Retour écrit sur une intervention (vidéo disponible) de Marie Rabatel sur la fatigue sociale au quotidien, lors de la conférence « Le quotidien de la personne autiste », à Bron, le 16 juin 2018
Aller boire un verre avec des amis vous détend, vous ressource. Moi aussi, dans une certaine mesure. Mais ça veut aussi dire affronter le bruit, les odeurs de cuisine, les cris, les bousculades parfois et autant de stimuli que je n’arrive pas à filtrer. Je sais qu’assez rapidement je finirai par décrocher, que je n’arriverai plus à me concentrer sur les conversations car je devrai aussi gérer toutes ces petites agressions. Je sais aussi que je rentrerai épuisée et qu’il me faudra plusieurs jours pour m’en remettre.
Imaginez un seul instant que chaque bruit sec que vous entendez vous fasse l’effet d’une bombe qui explose à vos oreilles, que chaque éclat de rire soit amplifié jusqu’à vous faire mal, que chaque interaction sociale avec des inconnus vous mette dans l’état dans lequel vous êtes quand vous passez un entretien d’embauche, que chaque personne qui s’approche un peu trop de vous vous fasse l’effet d’une violente bousculade. Essayez d’imaginer passer une journée entière avec ces paramètres. Vous serez certainement stressés et épuisés avant la fin de la journée. Cette journée stressante et angoissante, c’est mon quotidien.
Alors ne me demandez pas de « faire un effort ». Des efforts j’en fais continuellement et depuis toujours pour m’adapter à un monde qui n’est pas fait pour moi. Ceci n’est qu’un petit aperçu de ce que je peux parfois ressentir, ce n’est pas représentatif de ce que peuvent ressentir tous les autistes Asperger. Comme tout le monde, et heureusement, nous avons tous nos particularités et singularités.
Invisible - blog "psychautiste" (un psychologue autiste)
Spoiler : Extrait :
Il y a tout un mécanisme, un nombre effarant d’opérations mentales pour réussir à faire tout cela, avec tout de même un certain nombre d’échecs sociaux, de type faux-pas, par exemple. Mais je ne peux pas exposer le fonctionnement de mon cerveau. Ce n’est pas visible. Je réussis à faire un certain nombre de choses, certes. Mais le prix qu’il m’a fallu payer, qu’il me faut payer encore aujourd’hui et le temps que ça m’a pris est souvent mis de côté dans l’esprit des gens. Parce que ce n’est pas évident. Je ne dis pas que c’est de leur faute, il n’y a pas écrit autiste sur mon front, tout le monde ne comprend pas comment cela fonctionne, il est difficile de se rappeler de choses qu’il nous est compliqué d’intégrer parce que ça ne se rapproche pas de notre expérience, etc.
Avoir un trouble autistique, c’est avoir un cerveau qui ne fonctionne pas comme celui des autres (les neurotypiques). Ce cerveau doit s’adapter en permanence à des exigences environnementales (l’école, les autres, la foule dans le bus, les règles de la société etc.). Les neurotypiques, eux, sont souvent bien armés pour affronter toutes ces contraintes (mais pas tous), ils vont donc s’adapter aux exigences de leur environnement sans plus d’effort que nécessaire. La personne autiste, elle, traite les informations différemment. Son cerveau doit donc s’adapter avec plus d’efforts aux contraintes environnementales. Il est certain qu’une personne vivant dans un milieu qui lui serait plus adapté serait moins sujette à ces difficultés d’adaptation. Autrement dit, si vous êtes autiste et que vous vivez comme un ermite au fin fond d’une forêt, votre adaptation à l’environnement social vous coûtera moins d’énergie que si vous vivez dans un appartement donnant sur une avenue bruyante sans double vitrage que vous partagez avec douze colocataires !
Dans l’excellent film Captain Fantastic de Matt Ross, un père décide de vivre isolé de la société au fin fond d’une forêt reculée au nord-ouest des États-Unis et d’y élever ses enfants. Ceux-ci développent alors des aptitudes particulières pour vivre dans leur environnement. Lorsqu’ils se voient contraints d’abandonner ce style de vie pour revenir en ville, leurs facultés d’adaptation sont dépassées et ils peinent à trouver leur place, développant divers troubles allant de l’anxiété à l’agressivité. S’adapter à la société qu’ils ne connaissent pas a donc un coût énergétique important.
Imaginons une autre situation. Du jour au lendemain, vous voilà téléporté au milieu du désert du Kalahari parmi le peuple Sans (longtemps désigné sous le terme de Bochimans). Vous ne parlez pas leur langue, ne connaissez pas leurs coutumes, ni les techniques pour vivre dans leur environnement dans lequel ils semblent, quant à eux, parfaitement à l’aise. Il est fort probable que vous soyez très anxieux au début, effrayé par ce nouvel environnement et que vous tendiez à vous recroqueviller sur vous-même, voire que vous commenciez à développer des symptômes de dépression. L’énergie psychique que vous allez dépenser pour vous adapter devra être intense alors que vos hôtes paraissent vivre comme des poissons dans l’eau.
Les personnes autistes se retrouvent confrontées à des problèmes similaires d’adaptation. Leur cerveau traite mal les informations sociales facilement intégrées par les neurotypiques. Ils font donc face en permanence à des défis majeurs d’adaptation sociale. Leur dépense d’énergie psychique est donc massive et quotidienne. Or la quantité d’énergie psychique disponible par un individu au cours d’une journée n’est pas illimitée. Même surentraîné, un sportif de haut niveau ne peut s’entraîner et dépenser de l’énergie physique indéfiniment. Il risque la blessure (c’est d’ailleurs souvent le cas des footballeurs professionnels dont les contraintes physiques sont énormes). Les personnes autistes, quant à elles, risquent l’épuisement, et celui-ci conduit inévitablement à des états dépressifs.
Cet état d’épuisement psychique peut être aussi provoqué par un trop grand afflux d’informations autres que sociales. On l’a vu, l’hyperconnexion du cerveau amène un traitement de l’information souvent plus important que ce qui est attendu classiquement. Ce cerveau hyperconnecté de super-héros a un coût. Le trop-plein d’informations, la répétition d’épisodes de meltdown et de shutdown peuvent également épuiser la personne. Chaque personne a une quantité d’énergie disponible qui lui est propre. Savoir repérer ses limites, c’est apprendre à se préserver. Les neurotypiques doivent également apprendre à préserver ces limites pour soutenir leur proche ayant un trouble du spectre autistique.
On pourrait comparer le cerveau à une boite de transmission. Si les neurotypiques* sont équipés d’une boîte de vitesses automatique qui fait toutes sortes de tâches en arrière-plan et de manière fluide, les autistes doivent manœuvrer une boîte de vitesse manuelle. En fait, ils doivent traiter chaque bribe d’information de manière consciente, à l’aide d’une gymnastique cognitive, ce qui explique entre autres les longs délais de traitement de l’information. Chez l'autiste, tout entre par les yeux, que ce soit le toucher, l’image ou le son. Les informations qui entrent sont traitées une à la fois par un cerveau qui ne traite que ce qu’il reconnait avoir déjà vu et auquel il a pu associer un schéma de réaction. On comprendra que gérer un cerveau « manuel » est un effort de tous les instants : plusieurs autistes s’épuisent rapidement et certains vont supporter des maux de tête importants des journées entières.
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Les crises traduisent souvent une tentative pour comprendre une information complexe. Il ne s’agit pas réellement de colère, mais plutôt d’un orage intérieur, ou un tremblement de terre, comme si les différentes parties du cerveau ne communiquaient pas entre elles. Ces crises sont indépendantes de la volonté de la personne autiste et très déstabilisantes pour elle.
Il est important de différencier les crises autistiques des vraies crises de colère afin de ne pas affecter l’estime de soi, surtout chez les autistes de plus haut niveau comme les Asperger.
Les « crises de non-sens » sont très épuisantes pour l’autiste. Il est toutefois inutiles de tenter d’arrêter la crise en intervenant physiquement, cela ne fera que l’aggraver. Il est également vain d’essayer de faire cesser les gestes associés, ou de tenter de contrôler la crise à partir d’un système d’émulation qui, lui, s’emploie avec des personnes ayant des difficultés comportementales. Tout comme il serait inconcevable de dire par exemple à une personne épileptiques : « Si tu ne fais pas de crise aujourd’hui, tu pourras avoir une récompense! ». Il en va de même pour l’autiste. Il faut considérer tout d’abord la structure autistique en mettant de côté nos attentes et nos interprétations de neurotypiques.