Dans les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), l’accès aux droits dont peuvent bénéficier les personnes en situation de handicap est rendu de plus en plus difficile. Témoignages.
« Bonjour, vous avez rendez-vous ? » L’homme en costume accueille Thibault à peine la porte passée. « Non, mais j’ai un dossier. Enfin c’est pour un transfert de dossier, en urgence... ». Thibault tente d’expliquer sa situation en même temps qu’il sort les papiers de son sac à dos. « C’est bon, asseyez-vous. » Il est 9 h, un lundi matin. La maison départementale des personnes handicapées (MDPH) des Hauts-de-Seine, dans le centre de Nanterre, vient d’ouvrir. Dans la petite salle d’attente, cinq personnes sont déjà là. Thibault vérifie la pochette en carton jaune rangée dans celle en plastique noir. « J’espère que j’ai tout. »
Thibault, 23 ans, est suivi depuis quinze ans maintenant. Il a des troubles « dys », dyslexiques et dyspraxiques. Il a traversé sa scolarité avec à ses côtés une assistante de vie scolaire (AVS) depuis la classe de CM2. Comme ça, il est allé jusqu’au bac pro. « Je peux apprendre, mais c’est restituer qui est difficile. L’AVS aide, mais avec les autres élèves, c’était énormément de souffrance. » À sa majorité, Thibault a reçu une « reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé » (RQTH). Il se fait embaucher dans une boulangerie de supermarché, avant de s’en faire vite renvoyer, car jugé « trop lent ».
« Ils t’embauchent comme travailleur handicapé parce que c’est intéressant pour eux financièrement. Mais ensuite, ils veulent que tu sois aussi rapide que les autres. Ce n’est pas possible ». Et puis, aux troubles « dys » s’est ajouté une maladie chronique invalidante au quotidien. Aujourd’hui, Thibault est reconnu handicapé avec un taux d’incapacité de 60 %. En 2018, il commence à toucher l’allocation adulte handicapé (AAH), pour deux ans. Ses droits s’arrêtant en septembre 2019, sa mère fait une demande de renouvellement dès le mois de février, soit huit mois à l’avance. Entre-temps, ils ont déménagé des Hauts-de-Seine vers l’Essonne.
Allocation adulte handicapé, aides de vie scolaire… les MDPH décident de tout
Les délais d’examen des dossiers par les MDPH sont très longs, même pour des renouvellements. Légalement, elles doivent répondre en quatre mois. C’est dans les faits souvent plus de six mois, voire un an, même au-delà, selon les endroits. La mère de Thibault le savait. Sans réponse en septembre, elle s’inquiète. La MDPH de l’Essonne lui répond que le dossier n’a pas été transféré depuis les Hauts-de-Seine. Elle avait pourtant reçu une notification d’enregistrement… Le dédale administratif aboutit à ce jour d’octobre. Thibault est anxieux. Si son dossier n’est pas transféré à la MDPH de son nouveau domicile dans quelques jours, il sera radié, même s’il est suivi depuis quinze ans. Il devra déposer un nouveau dossier de demande d’AAH comme si c’était son premier. Et, de nouveau, attendre des mois, un an peut-être, pour obtenir une réponse.
C’est son tour. « C’est pour un transfert de dossier, en urgence. » La travailleuse au guichet prend le formulaire, tend au jeune homme un papier à signer. « Je peux avoir une preuve que j’ai bien demandé le transfert ? Sinon, je serai radié dans quelques jours » « Vous touchez une allocation ? » « Oui. » « Je vais voir ce que je peux faire pour que ce soit transféré vite. Mais là bas, ils ont aussi des délais. Et une fois que ça sort de chez nous, je ne peux plus rien faire. » L’Essonne fait partie des départements de France dont les délais de traitement sont les plus longs.
Chaque MDPH est indépendante de celle du département voisin. Créées par la loi de 2005 sur le handicap, elles ont remplacé les commission dites « Cotorep » (commission technique d’orientation et de reclassement professionnel) pour les adultes et « CDES » (commission départementale de l’éducation spéciale) pour les enfants. Elles sont depuis chargées de gérer les demandes concernant les allocations liées au handicap, les prestations de compensation du handicap (PCH, qui financent par exemple l’aide humaine à domicile), une reconnaissance de travailleur handicapé, des heures d’accompagnement scolaire pour les enfants en situation de handicap… Tous ces dispositifs qui aident les personnes handicapées dans leur vie, ce sont les MDPH, et leurs « commissions des droits et de l’autonomie des personnes handicapées » (CDAPH), qui en décident. Pour le faire, elles déterminent un taux d’incapacité.
« On a l’impression que l’administration, par sa lenteur et sa complexité, veut nous faire comprendre qu’on demande la charité »
En 2017, 4,5 millions de demandes ont été adressées aux MDPH, un chiffre en hausse constante [1]. Dans certains départements, le délai moyen d’examen de ces demandes s’étend jusqu’à... 16 mois ! [2] « Les MPDH fonctionnent mal. Le délai légal de quatre mois n’a presque jamais été respecté, et c’est de pire en pire. Plus c’est long d’avoir une réponse, plus les gens se découragent, alors que, parfois, il s’agit de cas vitaux », déplore Lény Marques, porte-parole du Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation (
Clhee).
Que ce soit pour les adultes et les enfants, les temps d’examen sont parmi les plus longs en Seine-Saint-Denis, dans l’Essonne, le Val d’Oise, dans les départements d’Outre-mer, dans les départements ruraux du Cantal, de la Mayenne, de l’Orne. Soit une carte des inégalités d’accès similaire à celles des autres services publics. Même Paris n’est pas épargné. « À Paris, un dossier de renouvellement d’AAH prend environ six mois. Quand j’ai demandé l’AAH la première fois, j’étais dans l’Allier, ça a pris près d’un an. » Anna [3], 34 ans, souffre de plusieurs pathologies. Pour elle, l’AAH est à chaque fois attribuée pour deux ans. La durée d’attribution dépend du taux d’incapacité : elle peut être accordée pour un an, deux, cinq ans, ou pour dix, vingt ans pour les personnes dont le handicap n’a pas de perspective d’évolution favorable, voire sans limite de durée dans de très rares cas.
Pour Anna et Thibault, la limite de deux ans, ajoutée aux délais d’examen de près d’un an, signifient qu’il leur faut constamment se préoccuper de renouveler l’allocation [4]. Les droits d’Anna se sont terminés en août. En octobre, elle n’avait toujours pas de réponse à sa demande de renouvellement. Dans son cas, la Caf de Paris a pris pour l’instant le relais en attendant que le dossier soit traité côté MDPH. « Mais du coup, la mairie de Paris me bloque l’aide pour le pass Navigo dans l’attente de la réponse. Quand je me rapproche de la MDPH pour savoir où en est le dossier, ils ne savent jamais quoi répondre. C’est une manière de nous maintenir dans la précarité. On doit toujours se justifier quand on fait valoir nos droits, on a l’impression que l’administration, par sa lenteur, par sa complexité, veut nous faire comprendre qu’on demande la charité. »
Et ce, alors même que le niveau de l’allocation reste en dessous du seuil de pauvreté : l’AAH s’élève depuis le 1er novembre à 900 euros par mois pour une personne seule sans aucune autre ressource. Auparavant, c’était 860 euros [5]. Avant de tomber malade, Anna travaillait. « J’étais valide, j’avais un job, je gagnais 1800 euros nets. »
Un chronométrage de la vie quotidienne : 2,5 minutes pour se laver les dents, 10 minutes pour petit-déjeuner
Odile Maurin, fondatrice de l’association Handi-Social et militante gilet jaune, a régulièrement aidé des personnes à faire valoir leur droits. Pour elle, « le problème, ce sont les moyens, et aussi la méthode. Il y a aussi de plus en plus de dossiers parce que la précarité fait que des gens qui s’en sortaient avant ne s’en sortent plus. » La loi de 2005 prévoit un examen individualisé des demandes. Le circuit est complexe : il faut déposer un dossier, puis une équipe pluridisciplinaire (médico-psycho-sociale) l’examine. La MDPH fait des propositions par écrit : soit on les accepte, et le dossier passe en commission, soit on les refuse. La personne concernée peut dans ce cas demander à être convoquée pour se défendre face à la commission.
Au sein des commissions, il y a des représentants du département, de l’Assurance maladie, de la CAF, des associations de personnes handicapées et de leurs familles… Odile Maurin siège dans la commission de la Haute-Garonne, une fois par mois. « Souvent, les représentants du département sont là pour essayer de donner le moins de droits possible, pour que cela coûte le moins possible au département », observe-t-elle.
La manière de fixer le nombre d’heures d’aide humaine nécessaire est aussi contestée. Il s’agit d’évaluer quels sont les besoins des personnes pour les gestes du quotidien, pour se déplacer, se nourrir, se laver, s’habiller… En 2013, la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), l’administration nationale compétente au niveau du handicap et de la dépendance, avait rédigé un guide pour aider les équipes des MDPH. Celui-ci proposait de minuter très précisément toutes les activités essentielles : les repas, la toilette, les passages au WC… Des tableaux attribuaient 2,5 minutes pour le lavage des dents, deux fois par jour ; 10 minutes pour un petit-déjeuner, dont 3 minutes pour s’installer, 2 minutes pour couper les aliments, 5 minutes pour manger. Pour les déjeuners et dîners, le guide comptait 2 minutes pour boire, 15 minutes pour manger… Il chronométrait aussi cinq transferts aux toilettes par jour.
« On organise votre survie pour manger, pisser, dormir, et c’est tout »
Ce minutage a évidemment fait scandale. Yves Mallet, de l’association Coordination handicap autonomie, a découvert l’existence de ce guide par hasard, parce qu’il accompagnait lui aussi des personnes handicapées lors des évaluations à domicile. « Ce guide a d’abord été tenu très secret, il n’apparaissait pas sur le site de la CNSA. Je suis tombé dessus car les propos d’une évaluatrice à domicile m’avaient paru curieux. En rentrant, j’avais trouvé ce guide sur le site de la MDPH de l’Isère. Nous sommes alors montés au créneau. » Finalement, en 2017 sort un nouveau guide qui ne fait plus mention du chronométrage des gestes. « Officiellement, le minutage a disparu, mais nous savons que les MDPH l’utilisent encore. »
Contre cette standardisation des actes, la Coordination handicap autonomie revendique une évaluation qui se ferait avant tout en demandant aux personnes elles-mêmes. Odile Maurin explique : « Nous défendons une méthode d’évaluation où la personne dit, “voilà quels sont mes besoins”, on examine si c’est cohérent avec le certificat médical, et on donne des droits. » La situation actuelle est bien différente. « Aujourd’hui, à moins d’être très lourdement handicapé, d’avoir besoin de quelqu’un pour tous les actes, 24 heures sur 24, et de connaitre vos droits, vous obtenez un minimum. On organise votre survie pour manger, pisser, dormir, et c’est tout. Quand vous savez vous défendre, vous obtenez plus. Sinon vous avez la portion congrue et vous êtes souvent obligé d’aller en institution spécialisée contre votre volonté. Il y a un état d’esprit qui considère que les gens sont tous des fraudeurs potentiels. »
La seule chose qu’il faut, c’est du personnel en plus
La logique de chiffrage couplée à une volonté de réduire les aides, Stéphane, 53 ans, en a aussi fait les frais. L’homme n’a pas besoin d’aide pour sa vie quotidienne. Mais, séropositif depuis la fin des années 1980, ayant des difficultés à marcher depuis une hernie, et des problèmes cardiaques, il reçoit l’AAH depuis plus de vingt ans. Lors de sa dernière demande de renouvellement, la commission lui a réduit son taux d’incapacité de 80 à 79 %. Ce pourcent en moins a eu pour effet de lui retirer le droit au « complément de ressources de l’AAH », de 179 euros par mois. « Enlever 1%, je trouve cela un peu mesquin. Mon fils est maçon, si je pouvais travailler, il me ferait travailler avec lui. » Sans ce complément de ressources, Stéphane pense qu’il va devoir déménager. Alors même qu’il commençait à développer une activité de couture en indépendant depuis son domicile.
Odile Maurin en est pourtant convaincue : donner des moyens aux personnes pour leur autonomie serait à terme moins couteux pour les finances publiques. « Si les droits duraient plus longtemps, si on avait des systèmes d’évaluation qui fassent vraiment confiance aux gens, le traitement des dossiers prendrait beaucoup moins de temps. Quand on comprendra qu’en favorisant leur autonomie, on permettra peut-être aux gens de mener une vie normale, que le coût du désespoir des personnes handicapées enfermées chez elles sans aide suffisante ou en institution est très élevé, et que c’est en fait plus rentable d’aider les personnes à acquérir des compétences et à avoir une insertion professionnelle ou bénévole, une vie sociale… On est dans un système d’économies à court terme. »
Pour répondre aux délais de traitement toujours plus longs, les MDPH sont en train de mettre en place… un suivi en ligne des dossiers. Pour Yves Mallet, on est loin du compte. « Ce n’est pas du tout la solution. Les personnes ont besoin d’avoir un contact humain direct, pas via un écran. En plus, quand les gens vont sur le site, le message qu’ils reçoivent, et ça peut durer des mois comme ça, c’est "Votre dossier est en cours d’évaluation"… La seule chose qu’il faut, c’est du personnel en plus. »
Rachel Knaebel
Notes
[1] Sources : rapports de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie,
« Analyse statistiques, octobre 2018, La prestation de compensation du handicap en 2017 », et
« Analyse des données mensuelles, Données de janvier 2006 à décembre 2006 ».
[2] Selon le rapport de la CNSA,
« Rapport MDPH. 2017, le réseau des MDPH, acteur de son évolution ».
[3] Le prénom est un pseudonyme.
[4] La durée des droits est calculée à partir de la date de dépôt du dossier. Une personne qui dépose un dossier de demande de renouvellement huit mois avant la fin de son AAH, en prévision du délai d’examen, verra ses droits à l’AAH renouvelés à la date du dépôt du dossier, pas à la date initiale de fin de droits. Comme nous l’a confirmé le service de presse de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), « en cas de demande de réexamen plusieurs mois avant l’échéance du droit, la date d’effet sera bien celle du 1er jour du mois du dépôt de la demande que la révision se fasse à la baisse ou à la hausse ».
[5] Dans le même temps, le niveau de l’allocation a été baissée pour les personnes en couple.