Fabien Deglise
13 mai 2020
Vivre presque normalement, mais avec prudence, en maintenant les personnes âgées de 70 ans et plus en isolement. Et surtout miser sur l’immunité de masse pour réduire l’impact de la maladie sur la société.
Le chemin singulier pris par la Suède dans la lutte contre la COVID-19 a été observé avec crainte et perplexité par le reste du monde depuis le début de la pandémie. Mais le pays scandinave a-t-il finalement fait les bons choix ?
C’est la question qui s’impose désormais au regard du bilan sanitaire de la Suède et de l’optimisme avec lequel ce pays de 10 millions d’habitants envisage désormais la deuxième vague de contamination à l’automne prochain.
« Il va y avoir une deuxième vague et la Suède va avoir un niveau d’immunité élevé pour y faire face », a résumé vendredi dernier Anders Tegnell, épidémiologue en chef du gouvernement suédois et architecte de la stratégie du non-confinement, dans les pages du Financial Times. Il estime que 40 % de la population va être immunisée d’ici la fin du mois de mai contre le SRAS-CoV-2 dans la ville de Stockholm, région la plus touchée par la maladie. « Le nombre de cas d’infection va être probablement plus bas ici. Mais en Finlande [le pays voisin], où l’immunité collective est plus faible, vont-ils être obligés d’imposer une autre fermeture de la société » face à cette deuxième vague ?
Deux mois après le confinement total décrété dans plusieurs pays du monde, dont le Québec, la Suède continue de surprendre. Mardi, le pays d’Europe du Nord exposait en effet un bilan de 32 morts causées par le nouveau
coronavirus par 100 000 habitants, soit 5 de moins qu’au Québec où des mesures draconiennes ont été adoptées depuis le 15 mars dernier pour empêcher la prolifération de la maladie : fermeture des écoles, des commerces non essentiels, des bars, des restaurants, interdiction de rassemblement… ce que la Suède n’a pas fait.
Oui, le pays scandinave compose avec un nombre de décès largement supérieur à celui de ses deux proches voisins confinés, la Finlande et la Norvège, où la COVID-19 a emporté à ce jour moins de 5 personnes par 100 000 habitants. Mais le décompte suédois reste toujours moins élevé qu’en Italie (51 décès par 100 000) ou au Royaume-Uni (49 décès par 100 000), où les pouvoirs publics ont pourtant opté pour des confinements stricts.
Moins sévère, mais ciblé
« Il n’y a pas de mystère suédois », lance à l’autre bout du fil Élisabeth Bladh, spécialiste des littératures francophones à l’Université de Göteborg, une Suédoise vivant cette lutte singulièrement de l’intérieur. « Les autorités ont adopté des mesures moins sévères qu’ailleurs, mais qui visaient finalement le même objectif de protection de la population. Et cela, pour le moment, semble bien fonctionner. »
En Suède, la vie n’a dévié qu’un peu de sa trajectoire depuis l’apparition de ce nouveau virus. Les écoles maternelles, primaires et secondaires sont restées ouvertes — les universités et les équivalents du cégep ont opté pour l’enseignement à distance. Les terrasses sont occupées, les magasins sont fréquentés et les petites salles de cinéma offrent toujours leurs fenêtres ouvertes sur le monde et sur l’art.
Les autorités sanitaires ont recommandé de maintenir une distance sociale de deux mètres entre les individus, de pratiquer le télétravail autant que possible, de s’abstenir de tenir des rassemblements de plus de 50 personnes. Les personnes âgées ont été mises à l’écart pour protéger leur santé. Enfin, les espaces communs ont été modifiés pour favoriser les nouvelles règles d’hygiène qui prévalent désormais ailleurs dans le monde, comme le lavage récurrent des mains.
« Bien sûr, nous fréquentons moins de monde », admet l’essayiste et journaliste suédoise Fanny Härgestam, jointe à Stockholm au début de la semaine. « Personnellement, j’ai passé beaucoup de temps en famille à la maison dans les dernières semaines. Je ne vois plus mes parents ni mes beaux-parents de peur de les contaminer. Les week-ends, nous les passons beaucoup dehors. Et nous n’avons pris le métro qu’une seule fois depuis le mois de février. »
Sa confiance dans la stratégie suédoise reste entière. « Au début, je crois que des gens ont eu peur parce qu’ils avaient l’impression que l’on n’en faisait pas assez et pas assez vite, ajoute-t-elle. Mais avec le temps, quand les Suédois ont vu que les hôpitaux arrivaient à gérer la situation plutôt bien sans être complètement saturés, ces craintes se sont apaisées. »
« Beaucoup de gens ici sont très contents de cette stratégie qui nous permet de mener une vie plus normale, ajoute Fanny Forsberg Lundell, professeure au Département d’études romanes et classiques de l’Université de Stockholm. Beaucoup de parents avec de jeunes enfants, comme moi, sont ravis que les écoles soient ouvertes. Cela crée une stabilité. »
Confinement inopérant
Selon les dernières statistiques suédoises, près des trois quarts des victimes de la COVID-19 étaient des personnes âgées vivant dans des résidences ou chez elles avec soins à domicile. Plus de 90 % des 3313 décès enregistrés à ce jour étaient des personnes de plus de 70 ans.
Tout en reconnaissant avoir réagi avec un peu de lenteur pour éviter cette spirale létale qui a frappé ces personnes âgées et leurs lieux de confinement, le gouvernement a annoncé mardi l’octroi de 220 millions en nouveaux crédits pour intensifier la lutte dans ces endroits précis.
« Il est presque inutile d’essayer de stopper la propagation du virus », a admis Johan Giesecke, ex-épidémiologue du gouvernement suédois, dans les pages du quotidien Svenska Dagbladet la semaine dernière. « Au lieu de ça, nous devons nous concentrer sur la prestation de soins optimaux aux victimes. Des critiques ont accusé la Suède de sacrifier ses vieux pour atteindre rapidement l’immunité de groupe. Or, il est désormais clair dans de nombreux pays qu’une fermeture de la société ne protège pas les personnes âgées et fragiles qui vivent dans des maisons de soins, un groupe que le confinement visait pourtant à protéger. Cela ne réduit pas non plus le taux de mortalité global de la COVID-19, ce qui est évident lorsque l’on compare, par exemple, l’expérience du Royaume-Uni avec d’autres pays européens », comme la Suède.
Une gestion dépolitisée
La singularité de la gestion de la crise par la Suède tient également dans son caractère totalement dépolitisé. Dans ce pays, les questions sanitaires sont appréhendées uniquement par les scientifiques de l’État dont le pouvoir de décision est supérieur à celui des élus dans les circonstances. Le gouvernement tout comme les partis d’opposition se plient à cette gouvernance d’experts scientifiques, tout en mettant leurs chicanes et leurs stratégies politiques ou électoralistes de côté.
« La lecture scientifique de la situation est la même en Suède que dans d’autres pays du monde, dit Fanny Forsberg Lundell. Le gouvernement suit les décisions des experts, sans pouvoir non plus transgresser certaines libertés des citoyens, y compris en temps de crise. Voilà pourquoi, aussi, il ne peut que faire des recommandations à suivre plutôt que de passer des mesures plus radicales. Ceux qui trouvent ces mesures trop laxistes se sont eux-mêmes imposé un confinement plus sévère. »
Globalement, plus de 71 % des Suédois appuient les mesures prises par la Folkhälsomyndigheten, l’autorité de la santé publique, pour faire face à la pandémie. Depuis le début de cette crise mondiale, la confiance dans le gouvernement du premier ministre Stefan Löfven, un social-démocrate, a augmenté considérablement, pour passer de 32 % à 53 %.
« Les Suédois restent toujours très vigilants et essaient de respecter les règles de distanciation sociale, dit la journaliste Fanny Härgestam. Mais un récent sondage de l’Agence suédoise des mesures d’urgence indique que cette vigilance est désormais en baisse. » Et ce, croit-elle, en raison de la diminution récente du nombre de cas confirmés de contamination dans ce pays, autre signe d’une stratégie décriée et qui au final pourrait bien devenir enviée.