Audrey Renault
25 septembre 2020 à 8h00
Exigée dans certains établissements scolaires, la bienséance des vêtements repose largement sur des stéréotypes de genre.
Jean-Michel Blanquer doit s'en mordre les doigts.
Depuis sa sortie polémique du 21 septembre en réaction au mouvement
#14septembre, demander à ses ami·es ou à ses followers de juger si sa tenue est suffisamment républicaine est devenue la blague du moment. Mais derrière les plaisanteries se cache un vrai débat: c'est quoi une tenue correcte? Quels vêtements sont valides, autorisés, justifiés dans l'enceinte d'un établissement scolaire?
Aujourd’hui
#lundi14septembre des jeunes filles ont décidé spontanément partout en France de porter jupes décolletés crop top ou maquillage pour affirmer leur liberté face aux jugements & actes sexistes.
En tant que mère, je les soutiens avec sororité & admiration
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— MarleneSchiappa (@MarleneSchiappa)
September 14, 2020
Officiellement, à l'exception de la loi de 2004 interdisant les vêtements et signes religieux ostentatoires, il n'existe aucun texte national réglementant la tenue des élèves. Le règlement vestimentaire de chaque collège ou lycée est laissé à l'appréciation des différentes directions d'établissement qui réclament généralement une simple tenue «correcte», «convenable» ou «appropriée». Derrière ces termes vagues, les mêmes interdits reviennent invariablement: pas de décolletés trop prononcés, pas de jupes trop courtes, pas de pantalons déchirés, pas de débardeurs à fines bretelles ou bustiers… Des injonctions qui concernent principalement le vestiaire féminin.
«Sexiste et oppressant»
Marin, 17 ans élève dans un lycée de l'est parisien, se dit favorable au règlement vestimentaire qu'il juge indispensable, mais déplore un manque d'équité flagrant entre les filles et les garçons: «Je suis pour qu'on nous impose quelques règles pour que ça ne devienne pas carnaval, mais il faut reconnaître que les filles ont beaucoup plus de contraintes que nous. Par exemple je peux venir en marcel mais elles ne peuvent pas mettre un débardeur, alors que c'est pareil», explique le jeune homme selon qui la mode actuelle complique les choses. «Depuis deux ou trois ans, c'est la mode des crop tops. Je ne trouve pas ça incorrect ou indécent, mais ce n'est pas forcément ce que j'imagine quand on me dit “tenue pour l'école”. C'est une évidence que les filles doivent pouvoir s'habiller comme elles le souhaitent sans être jugées pour ça, mais je peux comprendre que venir le ventre à l'air à l'école puisse choquer les adultes, ils ne sont pas habitués.»
Maeva, sa camarade de classe, est plus directe: «Le règlement est oppressant et sexiste. Nos vêtements n'influencent pas notre motivation ou notre sérieux. Si je viens avec un crop top c'est parce que ce style de fringue me plaît, pas pour provoquer, me faire remarquer ou manquer de respect aux enseignants», peste la jeune femme qui aimerait qu'on «arrête de [lui] prendre la tête pour son haut» et qu'on la laisse étudier tranquillement. «Surtout que pour moi ma tenue est tout ce qu'il y a de plus correcte. Je sais qu'on me préférerait en col Claudine mais vous savez, je peux m'habiller en première communiante et faire les pires conneries du monde, et au contraire mettre un crop top et finir première de la classe.»
Pour
Noémie Aulombard, docteure en science politique, spécialiste des mouvements sociaux et des questions liées au genre et au corps, «il est très difficile de définir ce qu'est une tenue correcte ou décente. Comme toute notion qui a trait à la morale, il y a autant de définitions de la décence que d'individus; et c'est cela qui pose problème, au fond. Comme il y a un flou juridique sur cette question, c'est laissé à la discrétion de chaque responsable d'établissement, voire de chaque CPE ou de chaque pion, et c'est leur propre vision du corps des adolescents qui prévaut».
Un libre arbitre qui pose problème au vu de la différence de traitement social entre les corps. «Le corps dit féminin est souvent vu et vécu comme un problème, notamment du fait de l'imaginaire sexualisant qui lui est assigné. Du coup, on va vouloir protéger les corps féminins du désir masculin, en les faisant se couvrir. On remarque que c'est toujours aux filles et aux femmes de démentir la sexualisation de leur corps, jamais aux garçons et aux hommes de s'habituer à regarder autrement les corps féminins», observe Noémie Aulombard, qui milite pour impliquer directement les adolescentes dans la discussion, voire la conception, des règles vestimentaires: «Cela pourrait être un bon moyen de les amener à s'emparer de leur corps, à dire la place de leur corps dans la société, et à composer avec les représentations sociales et genrées du corps. Il y a beaucoup d'enjeux dans ces luttes pour une plus grande liberté vestimentaire. Cependant, il ne faut pas oublier de dire que le dévoilement du corps n'est pas forcément signe de liberté et de modernisme. Toute injonction à se découvrir participe tout autant d'un certain contrôle sur les corps que l'injonction à le couvrir; et selon moi, le droit à la pudeur doit être aussi pensé dans ces luttes-là.»
Ni trop ci, ni trop ça
Les injonctions envers les corps féminins ne datent pas d'hier, comme le rappelle
Ariane Fennetaux, chercheuse spécialisée dans l'histoire du vêtement et des pratiques vestimentaires, maîtresse de conférences à l'université de Paris: «Les femmes font toujours l'attention d'une plus grande discipline corporelle et vestimentaire. Carl Flügel, un psychologue qui était l'un des premiers théoriciens du vêtement, dit dès les années 1930 que le corps féminin est érotisé diffusément et dans son ensemble, ce qui entraîne une vigilance et une discipline plus systématiques qui portent sur une multiplicité de zones corporelles comme les épaules, le décolleté, les jambes, le nombril… Le corps masculin en revanche, est érotisé de manière plus localisée, à savoir les parties génitales.» Adieu donc crop top, bustier, minijupes ou dos nu qui, en dévoilant les peaux féminines, ne cadrent pas avec l'imaginaire que charrie la «tenue correcte» qui se doit d'être féminine, mais pas trop.
Zoé, 29 ans, qui fait régulièrement des missions d'hôtessariat, où une tenue correcte est exigée, se souvient de ses débuts compliqués: «Je venais en jean avec une chemise noire en soie, très sobre, bien coiffée, bien maquillée. Je pensais que cela convenait, se souvient la jeune femme. Mais on m'a tout de suite dit que le jean, ça faisait négligé. Sauf que quand je suis revenue avec une robe, on m'a expliqué qu'elle était trop moulante et que cela faisait vulgaire. J'ai mis du temps à savoir instinctivement ce que les employeurs entendaient par “tenue correcte”: quelque chose qu'on ne remarque pas, qui ne fait pas de vague, ni trop couvert, ni trop dévoilant, ni trop coloré…»
Ces «trop» vestimentaires,
une exposition du musée des Arts décoratifs les avaient justement explorés en 2017. «Trop serré, trop court, trop ample, trop révélateur, toutes ces injonctions sont évidemment totalement construites socialement, relève Ariane Fennetaux. Ce qui est “trop” dans une culture ou à une certaine époque ne l'est pas dans une autre.»
En Asie du Sud, des hommes portent par exemple le sarong, une jupe traditionnelle, alors qu'en Occident, la jupe masculine demeure marginale ou stigmatisée. Il en va de même pour le corset, autrefois accessoire indispensable pour toutes les femmes occidentales de bonne famille, et que l'on associe aujourd'hui au contraire à un imaginaire plus érotique. «Le vêtement a toujours servi à classer les gens, socialement, d'un point de vue du genre, mais aussi des opinions politiques, explique Ariane Fennetaux. Au XVIe siècle, c'était les lois somptuaires qui régulaient qui pouvait porter quoi en mesurant les tailles des manches, le type de couleurs ou de matériaux utilisés –il y avait des couleurs prestigieuses, car coûteuses– avec l'idée de rendre lisibles les hiérarchies sociales. Bien sûr, ces lois n'étaient jamais respectées et ont fini par être abandonnées.»
Se conformer aux normes
Il demeure pourtant certaines associations d'idées inconscientes qui construisent un imaginaire de la tenue correcte répondant à des normes sociales favorisant en particulier les populations
aisées, blanches et masculines, comme l'a observé la chercheuse en sciences sociales Camille Lavoipierre. Les décolletés ou le maquillage ne sont pas valorisés, car ils sous-entendent une jeune femme frivole; les tenues sportives ou urbaines renvoient à l'image négative des «jeunes de cité»; et les tenues trop élaborées, excentriques ou colorées peuvent laisser supposer une certaine superficialité, forcément féminine.
Selon Ariane Fennetaux, la tenue correcte au lycée, comme au travail, est ainsi liée à la notion de
«power suit» ou «power dressing», une tendance apparue dans les années 1980 au cours desquelles beaucoup de femmes ont adopté le costume masculin des hommes d'affaires, pour être plus prises au sérieux dans leur travail. «L'idée est alors pour les femmes de s'habiller de manière masculine, sans être non plus trop masculines de peur d'être vues comme des menaces par les hommes et d'être accusées de se montrer agressives ou trop ambitieuses», détaille Ariane Fennetaux.
C'est la solution adoptée par Manon, 27 ans, qui travaille dans une banque: «Mes employeurs exigent une tenue élégante et sobre. Je ne pouvais pas porter mes blouses à fleurs au bureau alors j'ai décidé de me tourner vers le dressing masculin. Je porte des tailleurs très stricts, noirs, avec tout de même des talons, car la direction insiste sur ce point. Le matin, j'ai l'impression de mettre un uniforme, je ne m'amuse même plus à choisir mes vêtements. Mais je n'ai pas de remarques sur mes habits. Ma tenue est triste à mourir, mais au moins elle est correcte.»