AFP
21 fév 2022
Mise à jour 21.02.2022 à 18:12 par Lauriane Nembrot
La banque helvète se retrouve dans la tourmente, accusée par une enquête internationale, réalisée par plusieurs médias, d'héberger des fonds d'origine criminelle ou illicite. En Suisse, le journalistes ne peuvent pas évoquer l'affaire sous peine de poursuite. État des lieux d'une liberté de la presse entravée.
"Depuis 2015, les journalistes suisses ne peuvent plus enquêter sur les données sorties des banques, même lorsque l’intérêt public est manifeste" écrit Ariane Dayer dans un éditorial publié dimanche par la Tribune de Genève. Cette journaliste suisse, rédactrice en cheffe chez Tamedia, le premier groupe de presse suisse, déplore que la législation en vigueur ait empêché les journalistes locaux de relayer
l’enquête du consortium international qui révèle ce dimanche un financement opaque du Crédit Suisse.
Une enquête menée par un consortium de journalistes internationaux
L'Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), consortium regroupant 47 médias internationaux, a mené l'enquête pendant plusieurs mois. Selon les premières révélations, le Crédit Suisse a "hébergé des fonds liés au crime et à la corruption plusieurs décennies durant".
L'OCCRP a pu se baser sur des données remises anonymement il y a un peu plus d'un an au quotidien allemand Süddeutsche Zeitung. Ces données contenaient des informations appartenant à 37 000 personnes ou entreprises dont les capitaux, évalués à un montant total de plus de 100 milliards de dollars (plus de 88 milliards d'euros) étaient gérés par le Crédit Suisse. Parmi ces milliards, au moins huit sont à ce jour "identifiés comme problématiques", selon le journal Le Monde.
Un "risque juridique trop grand"
"Aucun média suisse n’a participé, craignant une disposition de la loi sur les banques", écrit ce dimanche Mathilde Farine, journaliste basée à Zurich spécialisée économie et finances pour le journal Le Temps. "Le risque juridique était tout simplement trop grand" a déclaré TX, le plus grand groupe de médias privés de Suisse.
"La Suisse se voit comme un modèle démocratique, elle ne l’est pas lorsque l’argent douteux qui y transite ne peut plus être questionné"
Ariane Drayer, rédactrice en cheffe à Tamedia
En Suisse, depuis 2015, "les journalistes risquent une condamnation s’ils écrivent sur des données bancaires volées", en raison d’une disposition adoptée par le législateur suisse, rappellent Oliver Zihlmann et Catherine Boss, tous deux journalistes à la Tribune de Genève. Cette disposition, qui date de 2015, modifie l’article 47 de la loi bancaire. Elle prévoit notamment "jusqu'à 3 ans de prison pour toute personne qui "révèle un secret qui lui a été confié [...] ou exploite ce secret à son profit ou au profit d'un tiers".
Une modification de la législation en partie encouragée par plusieurs révélations dans les années 2010 qui mettent à mal le secret bancaire. Angela Merkel, alors chancelière allemande, avait autorisé le fisc à acheter des données bancaires volées en Suisse pour débusquer et punir les évadés fiscaux de son pays.
La liberté de la presse recule en Suisse
À la 10e place dans le classement mondial de la liberté de la presse publié en 2021 par Reporters sans frontières, la Suisse était 5e en 2018. Une chute de cinq places après plusieurs années cantonnées entre la 14e et la 20e place du classement.
"Cette disposition ne nous facilite pas la vie"
Mathilde Farine, journaliste suisse basée à Zurich interrogée par TV5Monde
“Aucun média suisse ne publie la fuite de données bancaires au Credit Suisse. Pourquoi? Tamedia a constaté que ses journalistes risquent trois ans de prison s'ils publient de telles données. Le vrai scandale, à mon sens, est là”, a dénoncé de son côté le journaliste d’investigation suisse Sylvain Besson.
"La presse en Suisse n'est pas totalement muselée. Cette disposition concerne uniquement le vol des données bancaires et ça ne nous empêche pas de faire des enquêtes sur les banques suisses", explique ce lundi à TV5Monde Mathilde Farine. Elle-même auteure d'une enquête sur le Crédit Suisse en novembre dernier, la journaliste basée à Zurich avoue que "cette disposition ne nous facilite pas la vie. Elle est entrée en vigueur en juillet 2015, après les SwissLeaks, et c'est véritablement la première fois qu'on y a affaire ".
La presse internationale se mobilise
Suite aux révélations du consortium international sur le financement opaque du Crédit Suisse, plusieurs médias ont pris position pour défendre la liberté de la presse en Suisse. Au Royaume-Uni, les journalistes du Guardian ayant participé à l’enquête sur le Crédit Suisse assurent que "la loi répressive sur le secret bancaire en Suisse empêche les reportages d'intérêt public".
"Ici, les journalistes sont menacés d'emprisonnement"
Bastian Obermayer, journaliste d'investigation
Le journaliste d’investigation allemand Bastian Obermayer, qui co-signe l’enquête baptisée Swiss secrets déplore le fait qu’en Suisse, "le secret bancaire compte plus que la liberté de la presse". "Ici, les journalistes sont menacés d'emprisonnement, poursuit le journaliste germanophone.
"Compte tenu de la menace que fait peser la loi suisse sur les journalistes impliqués dans l’enquête « Suisse Secrets », les responsables des principaux médias partenaires du projet, dont le Monde, lancent un appel au respect de la liberté d’informer", a déclaré Jérôme Fenoglio, le directeur du journal français Le Monde.
À la suite de ces révélations, le Crédit Suisse a déclaré rejeter "fermement les allégations et insinuations concernant les prétendues pratiques commerciales de la banque" et parle d’un "effort concerté pour discréditer non seulement la banque mais également le marché financier suisse dans son ensemble, lequel a connu des changements importants au cours des dernières années".