du comportement, pour obtenir de meilleurs résultats qu’ils attribueront à leur méthode.
Pour les familles qui ont un ou plusieurs enfants autistes avec des retards de développement
importants et de graves troubles du comportement, l’épreuve est d’autant plus difficile. Ils se
sentent coupables de ne pas observer les résultats obtenus par d’autres et trouvent parfois
moins d’aide alors qu’ils en ont davantage besoin.
Cette situation est préoccupante surtout pour les parents vieillissants qui s’occupent de leurs enfants adultes et qui s’inquiètent de ce
qu’ils deviendront lorsqu’ils ne seront plus là