"My Name is Khan" : être musulman et homme de bien aux Etats-Unis
LE MONDE | 25.05.10
Depuis un siècle, Hollywood soumet la planète à ses règles. Casablanca, Paris, Pékin ont été reconstitués sur ses plateaux de façon à se conformer au regard américain. My Name is Khan, de Karan Johar, retourne le compliment, de Bollywood à Hollywood. Il faut aller voir ce long film, musical, larmoyant, drôle et engagé, ne serait-ce que pour découvrir le Sud profond des Etats-Unis, comme on le voit dans un studio de Bombay : avec des pitons volcaniques, des vaches qui paissent dans des rues boueuses et des Afro-Américains chantant et souriant.
Si elle n'occupe qu'une place mineure dans le film, cette réponse du berger à la bergère en reflète l'humeur générale. Il s'agit d'une mise en point en forme de mélodrame indien. Shah Rukh Khan, l'interprète principal du film, est la plus grande star du cinéma indien. Le héros du film, on l'aura compris, s'appelle Khan, Rizvan Khan. Musulman, il est né à Bombay et a immigré aux Etats-Unis. Il raconte son enfance en voix off, et l'on découvre un petit garçon pas comme les autres, qui a du mal à se faire des amis, à comprendre le monde qui l'entoure. Sa maman le protège du malheur pendant les pogroms antimusulmans de 1992-1993. A la mort de celle-ci, il rejoint son frère à San Francisco.
C'est là qu'il découvre que sa manière très personnelle de vivre en société tient au syndrome d'Asperger dont il est atteint. Cette forme d'autisme est très populaire dans la fiction contemporaine (il tenait une place importante dans le joli film d'animation australien Mary et Max, en 2009) ; elle permet ici à Shah Rukh Khan de s'aventurer sur le terrain exploré par Dustin Hoffman dans Rain Man (1988), de Barry Levinson. La tête penchée, le sourire perpétuel, l'élocution monocorde vous campent un personnage.
En Californie, Rizvan rencontre l'amour de sa vie, Mandira (Kajol) une belle hindoue qui tient un salon de beauté. Idylle, chansons, montage de moments amoureux, les règles de la comédie musicale indienne sont respectées (à ceci près que les personnages ne chantent pas eux-mêmes - les mélodies s'insinuent gracieusement dans le quotidien), avec en plus l'exotisme californien, puisque ces séquences sont tournées en décors naturels.
Le bonheur de Rizvan, marié, père d'un bel enfant, ne résiste pas au 11 septembre 2001. La tragédie, collective et individuelle, est annoncée dès les premières séquences, puisque l'on voit le héros dans un aéroport américain soumis à une fouille rigoureuse, répétant mécaniquement "My name is Khan, I am not a terrorist" ("Je m'appelle Khan, je ne suis pas un terroriste"), ce qui est réellement arrivé à l'acteur lorsqu'il est venu présenter son film aux Etats-Unis.
Pour regagner l'amour de Mandira, Rizvan a entrepris de démontrer au monde en général et au président des Etats-Unis en particulier qu'on peut être musulman et homme de bien. Cette quête le jette sur les routes américaines en 2008, et ce qui était impossible au printemps le devient en novembre, les 43e et 44e présidents étant invités à faire de la figuration intelligente.
Cette deuxième partie, plus politique (si l'on peut vraiment faire de la politique en se servant exclusivement de sentiments), est moins réussie, moins enlevée que la première. Pour un spectateur européen, qui n'a qu'une lointaine idée des identités religieuses en Inde, elle est toutefois passionnante. Le parcours du combattant de Rizvan le conduit à dénoncer une cellule terroriste au FBI tout en devenant la victime, puisqu'il se retrouve au secret dans un centre de détention. Il ne doit son salut qu'à deux jeunes journalistes indiens (encore un couple mixte, musulman et hindoue) établis aux Etats-Unis.
L'Amérique apparaît comme un continent infini où tout peut se jouer et se résoudre, y compris les conflits qui déchirent l'Inde. Au passage, Rizvan et ses inventeurs prennent clairement parti pour la cause des droits civiques (dans une version qui aurait sans doute fait sourire Martin Luther King par sa vétusté), détournant vers le sous-continent indien le lien maintenant ancien entre Afro-Américains et islam.
Il y a là de la naïveté, de la démagogie aussi, sans doute destinée à entretenir les illusions que peut nourrir la jeunesse indienne à l'égard de la terre promise. Mais surtout l'affirmation d'une autre voix, pas plus raffinée, pas plus intelligente, mais radicalement différente de la voix dominante que les industries culturelles américaines ont imposée au monde.
Film indien de Karan Johar avec Shah Rukh Khan, Kajol. (2 h 40.)
Thomas Sotinel
Portrait
Shah Rukh Khan, demi-dieu de Bollywood
LE MONDE - New Delhi Correspondance
En Inde, Shah Rukh Khan est la nouvelle icône. Celle du cinéma de Bollywood qui fait rêver, danser, pleurer, de l'Afrique du Nord jusqu'aux Etats-Unis. Les hauts dignitaires indiens, à l'instar de Sonia Gandhi, présidente du Parti du Congrès au pouvoir, n'offrent plus des éléphants ou des guépards à leurs hôtes étrangers de marque, mais des DVD de l'acteur de Bollywood.
Après des débuts dans des séries télé au début des années 1990, à New Delhi dont il est originaire, Shah Rukh Khan, 44 ans, est rapidement devenu le "roi de Bollywood". Il a joué dans plus de 60 films : mécréant, amoureux transi et obsessionnel, héros, et finalement autiste dans My Name is Khan. Pour ses fans, il est comme une preuve de l'existence de Dieu. Ces derniers l'attendent de longues journées en espérant pouvoir le toucher et recevoir sa bénédiction. Il fut une époque où les spectateurs lui lançaient des fleurs comme des offrandes, sur les écrans des petites salles de cinéma.
Pourquoi un tel succès ? "Le charisme, répond Anupama Chopra, auteur du livre Le Roi de Bollywood : Shah Rukh Khan et le monde séduisant du cinéma indien (Grand Central Publishing, 2007). Lorsqu'il apparaît à l'écran, il est difficile de regarder ailleurs. Même la caméra est subjuguée." Un magnétisme qui viendrait de son sourire et de son énergie débordante à l'écran.
Ambition décomplexée
Mais le mythe Shah Rukh Khan dépasse les performances de l'acteur. Producteur, présentateur de jeux télévisés, notamment du célèbre "Qui veut gagner des millions ?", et propriétaire de l'équipe de cricket de Calcutta, Shah Rukh Khan est aussi l'ambassadeur de dizaines de marques. Sa présence dans une publicité suffit à faire décoller les ventes de téléviseurs, de savons, de voitures ou de produits financiers.
A la tête d'une fortune estimée à plus de 300 millions de dollars (240 millions d'euros), Shah Rukh Khan était classé en 2008 par l'hebdomadaire américain Newsweek comme la plus grande star du monde entier. La réussite l'intéresse davantage que le cinéma. "Je suis encore l'enfant qui, quand il participe à une course, veut toujours gagner et veut aller de plus en plus loin", explique l'acteur. Selon Anupama Chopra, qui l'a suivi pendant trois ans, Shah Rukh Khan rêverait de produire et jouer dans un film indien qui remporterait un succès mondial. Cette ambition décomplexée frôle l'arrogance. Mais son autodérision le sauve, lorsqu'il dit de lui qu'il n'est que "l'employé du mythe Shah Rukh Khan". Et il réussit à être un "demi-dieu qui entretient une relation de proximité avec les Indiens. Beaucoup de familles le considèrent comme un des leurs", explique Anupama Chopra.
Alors que les mariages interreligieux sont encore largement tabous dans le pays, Shah Rukh Khan, musulman, a épousé en 1991 une hindoue, sans voir sa popularité égratignée. Chez lui, le Coran repose à côté des divinités hindouistes. Celui dont le père était d'origine pakistanaise dit aussi tout haut ce que beaucoup de responsables politiques pensent tout bas : à savoir que "Pakistanais ou Indiens, nous sommes les mêmes". Au Pakistan, où il est très populaire, un adolescent de 15 ans a traversé illégalement la frontière avec l'Inde, en 2008, pour rencontrer son idole.
Il n'y a que le Shiv Sena, un parti extrémiste hindou, qui ose attaquer l'acteur sur ses prises de position vis-à-vis du Pakistan. En février, des militants du parti ont menacé de saccager des cinémas de Bombay au moment de la sortie de My Name is Khan - qui n'a pas rencontré le succès espéré - car l'acteur avait déclaré être en faveur du recrutement de joueurs pakistanais dans les équipes du championnat indien de cricket. Après des jours de manifestation, le film est finalement sorti en salles. Depuis Berlin, Shah Rukh Khan criait victoire et écrivait sur son compte Twitter : "Je vais rendre à l'Inde sa fierté en travaillant dur."
Julien Bouissou
Article paru dans l'édition du 26.05.10