Pour une approche mesurée de l’épigénétique
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 23.02.2016
Il fut un temps où l’on croyait que le livre de la vie n’était écrit qu’en termes génétiques et que déchiffrer la séquence d’ADN d’une cellule fécondée aurait permis de prévoir le destin de l’organisme naissant. Cette époque n’est pas complètement révolue. La molécule d’ADN reste le substrat physique dans lequel sont « gravées » les caractéristiques des organismes.
Mais à en croire de nombreuses interventions récentes dans les médias, à l’étranger comme en France, une nouvelle clé permet de dévoiler les secrets de la vie : l’épigénétique est devenue ces dernières années le nouveau Graal du vivant. On l’invoque pour affirmer que nos gènes s’expriment différemment selon ce qu’on mange, ce qu’on respire, les sentiments qu’on ressent et les expériences qu’on vit : nous serions donc beaucoup plus que la somme de nos gènes. On parle alors d’un programme, épigénétique cette fois-ci, qui régule l’expression génique.
Dès lors, si seulement on savait modifier ce programme, on pourrait reprendre notre destin en main. Qui plus est, on lit souvent qu’on pourrait ainsi influencer également le destin des générations futures. Mais ces affirmations sont-elles fondées ? De quelles données dispose-t-on actuellement ?
Large consensus
Commençons par le terme « épigénétique » lui-même. Sa signification a évolué depuis sa première utilisation, par Conrad Waddington, en 1942. Il s’agissait pour ce biologiste britannique d’étudier les mécanismes causaux par lesquels le génotype (l’ensemble des gènes d’un organisme) produit le phénotype (l’ensemble de ses caractéristiques morphologiques et fonctionnelles).
Depuis lors, l’épigénétique a été conçue en termes moléculaires, à la suite des travaux pionniers de Robin Holliday et d’Arthur Riggs dans les années 1970. Elle est donc souvent définie comme l’étude des changements de l’expression des gènes qui ne sont pas dus à des modifications de la séquence d’ADN et sont stables à travers les divisions cellulaires.
Ces changements impliquent des mécanismes physico-chimiques variés comme la méthylation de l’ADN (qui en est une modification chimique), les modifications des histones (protéines autour desquelles l’ADN est enroulé) et de la structure de la chromatine (association d’ADN et protéines dont sont faits les chromosomes), ainsi que l’action de molécules d’ARN qui ne codent pas pour des protéines.
Malgré le large consensus dont fait l’objet cette conception de l’épigénétique, d’autres notions beaucoup moins bien définies figurent dans la littérature scientifique. Dans le domaine médical notamment, on parle d’épigénétique pour toute influence du milieu sur l’expression génique susceptible d’affecter l’état de santé d’un individu.
La notion d’« exposome », provenant de l’épidémiologie, est invoquée ici : elle englobe toutes les expositions environnementales sur la durée d’une vie (polluants, médicaments, facteurs sociaux, etc.) qui peuvent influencer la santé (humaine).
Pas de données suffisantes
Adopter une conception si large de l’épigénétique pose-t-il problème ? En réalité, oui. En effet, comme le reconnaissent un grand nombre de chercheurs en biologie, on ne dispose pas encore de données suffisantes pour déterminer combien et comment l’environnement influence l’ensemble des marques épigénétiques (l’« épigénome ») et, en modifiant l’expression des gènes, agit sur nos caractéristiques (en particulier, sur notre santé). Ainsi, il est pour le moins prématuré de mettre en avant l’idée que l’environnement peut marquer notre épigénome et ainsi de concevoir ce dernier comme une sorte d’archive moléculaire de nos expériences vécues.
Les problèmes de la définition de l’épigénétique et du degré d’influence de l’environnement s’accompagnent de deux autres questions-clés, sur lesquelles il n’y a pas encore de véritable consensus au sein de la communauté scientifique : 1. l’hérédité épigénétique transgénérationnelle et, par cette voie, la possibilité de l’hérédité des caractères acquis ; 2. le rapport entre épigénétique et génétique.
1. Les modifications épigénétiques peuvent-elles être transmises d’une génération d’organismes à la suivante ? Et si c’est le cas, est-ce que cela implique le retour de l’hérédité des caractères acquis, idée que l’on croyait défunte depuis les travaux d’August Weismann à la fin du XIXe siècle ? De fait, la transmission sur plusieurs générations de certaines marques épigénétiques est avérée chez de nombreux organismes, en particulier chez les plantes.
Il faut cependant avoir un discours prudent lorsqu’il s’agit des mammifères et, parmi eux, de l’espèce humaine. En effet, on sait que chez ces organismes, l’épigénome est remis à zéro à plusieurs reprises lors du passage d’une génération à la suivante (juste après la fécondation et durant la gamétogenèse) et que seule une petite quantité de marques épigénétiques peut échapper à ce mécanisme de reprogrammation. C’est pourquoi il n’est pas légitime, du moins pour l’instant, d’affirmer que ces marques sont transmises à travers les générations.
Quant à la possibilité d’hériter des caractères acquis par nos parents sous l’influence de l’environnement, elle est controversée, chez l’homme comme chez d’autres espèces d’organismes : il n’y a pas aujourd’hui d’accord parmi les chercheurs sur la portée de certaines expériences visant à montrer qu’une modification acquise par un organisme sous l’influence de l’environnement peut être transmise à ses descendants par voie épigénétique.
2. L’épigénétique vient-elle bouleverser la biologie en mettant en cause l’un des domaines clés de cette science, la génétique, qui a largement dominé tout le XXe siècle ? Bien que certains chercheurs soulignent les aspects révolutionnaires – que je qualifierais plutôt de novateurs – de l’épigénétique, plusieurs d’entre eux sont d’accord pour dire que génétique et épigénétique ne sont pas opposées, bien au contraire !
Il y a une continuité entre ces deux domaines de recherche, l’épigénétique n’étant qu’une étape supplémentaire dans notre compréhension de plus en plus fine du vivant.
Invitation à la prudence
En 2015, deux auditions d’experts organisées par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) à l’Assemblée nationale ont donné lieu à des discussions qui firent droit à ces diverses interrogations. Or, la façon dont la plupart des médias parlent de l’épigénétique ne reflète pas les nuances du débat scientifique, en la présentant souvent comme la nouvelle clé du vivant.
Cette tribune est donc une invitation à la prudence : certaines affirmations sur les liens entre épigénétique et environnement, épigénétique et santé, ainsi que sur l’impact de notre mode de vie sur les générations futures peuvent avoir des implications éthiques et sociales importantes et créer un état d’alarmisme injustifié.
Nul ne nierait qu’il faut adopter le principe de précaution pour prévenir des maladies pouvant avoir une base épigénétique ; mais il faut aussi être prudent dans la communication des résultats des recherches en épigénétique, en particulier sur la relation entre épigénome, environnement et santé, car on est encore loin de comprendre les mécanismes causaux qui les relient.
- Francesca Merlin, chargée de recherche à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (CNRS, université Paris-I, ENS), auteure de « Mutations et aléas. Le hasard dans la théorie de l’évolution » (Hermann, 2013).
http://www.lemonde.fr/sciences/article/ ... 50684.html