Le retour des « trois droites »
Avec le bonapartisme autoritaire de Sarkozy, l’orléanisme libéral de Juppé et le conservatisme légitimiste de Fillon, les trois familles de la droite se sont rassemblées lors des primaires. Loin des idées reçues, le vote catholique n’a pas été le plus déterminant, explique le démographe et historien Hervé Le Bras.
LE MONDE | 30.11.2016 à 11h42 • Mis à jour le 30.11.2016 à 12h06 | Par Hervé Le Bras (Directeur d’études à l’EHESS)
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« Ce n’est pas le résultat du premier tour qui prend alors de l’importance, mais celui du second. En effet, les électeurs de Sarkozy se sont presque tous reportés sur Fillon » (Photo: dépouillement des bulletins du premier tour de la primaire de la droite et du centre à Béziers le 20 novembre).
Par Hervé Le Bras, directeur d’études à l’EHESS
Quand la victoire à la primaire de la droite se profilait, Bruno Retailleau, chef de file des sénateurs Les Républicains (LR) et soutien de François Fillon, fit un éloge habile de son héros. C’était, dit-il, un homme d’autorité, fervent adepte du libéralisme mais aussi grand défenseur des traditions.
Dans ce résumé, les lecteurs de René Rémond auront reconnu les caractéristiques de chacune des trois droites du XIXe siècle et au XXe que l’historien identifia. La droite bonapartiste autoritaire, l’orléaniste libérale et modernisatrice et la légitimiste, conservatrice et nostalgique de la royauté absolue.
On peut reprendre la remarque de Bruno Retailleau, non pas à l’égard de Fillon mais pour distinguer les trois candidats arrivés en tête au premier tour de la primaire de la droite. Clairement, Nicolas Sarkozy est dans la veine autoritaire et bonapartiste dont les ingrédients populistes et le dédain des corps intermédiaires font intimement partie. Alain Juppé appartient à la catégorie orléaniste avec son souci de réformes qui ménagent à la fois l’économie et les classes populaires. Echoirait donc à François Fillon la case légitimiste, malgré ses professions de foi appuyées de libéralisme.
Un effet de halo
La géographie des résultats va dans le sens de cette interprétation. Sarkozy a enregistré ses meilleurs votes dans le Nord-Est et sur le pourtour de la Méditerranée, là même où le Front national (FN) obtient aussi ses meilleurs résultats. Les corrélations entre les pourcentages obtenus par l’ancien chef de l’Etat à la primaire et ceux du parti d’extrême droite aux dernières élections générales sont élevées (de 0,6 à 0,7). Non que des partisans du FN se soient pressés dans les bureaux de vote de la primaire, mais par un effet de halo.
Les électeurs ne sont pas définitivement de droite, de gauche ou frontistes. Les barrières entre les différents électorats ne sont pas étanches. Vraisemblablement, un certain nombre de ceux qui ont choisi Sarkozy à la primaire avaient voté pour le FN à l’une ou l’autre des élections précédentes. Logiquement, ils étaient plus nombreux dans les régions où le parti frontiste est en bonne position. La compatibilité idéologique du FN et de la droite forte emmenée par Sarkozy facilitait l’opération, d’autant plus que la formation présidée par Marine Le Pen s’inscrit actuellement dans une tonalité bonapartiste.
Quant à Juppé, presque tous les départements qui lui ont accordé ses plus forts pourcentages votent d’habitude à gauche (les corrélations de ses résultats avec les votes de gauche aux dernières élections tournent autour de 0,6 %).
Dans ces régions, un certain nombre d’électeurs de gauche avaient parfois voté à droite. Et, ce faisant, à nouveau par un effet de halo de même nature que celui dont a bénéficié Sarkozy, ils ont choisi le candidat le plus proche de leur orientation mixte, donc Juppé. Les départements du Sud-Ouest, plus radicaux que socialistes, sont tournés vers l’économie de marché tout en protégeant la solidarité sociale, ce qui était compatible avec le positionnement libéral de Juppé.
Le passé fournit un indice
Par défaut restait pour Fillon des régions importantes mais dont la couleur politique est moins nette. Ses succès à la primaire dans le Grand Ouest étaient difficiles à interpréter. Ce n’était plus le territoire homogène de droite du passé, la Bretagne ayant notamment viré progressivement à gauche au cours des vingt dernières années.
On a alors supposé l’existence d’un vote catholique traditionaliste, la région étant demeurée l’une des plus croyantes. Les meneurs de La Manif pour tous avaient appelé à voter Fillon, ce qui renforçait le raisonnement. Mais la corrélation entre les pourcentages obtenus par Fillon et le niveau de pratique religieuse est très faible.
Des départements peu religieux lui ont apporté un soutien massif (Eure-et-Loir, Loiret, Côte-d’Or par exemple) et des départements religieux figurent parmi ses supporteurs les plus tièdes (Pyrénées-Atlantiques, Aveyron, Cantal, Haute-Loire, Haute-Saône par exemple). A quelle tendance de la droite rattacher alors les électeurs de Fillon ?
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Des coïncidences fortuites mais symboliques mettent involontairement sur la piste. Considérons les départements qui ont accordé le meilleur score aux trois candidats.
Pour Sarkozy, c’est la Corse, seul endroit où il dépasse ses deux rivaux. Cela sied à un bonapartiste. Pour Juppé, c’est la Gironde. On ne peut mieux rêver pour un libéral orléaniste que de s’inscrire dans la lignée girondine. Mais Fillon ? Les quatre départements où il a obtenu les meilleurs scores sont, dans l’ordre, la Sarthe, la Mayenne, le Maine-et-Loire et la Vendée. Ces quatre départements furent traversés par l’armée vendéenne en 1793 avant qu’elle ne soit écrasée et massacrée au Mans par les armées révolutionnaires.
Le passé ne ressurgit pas mystérieusement, mais il fournit un indice du « tempérament » des régions les plus fillonistes. Cela incite à comparer directement les pourcentages obtenus par Juppé et Fillon au premier tour. Leur différence dessine une carte remarquable qui est déjà apparue à plusieurs reprises depuis un demi-siècle. Elle a pour zone de force l’Ouest à l’exception de la Bretagne et de la façade de la Manche, la Bourgogne, la Franche-Comté, une partie de la région lyonnaise et du Sud-Est, et pour zone de faiblesse un grand Sud-Ouest et l’Ile-de-France.
Deux pôles opposés
Cette géographie rappelle plusieurs votes, d’abord celui en faveur de Jean Royer à l’élection présidentielle de 1974. Les deux arguments principaux du maire de Tours étaient la lutte contre la pornographie et un frein à l’implantation des supermarchés.
Plus significativement, à peu près la même cartographie réapparaît aux élections européennes de 1994 avec la liste souverainiste de Charles Pasqua et de Philippe de Villiers qui, forte de 14 % des voix, dépassa légèrement la liste commune de la droite et du centre. On peut ajouter que, dès 1956, la Mayenne, la Vendée et le Maine-et-Loire avaient donné plus de 20 % de leurs suffrages aux listes Poujade.
Ces exemples restent assez modestes dans l’histoire politique française. Mais, puisqu’on a prêté attention au rapport de force entre Juppé et Fillon au premier tour de la primaire de droite, ils suggèrent qu’une même configuration a pu apparaître lors d’autres confrontations internes à la droite.
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Deux d’entre elles ont marqué l’époque récente, celle de Chaban contre Giscard au premier tour de la présidentielle de 1974 et celle de Balladur contre Chirac au premier tour de la présidentielle de 1995. Or, dans les deux cas, la carte de la différence des scores des deux protagonistes est proche de celle du rapport de force entre Juppé et Fillon.
Bien sûr quelques désaccords subsistent entre ces géographies, ne serait-ce qu’à cause de l’implantation locale des candidats. Par rapport à Balladur, Chirac l’emporte largement dans tout le Massif central autour de son fief corrézien. Giscard lui aussi bloque l’avancée de Chaban dans le Massif central à partir de sa place forte auvergnate. Mais, dans tous ces cas, le Grand Ouest et le Sud-Ouest forment deux pôles opposés. Tous ces éléments poussent à inscrire le vote en faveur de Fillon dans la filiation légitimiste et conservatrice de la troisième droite.
Bonapartistes et légitimistes unifiés
Ce n’est pas le résultat du premier tour qui prend alors de l’importance, mais celui du second. En effet, les électeurs de Sarkozy se sont presque tous reportés sur Fillon. Quand on fait la somme des pourcentages obtenus au premier tour par Nicolas Sarkozy, François Fillon, Bruno Le Maire et Jean-Frédéric Poisson, on retrouve le pourcentage de Fillon au second tour à moins de 3 % d’écart dans 78 départements sur 96.
Neuf départements très ruraux ont dépassé de 1 % la somme des reports prévus sur Fillon. Sept autres très urbanisés accusent, au contraire, plus de 4 % de perte des reports entre les deux tours. La signification de ces excellents reports est importante : la droite bonapartiste et la droite légitimiste se sont unifiées dimanche 27 novembre.
Or, dans l’histoire de la République, c’est parce qu’elles n’étaient pas parvenues à le faire entre 1870 et 1878 que la IIIe République a pu s’établir fermement et, vingt ans plus tard, se débarrasser de la tendance bonapartiste que le général Boulanger incarnait. Une nouvelle période s’ouvre donc pour la droite française, et peut-être, dans six mois, pour la France entière.
Hervé Le Bras est l’auteur de: « Le nouvel ordre électoral. Tripartisme contre démocratie » (Le Seuil, collection de La République des idées, 2016.
Hervé Le Bras (Directeur d’études à l’EHESS)