La police fait alors rapidement le lien entre les deux événements : l’institut est connu pour désactivâtes classées secret-défense et met au point des capteurs infrarouges utilisés par l’armée américaine pour traquer les guérilleros au Vietnam ou en Amérique latine. Les responsables? «Des militants anti-establishment», assure alors le chef de la police locale (1).
Voisine de Detroit, grande ville industrielle du Michigan, Ann Arbor est alors l’un des principaux foyers de contreculture aux États-Unis. C’est là qu’en 1962 M. Tom Hayden, alors étudiant à l’université, rédige le manifeste fondateur du Students for a Democratic Society (Étudiants pour une société démocratique, SDS), l’organisation-phare de la Nouvelle Gauche, mouvance hétéroclite érigée contre l’ordre capitaliste, raciste et autoritaire qu’incarnent les États-Unis aux yeux d’une grande partie de la jeunesse. Au printemps 1968, après l’assassinat du pasteur Martin Luther King et d’un jeune dirigeant des Black Panthers, Bobby Hutton, le SDS devient un soutien actif du Black Panthers Party (BPP), assumant sans fard sa visée révolutionnaire. Le SDS comptera en 1969 près de cent mille membres. M. Bill Ayers, une autre figure de proue de l’organisation à Ann Arbor, se remémore : «Certains d’entre nous militaient dans les quartiers pauvres et ouvriers, d’autres mettaient sur pied des contre-institutions (écoles, cliniques, coopératives de travail)… d’autres encore se battaient pour l’inscription libre et gratuite des étudiants noirs (2). »
Pour les élites dirigeantes, après le conformisme et le verrouillage idéologique d’après-guerre, l’intensité de la révolte qui secoue alors le pays apparaît proprement stupéfiante. Pour y faire face, le président démocrate Lyndon Johnson accorde en 1967 un blanc-seing aux services de renseignement en vue d’amplifier les mesures de surveillance et les tactiques de déstabilisation visant les groupes Nouvelle Gauche.
Noces de la CIA et de l’ordinateur
Le programme Cointelpro (Counter Intelligence Program)– lancé en 1956 par le Federal Bureau of Investigation (FBI) pour «accroître le factionnalisme, provoquer des perturbations et obtenir des défections» au sein du Parti communiste américain, déjà fort affaibli– s’étend d’abord au mouvement antiraciste. Le gouvernement vise les groupes dont le FBI estime qu’ils relèvent de la «haine noire» (black hate), au sein desquels comptent les Black Panthers, Nation of Islam, ou encore la Southern Christian Leadership Conference (Conférence des dirigeants chrétiens du Sud, SCLC) de Martin Luther King. Les principales figures de ces organisations sont mises sur écoute ou victimes d’informateurs et de désinformation fomentée par le Bureau afin d’entraver leur action (3). En octobre 1968, le Cointelpro élargit son activité aux militants du SDS et à d’autres groupes estampillés «Nouvelle Gauche» (4).
De son côté, la CIA lance l’opération Chaos, un ensemble de programmes illégaux tournés vers la dissidence intérieure. Cette fuite en avant s’accompagne d’un autre changement important pour le monde du renseignement : l’informatisation. Sa promesse d’infaillibilité froide et impersonnelle nourrit l’espoir des espions. Faisant écho aux justifications qui accompagnent aujourd’hui le déploiement de l’intelligence artificielle dans l’armée et autres forces de l’ordre, le «plan à long terme» de la CIA, finalisé en 1965, évoque l’«explosion d’informations» qui se produit alors et le «déficit d’analyse» qui en résulte– des défis auxquels seule l’informatique permettrait de faire face(5). Dans un avenir proche, promettent encore les auteurs du plan, «il sera possible d’établir des relations entre divers types d’événements et de données grâce à l’application de techniques de corrélation», par exemple pour prédire les processus de radicalisation de la jeunesse. Plusieurs projets de recherche en ce sens rassemblent des scientifiques éminents, comme l’un des pères fondateurs d’Internet, Joseph C. R. Licklider (6).
La National Security Agency (NSA) expérimente le recours à ses capacités informatiques pour repérer automatiquement les noms de certaines cibles dans les milliers de dépêches télégraphiques qu’elle analyse chaque jour. Quant à l’armée, appelée en renfort des opérations de maintien de l’ordre à l’été 1967 pour réprimer les soulèvements des ghettos noirs, elle développe à son tour un vaste réseau de surveillance de la Nouvelle Gauche– un programme baptisé Conus Intel. Tandis que certains soldats infiltrent les groupes pacifistes ou se font passer pour des équipes de télévision afin de mieux surveiller le milieu militant, ses ingénieurs travaillent à l’encodage de son Counterintelligence Records Information System (Système d’information des registres du contre-espionnage, CRIS) sur des cartes perforées. Comme le révélera plus tard un rapport du Congrès, le CRIS «a été conçu de manière à extraire rapidement des informations sur les troubles civils et à générer des données et des statistiques (7)».
Las, la contribution de l’ordinateur au travail de renseignement reste prosaïque : elle tient surtout en l’informatisation des fichiers, qui facilite le partage des données entre services. En 1967, le FBI entreprend ainsi de numériser les fiches qu’il détient sur les étudiants radicaux. De son côté, la CIA, dans le cadre de l’opération Chaos, utilise un ordinateur IBM pour héberger la base de données Hydra, dont l’index contient près de 300000 noms (8).
Du reste, l’expansion brutale des activités de surveillance intérieure a beau se dérouler sous le sceau du secret et dans l’opacité administrative, elle est bientôt mise en cause. Une partie du monde universitaire se mobilise contre la surveillance et la pénétration croissante au sein de la société des agences gouvernementales en charge de la sécurité nationale. En février 1967, le magazine Ramparts, l’organe de presse officieux de la Nouvelle Gauche, révèle que la CIA finance secrètement la National Student Association, une organisation étudiante, dans le cadre de sa campagne mondiale contre le communisme.
Ces informations mettent en ébullition les campus, où la CIA organise le recrutement des futurs diplômés. Étudiants et enseignants engagés à gauche accusent les centres de recherche en informatique de collaborer directement avec l’armée et les services à l’édification d’un État orwellien– et les prennent pour cible. Des sections locales du SDS organisent des sit-in autour des centres de recrutement de l’agence. Et, quelques mois plus tard, deux militants dynamitent le bureau d’Ann Arbor.
Bientôt, cette vague d’opposition gagne d’autres sphères du pouvoir. En janvier 1970, le Washington Monthly publie un article sur le programme Conus Intel sous la plume d’un doctorant en droit de l’université Columbia, Christopher Pyle. Né en 1939, il vient de quitter un poste d’enseignant à l’Army Intelligence School (École du renseignement militaire) de Baltimore et a souhaité porter à la connaissance du public des informations concernant les activités de surveillance illégale dont il a été témoin. Son article pousse les sénateurs à créer une commission chargée d’enquêter sur le monde du renseignement– une première. Présidée par le démocrate Sam Ervin, qui mènera deux ans plus tard l’enquête du Sénat sur le scandale du Watergate, la commission engage Pyle comme conseiller et révèle l’existence de dizaines de programmes de surveillance informatique au sein des administrations publiques.
En mars 1971, un petit collectif militant qui se désigne comme la «Citizens’Commission to Investigate the FBI» (Commission d’enquête citoyenne sur le FBI) s’introduit dans le bureau du FBI d’une petite ville de Pennsylvanie, rassemble plusieurs documents trouvés sur place et les transmet à plusieurs agences de presse. Grâce à eux, le Washington Post révélera pour la première fois l’existence du programme Cointelpro. Puis, en juin de la même année, dans l’affaire des Pentagon Papers, en réponse à l’administration Nixon, qui tente d’empêcher la publication de documents secrets relatifs à la guerre du Vietnam en traînant le NewYork Times devant les tribunaux, la Cour suprême porte un coup historique au secret d’État en consacrant le droit de publier des informations classifiées(9).
Quelques mois plus tard, la Cour fera annuler de multiples procès intentés par les autorités contre des groupes de la Nouvelle Gauche, en déclarant illégales les écoutes téléphoniques réalisées sans mandat judiciaire, même lorsqu’elles sont conduites au nom de la sécurité nationale. Quant au Parti démocrate, dont nombre d’élus ont été mis sous surveillance dans le cadre du programme Conus Intel, il crée un groupe de réflexion qui publie en 1972 unrapport appelant à limiter drastiquement les pouvoirs des services de renseignement (10).
À la suite des parlementaires, des juges et des médias, c’est au tour d’anciens agents du renseignement de se retourner contre les services. M. Perry Fellwock a 25 ans lorsque, après avoir travaillé pour des stations d’écoutes de la NSA à travers le monde, il rejoint la mouvance pacifiste de San Diego. Quelques mois plus tard, à l’été 1972, usant d’un pseudonyme, il accorde une interview à Ramparts dans laquelle il révèle l’existence du système global de surveillance Echelon. Avec M. Tim Butz, un ancien officier de renseignement de l’armée devenu lui aussi militant antiguerre et anticapitaliste, il fonde une organisation destinée à lutter contre les méfaits du renseignement : le Committee for Action/ Research on the Intelligence Community (Comité de recherche-action sur la communauté du renseignement, Caric).
Pour jouer son rôle de « vigie indépendante de l’appareil d’espionnage du gouvernement (11) », l’association cultive des sources au sein des services et ouvre des bureaux à Washington. Début 1973, MM. Fellwock et Butz lancent leur bulletin d’information, CounterSpy. Bientôt aidé par l’écrivain Norman Mailer, ce magazine va rallier de nombreux journalistes désireux d’enquêter sur la surveillance d’État. Les animateurs du Caric sillonnent aussi les campus pour dénoncer les « tactiques technofascistes » du renseignement, appellent à la création d’antennes locales afin de tenir en échec les politiques de recrutement de la CIA ou d’obtenir des baisses des budgets policiers. Pour contrer la propagande gouvernementale, ils débattent à la radio avec d’anciens responsables des services et contredisent les allégations de dirigeants du renseignement au Congrès lors d’auditions parlementaires. Grâce à des méthodes de renseignement en «sources ouvertes», ils publieront même l’identité d’agents de la CIA travaillant sous couverture dans des ambassades américaines de par le monde afin de forcer l’agence à les exfiltrer.
Des agences discréditées
Malgré des démentis et autres tentatives de dissimulation, l’État doit démanteler plusieurs programmes de surveillance tels que Conus Intel, Cointelpro, ou l’opération Chaos. La confiance dans les agences s’effrite. La proportion des sondés portant une appréciation «très favorable» au FBI passe de 84 % en 1965 à 52 % en 1973 puis à 37 % en 1975. Pour la CIA, le chiffre tombe à 14 % en 1975 dont 7 % des étudiants (12).
Face à l’accumulation des scandales, le Congrès lance en 1975 deux commissions d’enquête, lesquelles livrent quelques mois plus tard une critique systémique et très documentée du rôle joué par le renseignement au sein du système politique américain. Mais les manœuvres de l’exécutif, le souhait d’une grande partie des médias dominants d’adopter une posture moins critique du pouvoir et la lassitude de l’opinion publique confrontée à l’inflation favorisent un tournant.
Dans les années qui suivent, l’administration du président James Carter édicte un droit du renseignement mais qui ménage de larges marges d’interprétation aux services, et surtout réprime durement les lanceurs d’alerte (13). L’accession de Ronald Reagan à la présidence en 1981 marque le retour en force de la surveillance politique (14), laquelle apparaît rétrospectivement comme une composante essentielle de la réaction néolibérale et autoritaire aux mouvements émancipateurs des années 1960.
(1) Michael Dover, « U of M Bombed », Fifth Estate Magazine, Detroit, 13 novembre 1968.
(2)Bill Ayers, Fugitive Days : Memoirs of an Antiwar Activist, Beacon Press, Boston, 2009.
(3)Lire Thimothy D. Allman, «Comment fut liquidée toute une génération d’opposants», Le Monde diplomatique, décembre 1978. Lire aussi Marie-Agnès Combesque, «Comment le FBI a liquidé les Panthères noires», Le Monde diplomatique, avril 1995.
(4)Ward Churchill et JimVanderWall, The Cointelpro Papers. Documents from the FBI’s SecretWars against Domestic Dissent in the United States, South End Press, Boston, 2001.
(5)«The long range plan of the Central Intelligence Agency», Central Intelligence Agency, 31 août 1965.
(6)Jill Lepore, If Then. How the Simulmatics Corporation Invented the Future, Liveright, New York, 2020.
(7)US Senate (Sénat des États-Unis), «Military surveillance of civilian politics.A report of the subcommittee on constitutional rights», Committee on the Judiciary, Washington, DC, 1973.
(8)Cf. le rapport Rockefeller commandité en janvier 1975 par la présidence Ford au vice-président Nelson Rockefeller, disponible en ligne, https://archive.org
(9)Steve Sheinkin, Most Dangerous. Daniel Ellsberg andthe Secret History of theVietnamWar, Roaring Brook Press, NewYork, 2015.
(10)Richard H. Blum (sous la dir. de), Surveillance and Espionage in a Free Society, Praeger Publishers, NewYork, 1972.
(11)Cité dans Nat Hentoff,«AfterEllsberg : Counter-Spy», TheVillageVoice, NewYork, 19 juillet 1973.
(12)Kathryn S. Olmsted, Challenging the Secret Government. The Post-Watergate Investigations of the CIA and FBI, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 2000.
(13)Tony G. Poveda, «The FBI and domestic intelligence : Technocratic or public relations triumph?», Crime & Delinquency, vol. 28, n° 2, Thousand Oaks, avril 1982.
(14)StansfieldTurner et GeorgeThibault, «Intelligence :The right rules», Foreign Policy,Washington, DC, n° 48, 1982.