Chloé Leprince
20/02/2019
Vénéneux et suspects, la race et le genre ont longtemps été négligés par les sciences sociales: ils subvertissaient à la fois l'universalisme républicain et la critique marxiste des inégalités. Pour mieux penser les discriminations, l'intersectionnalité les réhabilite. Au prix de vives controverses.
L’incident a duré quelques jours, mi-février, sur Facebook. Impossible de viraliser le dossier que
la revue Mouvements venait de mettre en ligne, consacré à l’intersectionnalité, cette façon de regarder les faits sociaux en combinant notamment le genre et la race aux classes sociales. “Revue des idées et des luttes”, Mouvements rassemble depuis vingt ans chercheurs et chercheuses, militants et militantes et aussi des journalistes dans le but de “conjuguer le sérieux et la rigueur à un souci de réactivité aux grands débats et faits du moment” et de “montrer que les sciences sociales peuvent contester ou utilement éclairer les prises de position politique” - c’est ce que dit
la profession de foi sur le site de la revue.
Le dossier censuré quelques jours avait été signalé par des usagers du réseau social. Une procédure qui permet de dénoncer un contenu dont la communauté jugerait qu’il fait entorse aux bonnes pratiques (ou à la loi). Dans les faits, qu’un contenu parvienne à être censuré dit quelque chose du nombre de signalements dont il a fait l'objet. Sur le papier, la procédure sert plutôt à empêcher la propagation encore plus virale de contenus qui seraient, par exemple, racistes ou diffamatoires. Pas vraiment à clouer le bec à des chercheurs en sciences sociales même s’ils ont le souci de porter la controverse. Dans le cas de Mouvements, l’accès a été rétabli en quelques jours vers
le dossier incriminé que vous pouvez retrouver par ici, et qui consiste en fait en cinq articles et une introduction, signés de onze chercheurs en sciences sociales reconnus pour leur travail académique.
Ces contributions s’intitulent par exemple :
“Rôle des intellectuel·les, universitaires ‘minoritaires’, et des porte-parole des minorités”
”Le sous-champ de la question raciale dans les sciences sociales françaises”
ou encore
”Cartographie du surplomb”
On n’est pas, dans cette histoire, dans le registre du fanzine blasphématoire et iconoclaste, mais dans celui d’un débat intellectuel nourri, quoique sensible. Car cette brève tentative de censure souligne l’intensité de la controverse autour de l’intersectionnalité, et plus particulièrement, de la question de la race dans les sciences sociales.
La classe aveugle et la race amnésique ?
Le mot "intersectionnalité" est lui-même encore assez méconnu en France. Angela Davis, qui en fut un des premiers visages célèbres, reste ainsi bien plus visible, de ce côté-ci de l'Atlantique, pour son activisme afro-américain que pour son engagement marxiste voire son féminisme. Avant la lettre, elle-même articulait pourtant explicitement les trois dimensions dès les années 70, et par exemple dans Les Après-midis de France Culture enregistrés le 16 mai 1975, alors qu'Angela Davis était de passage à Paris.
Une part non négligeable des vieux procès qu'on fait à l'intersectionnalité tient au fond à sa méconnaissance. Parmi ce qui explique aujourd'hui sa charge polémique, lui est reproché de promouvoir une vision du monde communautariste, de figer les trajectoires et les rapports sociaux dans les filets de l'identité.
Le concept a pourtant trente ans maintenant, puisqu’il remonte à un article de 1989 de Kimberley Crenshaw, une juriste américaine, noire, qui s’inscrit dans le mouvement du black feminism aux Etats-Unis. Professeure de droit à UCLA, et à Columbia University, Crenshaw endosse dans
cet article de 1989 une approche critique de la lutte traditionnelle contre les discriminations. Elle entend montrer en quoi les femmes noires sont au fond au moins deux fois victimes (en tant que noires, et en tant que femmes), et peinent à faire reconnaître par la justice les multiples discriminations à l’emploi qu’elles subissent, et qui parfois se renforcent (parce que noires et parce que femmes).
A l’origine, c’est ce point aveugle du droit que vise l’intersectionnalité. Aujourd’hui, il recoupe largement l’idée de ce qu’on appelle "la convergence des luttes" dans le champ militant, en vantant une approche plurielle de la domination pour dire que les discriminations sont multiples, et qu’elles peuvent tenir ensemble (mais pas toujours) le genre, la classe sociale, la race, ou encore l’orientation sexuelle, la religion ou le handicap.
Importation à assimilation lente
En France, la réception de ce concept d’intersectionnalité n’a été ni immédiate, ni fluide. Historiquement, ce sont plutôt les chercheurs qui travaillaient sur le genre qui ont poussé cette approche dans la sphère académique. On peut faire remonter cela au milieu des années 2000, alors que le contexte en Europe était plutôt à la sexualisation des questions raciales, et qu'en France on n'avait pas encore fini de métaboliser
l'approche néo-féministe d'une Judith Butler.
Il y a onze ans, Elsa Dorlin, maîtresse de conférences en philosophie, publiait (à L’Harmattan)
Black feminism : anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000. Puis, moins d’un an plus tard, Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination (aux Puf), un recueil collectif de textes qui invitaient à repenser la lutte féministe, notamment au prisme de la race. La toute première occurrence du terme “intersectionnalité” dans les archives radiophoniques remonte à cette publication-là, avec Elsa Dorlin, invitée dans
La Suite dans les idées le 26 décembre 2009 sur France Culture.
Si Elsa Dorlin est présentée ce jour-là comme “spécialiste du féminisme et des identités sexuelles”, la page consacrée à l’ouvrage collectif sur le site des Puf articule bien le genre à la classe et à la race - et ne fait pas l'impasse sur les dilemmes méthodologiques et intellectuels que cette articulation peut charrier :
La question cruciale de l’articulation du sexisme et du racisme, notamment, a ainsi renouvelé tout autant l’agenda des mouvements féministes que la recherche universitaire. Cet ouvrage a pour but d’interroger les différents outils critiques pour penser l’articulation des rapports de pouvoir. Tout en interrogeant leur mode propre de catégorisation (les catégories de “sexe” et de “race” ont-elles méthodologiquement le même statut que la classe ? À quelles conditions utiliser la catégorie de “race” comme une catégorie d’analyse ? L’analyse en termes de classe a-t-elle été éclipsée par l’analyse croisée du sexisme et du racisme, après les avoir longtemps occultés ?...) cet ouvrage discute les différents modes de conceptualisation de ce que l’on pourrait appeler “l’hydre de la domination” : analogique, arithmétique, géométrique, généalogique.
Dix ans plus tard,
le dossier que publie Mouvements sous le titre “Intersectionnalité” s’inscrit dans le prolongement d’une controverse intellectuelle qui n’a cessé d’aller crescendo - au point de fracturer la communauté académique. Car cette tentative de censure de Mouvements sur Facebook ne dit pas rien de la charge taboue de l’intersectionnalité en France. Trente ans après l’article fondateur de Crenshaw, qui était justement
de passage à la Sorbonne, à Paris, ce mois de janvier 2019, ce n’est pas tant la question du genre qui est la plus taboue (même si elle mobilise différemment les chercheurs en sciences sociales), mais plutôt celle de la race. Qui s’affronte pour de bon à toute une tradition française, intellectuelle mais aussi politique.
Le dossier “Intersectionnalité” de Mouvements est en réalité une réponse. Il s’inscrit à la suite de plusieurs années d’affrontements plus ou moins mouchetés dans le champ académique - dans des colloques ou en marge de soutenances de thèse, par communications interposées ou dans les arcanes de l’édition. Et l’un des derniers épisodes de cette série de passes d'armes s'incarne dans un texte que l’historien Gérard Noiriel a posté sur
le blog qu’il a ouvert à l’automne 2018, et qui jouit déjà d’une belle notoriété sur les réseaux sociaux. “L’accueil enthousiaste de ce texte auprès de certain.e.s chercheur.e.s en sciences sociales nous a étonné.e.s et interpellé.e.s. En tant que chercheur.e.s travaillant sur ces questions, il nous était difficile de rester silencieux/euses”, écrivent Abdellali Hajjat et Silyane Larcher
dans leur introduction au dossier de Mouvements.
Un malaise qui penche à gauche
Gérard Noiriel est pourtant loin de passer pour l’historien le plus réactionnaire du champ universitaire. Il est l'un des fondateurs de la socio-histoire en France, et son dernier livre Une histoire populaire de la France (jumeau au catalogue Agone du classique d’Howard Zinn de 1980, Histoire populaire des Etats-Unis), a par exemple été largement médiatisé à la faveur de la mobilisation des “gilets jaunes”. Notamment parce que
Noiriel réinscrit la colère actuelle des classes populaires dans le temps long d’une domination économique, sociale, et politique qui avait été en partie mise sous le tapis.
Mais il a aussi été
un pilier en France de l’histoire de l’immigration, figure scientifique centrale au moment de la création du premier Musée de l’histoire de l’immigration dans l’ancien palais colonial de la Porte dorée à Paris... jusqu’à en claquer la porte le 31 mai 2007, pour protester contre la création d’un ministère de “l’immigration et de l’identité nationale”.
Ce jour-là, trois semaines après l’élection de Nicolas Sarkozy, ils sont huit universitaires à démissionner après avoir participé, pendant quatre ans, à la préparation du projet scientifique du musée qui s’élaborait comme “un nouveau lieu de l’histoire de France” depuis 2002 et Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. Parmi les démissionnaires, Gérard Noiriel, Patrick Weil, et aussi Patrick Simon, démographe à l’INED, reconnu pour ses travaux sur les discriminations... et aujourd’hui l'une des figures de la revue Mouvements. Ce n’est pas un détail mondain, une bataille de noms (ou d’égos) encapsulée dans un petit microcosme universitaire : ça raconte dix ans au cours desquels un fossé s’est creusé au sein des sciences sociales, y compris chez des chercheurs qui ont en commun d’être plutôt classés à gauche.
Ce fossé est scientifique, épistémologique, il est sans doute aussi politique et peut en partie témoigner, depuis la communauté universitaire, d’un malaise qui va s’épaississant, à gauche. Et pour lequel le concept d’intersectionnalité fait un peu office de thermomètre - y compris dans ce que dit sa difficulté à s’imposer.
En dénonçant les points aveugles d'un féminisme marxiste à la française tel qu’il s’était installé dans les années 70, les tenants de l’intersectionnalité se sont d’abord heurtés à une partie des réseaux militants féministes - endossant par exemple le slogan du black feminism, “Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont hommes, mais nous sommes quelques-unes à être courageuses” .
Ils s’affrontent aujourd’hui à ceux qui se réclament notamment de l’universalisme républicain, ce modèle français dont s’étonnaient deux figures de la pensée intersectionnelle américaine, Laura Frader et Joan Scott, en 2004, date de leur passage à France Culture dans
La Fabrique de l'histoire.
1947 : Simone Veil et "la race juive"
Contrairement aux Etats-Unis d’où viennent Scott et Frader, la tradition française républicaine se veut aveugle à la race et à la couleur, et ça explique en partie les résistances à l’intersectionnalité. Qui se doublent souvent d’une réticence très concrète, sur le terrain, chez des militants, à faire cortège commun pour manifester, au nom de la convergence des luttes, aux côtés de féministes musulmanes et voilées, de militantes lesbiennes, gays ou queer, de gardiens du temple marxistes, ou encore avec des collectifs de lutte contre l’islamophobie. Dire “race” fait souvent sursauter dans la France de 2019. Ce n’est pas nouveau mais ça n’a pas été aussi constant qu’on l’entend dire parfois : ainsi, on trouve dans les archives radiophoniques
cette émission Réponses à tout de mars 1947 qui s’intitulait "Le racisme". On pouvait y entendre Simone Veil, âgée de 20 ans, raconter devant les députés à l’Assemblée nationale “les différences dans la race juive” suite à son expérience concentrationnaire. Au perchoir, on la présente comme “déportée raciale” et le mot "race" rebondit sans faire frémir tout au long de l'émission.
Dans le champ académique, l’intersectionnalité ne s’oppose pas seulement à cette tradition républicaine universaliste qui s’est imposée avec d’autant plus de souffle que le Troisième Reich avait pratiqué la sélection raciale avec la complicité de l’Etat français à Vichy. L’approche intersectionnelle se heurte aussi aujourd’hui à la question d’une concurrence des objets de recherche. Pour faire court, la question est de savoir si la race ne joue pas contre la classe.
Le 29 octobre 2018, Gérard Noiriel a ainsi repris sur son blog une idée qu’il développait déjà dans son Histoire populaire de la France où il écrivait :
La crise du mouvement ouvrier a considérablement affaibli les luttes sociales au profit des conflits identitaires. Le projet d’écrire une histoire populaire du point de vue des vaincus a été accaparé par les porte-parole des minorités (religieuses, raciales, sexuelles) pour alimenter des histoires féministes, multiculturalistes ou postcoloniales, qui ont contribué à marginaliser l’histoire des classes populaires.
Le gros sel de la domination
Compte tenu de l'ensemble de ses travaux depuis plus de quarante ans, il y aurait quelque chose d’un peu aberrant à résumer au gros sel (dans la plaie) Gérard Noiriel comme un chercheur suprémaciste blanc. Et l'historien est loin d’être le seul à endosser cette lecture critique des travaux au prisme de la race. Il fait partie de ces intellectuels qui déplorent depuis plusieurs années déjà l’affaiblissement du concept de “classe sociale” et cette marginalisation des classes populaires dans les médias,
dans les programmes scolaires, et donc, aussi, dans les sciences sociales elles-mêmes. Et finalement, l'effacement progressif de l’idée d’une société divisée par classes, qui porte au fond en elle l’idée que ceux qui ont plus de pouvoir, de richesse, de capacité à se faire entendre, dominent ceux qui sont au bas de l’échelle sociale.
Cet effacement, qui coïncide avec la dévalorisation du marxisme sur la scène politique, a bien une réalité tangible, quantifiable et irréfutable. Ainsi en octobre 2018,
un précédent article intitulé “Classes sociales, un concept en voie de disparition”, citait sur franceculture.fr les travaux d'Alexis Spire et Emmanuel Pierru, qui datent précisément à 1984 le “déclin très net” des termes “classe sociale” ou “classe ouvrière” si l’on passe au peigne fin l’ensemble des références au catalogue de la Bibliothèque nationale. Trente-cinq ans plus tard, on peut lier ce recul, bien réel, de la lecture en termes de classes sociales au
mépris de classe sans filtre et sans vergogne qu’on peut palper un peu partout aujourd’hui.
La question de savoir si c’est la race qui a dévitalisé la lutte des classes (et si, au fond, la classe devrait primer sur la race ou le genre) est loin d’être tranchée, qu’on regarde la controverse depuis l’université ou du côté de la sphère militante. Mais sur son blog comme dans son Histoire populaire de la France, Gérard Noiriel va plus loin - et c'est ce que lui reprochent aujourd'hui ses détracteurs.
Il ne s’en tient pas à déplorer la marginalisation des classes populaires. Il accuse en fait les chercheurs qui travaillent sur le genre ou la race d’avoir raflé la mise. Dans le même texte, l’historien écrit un peu plus loin :
Il suffit de consulter la bibliographie des articles et ouvrages publiés en histoire ces dernières années ou de regarder les recrutements sur des postes universitaires pour être convaincu [que] des histoires féministes, multiculturalistes ou postcoloniales, ont contribué à marginaliser l’histoire des classes populaires.
Dans
un des articles du dossier de Mouvements, Inès Bouzelmat a cherché à lui répondre à travers une approche sociologique fine et ce qu’on appelle, dans le jargon sociologique, “une analyse des correspondances multiples” (pour faire court, une modélisation cartographique héritée de Pierre Bourdieu, qui croise le quantitatif et le qualitatif). En regardant à la fois les publications, les postes, la visibilité des uns et des autres, ou encore de nombreuses autres variables, et en citant anonymement des entretiens menés auprès de plus de cent de ses collègues à l'approche intersectionnelle, la chercheuse entend montrer que “les travaux sur la question minoritaire, la racialisation ou le postcolonial demeurent des domaines de “niche”, largement circonscrits à des revues et des espaces académiques propres, considérés comme des objets scientifiques à la légitimité discutable et bénéficiant d’une faible audience dans le champ académique comme dans l’espace public – à l’exception de quelques productions vulgarisées.” Pour elle, “les thématiques de l’intersectionnalité demeurent dominées”... tout comme les chercheurs qui s’en saisissent le sont eux aussi.
"De la question sociale à la question raciale"... et son point d'interrogation
Ce que le dossier révèle, comme du reste le blog de Gérard Noiriel, c’est que la sphère académique s’est fracturée sur la race, et que la fracture est allée s’élargissant. Eric et Didier Fassin, deux chercheurs de renom en sciences sociales, sont parmi ceux qui se sont saisis très tôt d’une approche intersectionnelle. En 2006, ils coordonnaient, à La Découverte,
un ouvrage collectif intitulé De la question sociale à la question raciale ? (dont le point d’interrogation fait partie du titre).
Au sommaire de ce livre qu’on peut regarder aujourd’hui comme un moment-charnière, on trouve parmi les contributeurs :
les frères Fassin, à raison de plusieurs textes chacun (dont
“Aveugles à la race ou au racisme ?” par Eric Fassin et
“Nommer, interpréter. Le sens commun de la question raciale” par Didier Fassin)
Pap Ndiaye (
“Questions de couleur. Histoire, idéologie et pratiques du colorisme”)
Stéphane Beaud et Michel Pialoux, pour un quatre-main devenu classique,
“Racisme ouvrier ou mépris de classe ? Retour sur une enquête de terrain” (qui faisait suite à vingt ans de travaux de Michel Pialoux d'abord, puis de Pialoux avec Beaud, dans les usines automobile du côté de Sochaux)
et donc, parmi d’autres, Gérard Noiriel et sa contribution
“Color blindness” et construction des identités dans l'espace public français
Ce livre collectif voyait le jour quelques mois après le soulèvement de 2005 dans les quartiers populaires (on dira “les émeutes de banlieue”). Il montrait, sous forme chorale et pas monolithique, que les sciences sociales s’interrogeaient sur la manière d’envisager une réalité et une histoire qui articulaient le social, l’économique, le racial, et aussi (moins visible dans l’ouvrage), le genre.
A l’époque, Eric Fassin était venu défendre l'ouvrage sur France Culture
dans La Suite dans les idées le 28 novembre 2006.
L’approche d’Eric Fassin se distinguait déjà de celle d’un Gérard Noiriel à la sortie de De la question sociale à la question raciale ? Mais les archives témoignent encore d’un dialogue nourri sur ces questions controversées. Ainsi, le 5 février 2008, La Suite dans les idées recevait le même jour, Eric Fassin, Gérard Noiriel et Patrick Weil, venus dialoguer sur l’idée d’un modèle républicain aveugle à la couleur ou à la race.
Des programmes de colloques ou de journées d’études à la même époque montrent que l’on débattait encore des termes pour raconter la domination, sans forcément dire qui serait le plus dominé des deux, du noir discriminé ou de la mère célibataire paupérisée.
"Chercheurs minoritaires", porte-paroles et entrepreneurs d'une cause
Aujourd’hui, un livre choral comme De la question sociale à la question raciale ? serait-il possible ? Avec les mêmes chercheurs, poids-lourds de leurs domaines respectifs ? Et conserverait-il son point d’interrogation en bout de titre ? Rien n’est moins sûr.
Treize ans plus tard, plusieurs des chercheurs du livre ont poursuivi leurs travaux dans une visée intersectionnelle et n’ont rien cédé à l’approche par la race. Ils ont, entre-temps, été rejoints par d’autres, parmi lesquels ceux qui signent aujourd’hui le dossier dans Mouvements et entendent répondre spécifiquement à Gérard Noiriel. Pourquoi lui ? Notamment parce qu’il a écrit noir sur blanc que ces chercheurs-là agissent en “porte-paroles des minorités”. Gérard Noiriel utilise l’expression dans son texte, mais d’autres aussi disent “chercheurs minoritaires”.
Audrey Célestine, Abdellali Hajjat et Lionel Zevounou leur répondent dans l’article
“Rôle des intellectuel·les, universitaires ‘minoritaires’, et des porte-parole des minorités” : ils refusent cette assignation, l’idée qu’ils seraient porte-paroles ou entrepreneurs d’une cause (“un soupçon de militantisme”), et aussi ce renvoi à des origines ou à des trajectoires personnelles. Pour répondre, les trois chercheurs exhument
un article de 2004 (dans la revue Hommes et migrations) dans lequel Gérard Noiriel regardait déjà des travaux comme les leurs depuis des "dispositions à la rébellion" qui seraient le fruit d’une histoire personnelle :
On oublie généralement que les dispositions pour la rébellion que l’on rencontre fréquemment dans les milieux issus de l’immigration s’expliquent par le fait qu’ils cumulent les formes les plus graves de souffrance sociale. Bien souvent ces personnes ne peuvent construire leur identité qu’en cultivant le potentiel de révolte qu’ils ont en eux. L’investissement dans l’écriture, dans la recherche, dans les activités culturelles en rapport avec l’expérience vécue peut être une façon de canaliser ce potentiel dans des formes qui soient compatibles avec le principe de la démocratie, avec le respect des biens et des personnes.
“Emotion” ? Audrey Célestine, Abdellali Hajjat et Lionel Zevounou répondent ceci :
La réduction de la professionnalisation des minoritaires dans le monde académique à une révolte non-violente pose question. Assigner leur travail scientifique à une émotion, la révolte, n’est-ce pas nier le fait que les minoritaires peuvent tout à fait être chercheur.e sans qu’ils.elles soient déterminé.e.s par une improbable disposition à la rébellion ?
Ils écrivent “les minoritaires dans le monde académique” et pas “les racisés” tandis que les mots “racisation” et “racialisation” peinent eux aussi à s’imposer, dans le langage commun comme dans la sphère intellectuelle. La preuve ? Pas la moindre occurrence, dans les archives radiophoniques, du nom de
Colette Guillaumin, la chercheuse à l’origine du terme “racisation”, en 1972, tandis qu’elle cherchait à affiner le concept de “racialisation”, de Franz Fanon, pour décrire les mécanismes concrets, pratiques, de discriminations liées à la race (comme le rappellent Lila Belkacem, Lucia Direnberger, Karim Hammou et Zacharias Zoubir dans
"Prendre au sérieux les recherches sur les rapports sociaux de race").
L'OPA des "décolonisés", cinquième colonne académique ?
Ce dossier de Mouvements est aussi à regarder depuis un contexte. L’incrédulité des auteurs à voir des collègues les renvoyer ainsi à leurs origines ou à des trajectoires personnelles, puis à faire d’eux des entrepreneurs d’une cause communautaire sous prétexte qu’ils n’auraient pas rien à voir avec une histoire de l’immigration tout en travaillant sur les discriminations raciales ou religieuses, ne flotte pas dans un air éthéré. Elle s’enracine dans plusieurs saillies de l’automne 2018, qui a vu fleurir dans la presse les accusations de communautarisme à l’université.
Le 28 novembre 2018, Le Point publiait
une tribune signée par 80 intellectuels (dont les universitaires Jean-Louis Fabiani, Jean-Claude Michéa, Robert Redeker ou encore Jean-Pierre Le Goff), contre le “décolonialisme” qui, “sous couvert de lutte pour l’émancipation, réactive l’idée de « race» ”.
Deux jours plus tard, c’est
dans L’Obs que Matthieu Aron dénonçait à son tour un communautarisme “décolonial” qui noyauterait la sphère académique - dans un article à charge qui mélange approche intersectionnelle, culture de l’excuse, racisme anti-blanc et chercheuses voilées. D’après l’auteur, plusieurs chercheurs en place dénonceraient (sous le sceau d’un anonymat assez commode en l’espèce) l’OPA en cours à laquelle se livreraient des chercheurs issus de l’immigration. Et plus particulièrement, des universitaires qui travaillent sur l’islam, renvoyés
aux "Indigènes de la République", un collectif anti-raciste radical, anti-impérialiste et anti-sioniste, accusé de longue date de racisme ou d’antisémitisme et de collusion avec l’islamisme.
Le lien avec les chercheurs intersectionnels ? Le même vieux procès qu’on leur fait depuis maintenant une dizaine d’années : être des faux-nez de l'islamisme dans le monde académique. Car on est bien obligé de constater qu'une large part des critiques adressées à l’approche par la race tient moins à la couleur qu’à la religion - et, au fond, à l’islam.
Qu’Abdellali Hajjat (qui a soutenu en 2009 une thèse intitulée
“Assimilation et naturalisation : socio-histoire d'une injonction d'Etat”) soit monté au front dans Mouvements ne tient ainsi pas du hasard : en 2013, il avait déjà essuyé des procès en sorcellerie, lorsqu’il avait sorti, avec le sociologue Marwan Mohammed,
le livre Islamophobie (à La Découverte). Sous-titre : “Comment les élites françaises fabriquent le «problème musulman»”. A l'époque, 8 actes sur 10 répertoriés comme "islamophobes", visaient des femmes, souvent issues de milieux populaires : l'islamophobie est aussi une intersectionnalité.
Ce terme d'“islamophobie” est un néologisme controversé depuis son origine, et Vincent Geisser, le premier à le réactiver dans la période récente, avec
La Nouvelle islamophobie, paru en 2003 (déjà à La Découverte), avait lui-même été brocardé parce qu’il distinguait une singularité, parmi toutes les discriminations, qui mettait en lumière un rapport spécifique à l’islam. C’est dans la voix de Vincent Geisser, invité de 21 août 2003 sur France Culture, qu’on trouve première occurrence du mot dans l'indexation des archives radiophoniques.
Pourtant, malgré la charge dont il avait fait les frais à l’époque, Vincent Geisser n’avait pas été taxé de “chercheur minoritaire”. Aldellali Hajjat et Marwan Mohammed, si.
Invités de La Grande table le 27 septembre 2013 sur France Culture, les deux auteurs répondaient ceci à ceux qui leur reprochaient (déjà) de céder au militantisme… ou (déjà) de négliger les classes sociales au bénéfice de l’islam :
Marwan Mohammed : “L’islamophobie s’articule avec un discours qui se veut progressiste. [...] Il y a toujours eu cette articulation entre le racial et le religieux sauf qu’aujourd’hui, les termes se sont modifiés. Il faut aussi envisager les catégories comme le sexe ou la classe."
Adellali Hajjat : “Nous sommes des transfuges de classes. Nous vivons dans des quartiers populaires. Tout savoir est un savoir situé. Ce n’est pas un essai, ce n’est pas un livre à thèse, nous avons voulu faire un livre à portée scientifique à partir de faits."
Cinq ans plus tard, le même Abdellali Hajjat écrit avec ses co-auteurs dans Mouvements :
Plusieurs travaux britanniques et étasuniens ont documenté l’expérience vécue par les universitaires minoritaires, marquée par les procès d’intention, les micro-agressions et les censures publiques qu’ils subissent au quotidien, leur rappelant qu’ils ne sont pas totalement à leur place ou qu’ils.elles ne sont pas des universitaires à part entière.