Notre faculté d’oublier est essentielle à nos prises de décision éclairées, nos aptitudes à l’abstraction, notre adaptation au quotidien, montre une étude dans «Neuron».
Nous nous plaignons tous de notre mémoire. Plus exactement, nous déplorons ses capacités de stockage et de rappel limitées. Mais qui se plaint de ses facultés d’oubli insuffisantes? Personne. Et pourtant! Nous devrions rendre grâce à notre aptitude à oublier. Car une bonne mémoire doit certes nous permettre de retenir durablement l’essentiel de nos savoirs et de nos expériences. Mais elle doit aussi, et c’est primordial, être capable d’effacer l’accessoire, l’inutile, l’encombrant.
«Il est capital que le cerveau oublie les détails sans importance pour se focaliser sur ce qui compte vraiment, dans nos prises de décision quotidiennes», résume Blake Richards. Il est le coauteur, avec Paul Frankland, d’
un article publié dans la prestigieuse revue Neuron le 21 juin. Les deux chercheurs, de l’université de Toronto au Canada, passent en revue les principales études sur le sujet.
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«Nous ne nous souvenons pas de jours, nous nous souvenons de moments. La richesse de la vie réside dans les mémoires que nous avons oubliées», notait Cesare Pavese dans
Le Métier de vivre, en 1952. L’intuition littéraire était prémonitoire. Car notre mémoire n’a de sens que dans ses deux dimensions: le stockage du souvenir, et l’oubli.
Processus longtemps négligés
Les processus cérébraux en jeu dans l’oubli ont longtemps été négligés. A tort. «De récentes recherches ont montré que les mécanismes neuronaux à l’origine de l’effacement des souvenirs sont distincts de ceux qui assurent leur stockage», explique Paul Frankland. Prenons d’abord le stockage des souvenirs. Comment se forment-ils dans le cerveau? «C’est grâce à la mise en réseaux des neurones qui ont été activés, ensemble, par les données à mémoriser, répond le professeur Robert Jaffard, du CNRS à l’Université de Bordeaux. Mais le premier encodage du souvenir est instable. Pour laisser une trace mnésique, ces réseaux doivent être consolidés.» Cette consolidation peut résulter de la relecture d’une leçon, par exemple. Elle est liée au renforcement durable des connexions, ou «synapses», entre les neurones de ces réseaux. Une partie d’entre eux se trouve dans l’hippocampe.
Quant aux mécanismes d’effacement, ils sont de deux types. Le premier tient en l’affaiblissement des synapses, dans les réseaux qui forment les traces mnésiques: c’est logique. Le second est contre-intuitif: il vient de la formation de nouveaux neurones à partir de cellules-souches. L’équipe de Paul Frankland est à l’origine de cette découverte, en 2013, chez la souris.
En fait, précise Robert Jaffard, la formation de nouveaux neurones entraîne des effets opposés, selon le moment où elle se produit. «Lors de l’encodage d’un souvenir, elle facilite grandement sa mémorisation.» Après, c’est le contraire. «Suite à un apprentissage, quand on provoque artificiellement la formation de nouveaux neurones, on entraîne son oubli.» Pourquoi? Parce que ces nouveaux neurones s’intègrent dans le circuit de l’hippocampe où la trace mnésique est déjà stockée. Ils polluent donc ce circuit et l’affaiblissent. «Ce processus expliquerait pourquoi les enfants, qui forment beaucoup de nouveaux neurones, oublient si facilement», soulignent les deux auteurs dans Neuron.
«Une fois le souvenir encodé, sa trace mnésique va migrer de l’hippocampe vers le cortex, poursuit Robert Jaffard. Cette migration s’accompagne d’une forme d’oubli: les informations stockées dans le cortex sont moins précises, plus schématiques.»
Enjeu vital
On peut s’étonner que le cerveau consacre tant d’énergie à créer des neurones aux seules fins d’affaiblir certains souvenirs! C’est que l’enjeu est vital. L’étude dans Neuron le montre par une approche inattendue: les réseaux de neurones artificiels. Quand ces systèmes sont simplifiés, à la suite «d’oublis», ils deviennent plus performants dans la prise de décisions. «Se souvenir de tout serait, en bien des circonstances, aussi fâcheux que de ne se souvenir de rien», soulignait dès 1892 William James dans son Précis de psychologie.
L’oubli nous aide donc à prendre de bonnes décisions. Et ce, de deux façons. D’une part, il nous débarrasse des informations parasites qui entravent notre adaptation aux situations nouvelles. «Si vous essayez de naviguer dans le monde et que votre cerveau est noyé sous de multiples souvenirs qui se télescopent, vous ne pouvez pas prendre de décisions éclairées», explique Blake Richards.
D’autre part, éliminer les souvenirs superflus nous aide à généraliser les événements du passé au présent. Ainsi une bonne mémoire est-elle une mémoire qui hiérarchise et sélectionne. «Le sommeil lent joue un rôle clé dans cette sélection. Il permet le tri entre ce qui sera archivé et ce qui sera effacé», rappelle Robert Jaffard.
L’homme qui se souvenait trop
Vous l’aurez compris: la mémoire est tout sauf une bande magnétique enregistrant tout ce qui défile. Ce n’est pas un fidèle archivage du passé. «Dans la vie de tous les jours, ce serait une catastrophe!» assure Robert Jaffard. L’article cite le cas d’un patient célèbre, celui du neuropsychologue Alexandre Luria (1902-1977). «S» était un journaliste doté d’une mémoire phénoménale – qu’il associait à des sensations.
Cette hypermnésie était un cadeau empoisonné. Un vrai handicap. Elle empêchait cet homme de comprendre les concepts abstraits, de reconnaître les visages – qu’il jugeait trop changés d’une fois à l’autre, ayant retenu des expressions précises, liées à des humeurs passagères.
Accumulant les souvenirs, saturé d’informations parasites, de détails interférant avec le présent, cet homme était incapable de penser, d’extraire les données pertinentes au quotidien. Donc de s’adapter au contexte, de se projeter dans le futur. «Penser, c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire», écrivait Jorge Luis Borges dans une nouvelle inspirée de l’histoire de «S» (Funès ou la mémoire, 1944).
L’hypermnésie, cet impossible oubli. On la rencontre dans d’autres troubles dévastateurs. «Le stress post-traumatique est une hypermnésie du traumatisme vécu», indique le professeur Francis Eustache, neuropsychologue, directeur d’une unité Inserm à l’Université de Caen.
Qu’est-ce qui distingue l’oubli normal de l’oubli pathologique? «Dès qu’un patient consulte pour une plainte de mémoire, nous nous posons la question. C’est notre quotidien de neuropsychologues», témoigne Francis Eustache. Cette plainte est-elle bénigne? Est-elle due à une dépression? Un trouble de l’attention? Une maladie d’Alzheimer débutante? Un examen neuropsychologique avec un test de la mémoire, voire une imagerie cérébrale, conduira au diagnostic.
«La notion d’oubli n’est pas simple, conclut le neuropsychologue. Dans notre mémoire, certaines informations sont dégradées très vite, définitivement. D’autres le sont plus tardivement. Mais le sont-elles complètement? Certaines, moins importantes ou moins sollicitées, passent à l’arrière-plan. Mais elles pourront être rappelées.» Toute mémoire est une reconstruction qui évolue au fil du temps. C’est une synthèse changeante sur le monde, sur nous-mêmes et sur les autres.