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M le magazine du Monde | 17.08.2012

Marie-Thérèse Lemaitre, le 6 juillet à Paris. Photo: Nicola Lo Calzo / LUZphoto pour M, Le Magazine du Monde
C'ÉTAIT IL Y A DEUX ANS, lors du renouvellement de sa carte d'identité. Ce qui devait être une simple formalité vient chatouiller l'enfance. Ces moments un peu cruels où on lui faisait sentir qu'elle venait d'ailleurs. "Macaroni", disaient-ils. En 2010, elle qui ne se posait même pas la question de sa nationalité doit prouver qu'elle est bien française. "Heureusement que ma mère avait conservé son acte de naturalisation..." Ironique pour celle dont le fils porte haut les couleurs de l'Hexagone. Le 9 août, il s'alignait en finale du 200 mètres aux Jeux olympiques de Londres. Et si cette fois-là la victoire n'était pas au rendez-vous, le jeune homme reste une star de l'athlétisme français.
Marie-Thérèse Lemaitre est née Micheli. Son père arrive en France à l'âge de 16 ans, faire la petite main en France dans l'entreprise de l'oncle. Il n'en est plus jamais reparti. En Italie, Mussolini a pris le pouvoir, des vagues d'immigrés franchissent les Alpes pour fuir le fascisme et la pauvreté. La seconde guerre mondiale n'a pas encore éclaté. A l'époque, pour moquer l'étranger, on dit "rital" ou "spaghetti"... Des relents racistes qui n'empêcheront pas la grand-mère de Marie-Thérèse, quelques années plus tard, de ravitailler le maquis en pâtes cachées dans une corbeille. "Elle passait la barrière de la Gestapo au col du Clergeon, raconte Marie-Thérèse. Je l'ai su bien plus tard, elle n'en a jamais tiré aucune gloire." Après la guerre, son père s'installe comme exploitant forestier dans le Bugey. Sa mère travaille dans une usine à Culoz, un petit bourg de l'Ain, coincé au pied du Grand-Colombier. Le couple aura quatre enfants.
CES PRÉMICES FAMILIALES, enracinées dans l'histoire de l'immigration française, ont marqué à jamais Marie-Thérèse. Comme un certain vendredi 9 juillet 2010. Ce jour-là, Christophe doit participer à la finale du 100 m des championnats de France au stade Georges-Pompidou de Valence (Drôme). Une heure et demie avant la course, l'athlète dort encore. "Il bâillait à l'échauffement, se rappelle sa mère. Et il faisait une chaleur terrible." Starting-blocks. Top départ. Christophe décolle et bat le record national d'un centième de seconde. 9''98. Pour la première fois de l'histoire du 100 mètres, un coureur "blanc", s'exclame la presse, est passé sous la barre mythique des dix secondes. "C'était horrible, ça m'a choquée et ça a gâché sa performance, s'exclame Marie-Thérèse. Le premier Blanc... Il n'a jamais voulu de cette phrase." Pour couronner le tout, le Ku Klux Klan invite le champion à rencontrer le groupuscule au Texas. "On a effacé ce mail", balaie Marie-Thérèse.

En 2008, l'athlète de 17 ans cumule les médailles en 60 m.
Crédits : PHOTOPQR/LE DAUPHINE TEAMSHOOT / Sylvain Muscio
Performance gâchée ou pas, c'est tout de même ce jour-là que Christophe Lemaitre, 20 ans, entre dans l'histoire mondiale du sprint. Auparavant, le jeune prodige s'était déjà fait remarquer. Mais depuis ce 9 juillet 2010, les records pleuvent. Triplé inédit aux championnats d'Europe de Barcelone quelques semaines plus tard. Champion d'Europe du 100 mètres et troisième aux Mondiaux 2011 sur 200 m... Un palmarès qui fait de lui un sujet de curiosité pour la presse sportive et une star dans sa région d'enfance. Ce qui a le don d'agacer sa mère, qui répond invariablement, quand on lui demande des nouvelles de Christophe : "Je vais très bien, merci." Et à la question : "Vous devez être fière de votre fils ?", elle assène : "J'ai trois fils, et je suis fière des trois." Depuis que Marie-Thérèse a fait son entrée dans le cercle des "mamans publiques", elle se sent "mise de côté". "Je ne suis plus Mme Lemaitre, mais la maman de Christophe Lemaitre. Plus une mère, mais un titre..." Autant dire que la convaincre de se faire tirer le portrait n'était pas gagné d'avance.
Première rencontre à Angers, le 17 juin, aux championnats de France d'athlétisme. Un verre de muscadet à la main, elle écoute. Huit jours plus tard, on la retrouve à Aix-les Bains, dans cette cité savoyarde où s'entraîne son fils. Rendez-vous est pris à l'hôtel Radisson, Christophe a l'habitude d'y donner ses interviews. Ballerines et pantalon noir, tunique sobre, Marie-Thérèse Lemaitre a une allure classique et un visage qui ne trahit pas ses 58 ans. Malgré notre insistance, elle ne veut pas entendre parler d'une rencontre "à domicile" dans sa maison de Culoz. L'intrusion a ses limites.
ELLE RACONTE SON ENFANCE, ses deux sœurs, son frère. "Je suis la numéro trois, dit-elle en souriant. Nous avons été élevés avec un idéal : aider l'autre." Après l'usine, sa mère travaille auprès de personnes âgées. Une vocation sociale qui imprègne Marie-Thérèse. "En face de mon lycée, il y avait un hôpital psychiatrique, se souvient-elle. On voyait des ombres se balader dans le parc." En devenant infirmière psychiatrique, "je suis allée de l'autre côté du mur". Sébastien, son deuxième fils, l'a suivie dans cette voie. "Les mots, c'est mon travail", martèle celle qui exerce dans un centre médico-psychologique d'adultes à Belley. Les mots, justement, ont cruellement manqué à son fils Christophe au début de sa carrière. Prononciation zozotante, poignée de main hésitante. Quand le jeune athlète pénètre la sphère médiatique, son mutisme impressionne. "C'était violent. Des journaux se demandaient même s'il était autiste", se remémore sa mère. Christophe raconte qu'il a besoin de se retrouver dans "son univers" pour se concentrer. "Nous, ses proches, avons innocemment utilisé le terme de bulle pour parler de sa façon de s'isoler, explique Marie-Thérèse. Mais ce n'était pas pour dire qu'il était malade. On a fait une erreur dès le départ et les journaux se sont focalisés sur ce mot." Comme mère, sans doute aussi comme professionnelle, elle semble aujourd'hui encore souffrir de ce malentendu. Alors quand elle parle de son fils, les mots sont choisis, pesés. "C'est quelqu'un de timide qui a du mal à s'exprimer, à dire ce qu'il ressent. Et alors ? Einstein n'a pas parlé jusqu'à ses 3 ans, était-il autiste ?"
PETIT, CHRISTOPHE n'était déjà pas un grand bavard. Ses deux grands frères, Michael et Sébastien, sont bien plus âgés. Seize ans d'écart entre l'aîné et le benjamin. Il grandit dans un monde d'adultes. A l'école, à 3 ans, "il découvre celui des enfants" et sa timidité prend le dessus. "On adorait se foutre de ma gueule, me rabaisser uniquement parce que je ne parlais pas, racontait Christophe il y a quelques mois (Le Monde du 12 mai). Je ne pouvais pas me défendre, j'étais trop introverti." En privé, avec les gens qu'il connaît, c'est pourtant un gamin normal, fan de jeux vidéo. Un très mauvais perdant, d'ailleurs. "Il a vraiment souffert à l'école, reconnaît Marie-Thérèse. Les autres sont devenus des ennemis. S'ils étaient venus vers lui, ils auraient connu le vrai Christophe." Celui qui est "souriant", "sociable", comme le décrit sa mère. Encore aujourd'hui, cette timidité le rattrape parfois, même si, avec le sprint, il a trouvé l'endroit "où il peut facilement s'exprimer", estime Bernard Amsalem, le président de la Fédération française d'athlétisme. En mai dernier, au meeting de Rome, il est au côté de superstars, Usain Bolt et Asafa Powell, mais c'est lui que la foule acclame. "Tu as vu comme ils ont crié à l'annonce de mon nom ?", lâche-t-il à sa mère. "Il est encore étonné, s'amuse Marie-Thérèse. Alors, oui, c'est vrai, il a souffert à l'école, mais de cette souffrance, il a fait quelque chose de positif. Ce n'est pas le cas de tout le monde."
Rien ne le prédestinait à devenir le "Kid". Physiquement, il n'a rien du sprinteur du xxie siècle : pas de muscles ostentatoires comme ses rivaux made in USA, pas l'assurance crâne de ses adversaires jamaïcains, et le duvet de l'enfance s'attarde sur son visage. Ado, il pratique le handball, le foot ou le rugby, entraîné par ses deux grands frères. Marie-Thérèse se souvient : "On n'arrêtait pas de me dire : "Il court vite." Très bien, mais qu'est-ce qu'on fait de ça ?" Alors, un jour de septembre 2005, à la fête du sport à Belley... "C'était un dimanche, il faisait chaud, un monde pas possible." Sur une allée en terre d'une cinquantaine de mètres, les gamins passent les uns après les autres. "Tu veux courir ?", demande la mère à son fils. "Ouais", répond-il. Il file sur cette ligne droite, et bat le record. Repéré par Jean-Pierre Nehr, son premier entraîneur, il débute l'athlétisme. Deux ans après, aux championnats du monde cadets, il termine quatrième du 100 m et cinquième du 200 m. "On l'avait suivi en direct sur notre ordinateur, se souvient Marie-Thérèse. C'est là qu'avec mon mari on a réalisé qu'il pouvait faire quelque chose dans le sport." L'année d'après, en juniors, il remporte le titre mondial sur 200 m. Dans son salon, elle ne croit pas ce qu'elle voit à la télévision. Le téléphone n'arrête plus de sonner : les journalistes, les élus... Quelque chose est en train de se produire.
Rançon de la gloire, Marie-Thérèse Lemaitre est anxieuse en permanence. Inquiète que son fils ne soit déçu de ses performances ou ne se blesse. "J'ai du repos deux mois par an, quand il ne court pas", raconte-t-elle. On est pourtant loin du tourment de l'école. Prenant en main sa communication, Christophe a désormais un blog. Mais une mère reste une mère. Inquiète pour lui tout en restant attentive à ses deux autres enfants, soulignant avec insistance "Christophe n'a rien d'exceptionnel, il est comme mes autres fils."Malgré les titres, malgré l'argent, pas question pour Marie-Thérèse de changer de vie. Elle veut travailler jusqu'au bout. Tout comme l'a fait son mari, tout jeune retraité du CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire). A la maison, personne ne parle d'athlétisme. Le dimanche, on joue à la coinche.