The Queen's Gambit (novel)Virginie Nussbaum
Publié vendredi 6 novembre 2020 à 17:46
Modifié vendredi 6 novembre 2020 à 17:46
En racontant le destin d’une orpheline devenue championne d’échecs dans les années 1960, cette série Netflix plonge dans le monde complexe du jeu. Fascinant
De toutes les pièces du jeu, la dame est de loin la plus la puissante: imprévisible, elle peut se déplacer dans toutes les directions et sauter un nombre illimité de cases. Cette règle de base aux échecs pourrait tout aussi bien être un résumé (sommaire) du scénario de The Queen’s Gambit: cette minisérie événement sur Netflix qui suit le destin de Beth Harmon, une orpheline américaine devenue prodige des échecs dans les années 1960.
Plus de six heures de fiction sur un jeu de stratégie, cérébral et silencieux? Empoigné par le réalisateur Scott Frank, qui avait livré l’excellent Godless il y a trois ans, le projet était pour le moins périlleux. Et pourtant, Frank réalise un nouveau joli coup: en tête des séries les plus populaires de la plateforme en Suisse deux semaines après sa mise en ligne, The Queen’s Gambit rafle aussi un sans-faute critique sur le célèbre site de notation Rotten Tomatoes. Echec et mat – et la partie se révèle bien plus envoûtante que prévu.
Refuge noir et blanc
Cassons tout de suite le mythe: Beth Harmon n’a jamais existé, si ce n’est dans un roman de l’Américain Walter Tevis sorti en 1983. Dommage, on aurait bien voulu croire à cette ascension improbable. Qui commence comme une fable: après un accident de voiture qui n’y ressemble pas, la petite Beth, 9 ans, échoue dans un orphelinat – avec une directrice peu sentimentale en guise de marâtre. C’est en descendant laver son éponge à la cave que la fillette rencontre le concierge, passionné d’échecs. D’abord récalcitrant, celui-ci accepte de lui apprendre les rudiments du jeu en secret. Et c’est tout un monde, de cavaliers et de fous, qui s’ouvre à elle. Beth trouve dans ce quadrillage noir et blanc un refuge, un terrain où s’affirmer enfin. Ah! et elle est du genre très, très douée.
On devine aisément la suite: les premiers tournois amateurs, l’étonnement des gentlemen en complet devant cette joueuse féroce (quoiqu’elle ne soit étonnamment confrontée qu’à peu de sexisme), les innombrables victoires. Une success story typique, à la différence que Beth est une héroïne déconcertante. Froide, silencieuse, insondable…, fascinante. Une impression encore renforcée par le visage atypique aux yeux félins de Anya Taylor-Joy (The Witch, Split, Glass).
Dysfonctionnelle, aussi: à défaut de véritables challengers (outre un champion soviétique), ce sont ses démons que Beth affronte continuellement, son passé familial troublé comme ses addictions. Dès les bancs de l’orphelinat, Beth abuse de petites pilules vertes, calmants qui l’aident à se concentrer sur ses parties d’échecs. Plus tard, les bouteilles sirotées seule dans les chambres d’hôtel prendront le relais.
Parties réalistes
Sous ses allures classiques de biopic, la série explore des dynamiques complexes: la relation de Beth aux hommes (dont un amoureux interprété par Harry Melling, qui n’est autre que Dudley d’Harry Potter, vingt ans après), mais aussi celle qu’elle tisse avec Alma, sa mère adoptive elle aussi alcoolique. Qui l’escorte religieusement à tous ses tournois – l’œil rivé sur la cagnotte…
Au milieu de tout ça, il y a des parties d’échecs. Beaucoup de parties d’échecs. The Queen’s Gambit (du nom d’une stratégie d’ouverture dans le jeu) rend hommage à cette discipline infiniment complexe, dont les combinaisons s’apprennent comme des formules mathématiques. Pour la représenter le plus fidèlement possible, Scott Frank s’est entouré d’experts qui ont conçu des parties réalistes et coaché les acteurs – jusque dans leur manière de tenir les pièces. «On est aussi proche que possible de l’atmosphère authentique des tournois d’échecs», déclarait Garry Kasparov, célèbre champion russe lui aussi consulté sur la série, au New York Times.
Si vous appartenez à celles et ceux qui n’y jouent pas (et qui n’y comprennent pas grand-chose), les scènes de jeu semblent parfois répétitives – voire lassantes. Mais la plupart du temps, ces danses (les coups bien plus rythmés qu’en réalité) restent visuellement hypnotisantes, à l’image de la série au grain rétro et crémeux.
Le roman de Walter Tevis aurait dû être adapté en film en 2008 déjà, projet avorté par la mort de Heath Ledger qui était pressenti pour le réaliser. Douze ans plus tard, le format sériel met sa trame en valeur, s’attardant à dépeindre les névroses intrinsèques au succès, le temps long et toutes les complexités d’une partie d’échecs.
Et vous, jouez-vous aussi le gambit de la dame (1. d4, d5 2. c4) ?