«La France est épuisée par le mélodrame de la crise»
Cette semaine, «Le Temps» explore les failles et grandeurs de la France, à un an des présidentielles. Pour l'ancien député européen Daniel Cohn-Bendit, les partis politiques ont perdu prise sur la réalité. Seul l'esprit de compromis peut permettre d'en sortir
Le Temps : Vous ne décolérez pas sur la «lâcheté» politique ambiante, révélée par le projet de loi sur la réforme du code du travail adoptée en urgence en première lecture par les députés. Vous êtes devenu libéral ?
Daniel Cohn-Bendit : La lâcheté que je dénonce est celle de tous les acteurs politiques français et le recours à l’article 49.3 pour faire adopter ce texte aux forceps en est la parfaite illustration. La droite a fait preuve de lâcheté en refusant de dire ouvertement qu’elle voterait pour. Le gouvernement a fait preuve de lâcheté en refusant d’affronter les «frondeurs» du Parti socialiste, et de constater qu’il n’a plus de majorité. Quand aux dits-frondeurs, ils ne vont pas jusqu’au bout de leur logique, refusant de voter la défiance envers un premier ministre qu’ils vouent aux gémonies. C’est cet aspect de la France qui m’inquiète le plus aujourd’hui: le pays s’épuise dans le mélodrame de la crise. Les forces politiques traditionnelles y sont en situation de faiblesse absolue. La société civile est complètement morcelée. Tandis que, du côté de ceux qui se sentent exclus, notamment les jeunes, la classe moyenne paupérisée et les classes populaires, le sentiment de révolte se durcit. Etre lâche, c’est accepter cette fuite en avant irrationnelle et inquiétante. C’est laisser s’installer ce climat délétère.
– Les partis politiques français, dites-vous, ont perdu prise avec la réalité…
– Ils n’ont plus d’audience et plus de racines militantes. Et pas non plus les capacités de répondre aux enjeux. Pourquoi? Parce qu’en France, la présidentielle rend tout le monde fou! Et pas seulement les candidats déclarés pour la course à l’Elysée. Je parierai qu’aujourd’hui, près de trois cents élus au moins se croient capables, un jour, de se présenter à la présidentielle. C’est dingue. Cela n’a aucun sens. En même temps, la France politique crève du mythe révolutionnaire dans lequel elle demeure enfermée. Pourquoi m’interroge-t-on sans cesse sur un nouveau Mai 68? Parce que tout le monde, surtout à Paris, continue de rêver d’un «grand soir» alors que je passe mon temps à expliquer que l’époque a changé et que ce n’est plus d’actualité. Les politiques français sont dans la posture. Ils ne veulent pas accepter les nécessités de la réalité.
– Votre main tendue à Alain Juppé, favori de la droite, a tout de même de quoi surprendre. Vous croyez dans une possible Union nationale ?
– Je ne plaide pas pour l’union nationale. Je constate seulement qu’après les élections présidentielles françaises de 2017, la possibilité d’une assemblée nationale avec une majorité introuvable est réelle. Je plaide pour une majorité de recomposition, capable de parvenir aux compromis indispensables pour faire adopter les réformes politico-économiques nécessaires. Je regarde donc qui est aujourd’hui, parmi les candidats déclarés, le plus apte à rassembler et à calmer le jeu. Or la démarche rassembleuse d’Alain Juppé est intéressante. Seul l’esprit de compromis peut permettre de surmonter la vague populiste rétrograde et nationaliste qui menace de submerger l’hexagone. La vraie fracture est là. Si on ne fait rien, elle va devenir béante.
– D’Alain Juppé au social-libéral Emmanuel Macron, il n’y a qu’un pas…
– Je n’ai pas dit que je soutiens Juppé. Je dis que son esprit de compromis me convient. En ce qui concerne Emmanuel Macron, j’ai encore besoin de comprendre. Sa démarche n’est pas claire. Je ne suis pas hostile au terme social-libéral, mais je reste clairement partisan d’une régulation du marché, notamment pour accélérer la transition énergétique et promouvoir une économie décarbonée. Or j’ai l’impression que Macron ne comprend rien à l’écologie! Il lui faut travailler davantage avec ceux qui connaissent ces dossiers. Peut-il s’entendre avec Nicolas Hulot? Ou avec le centriste Jean Louis Borloo, très impliqué dans l’électrification de l’Afrique? Il faut lui poser ces questions. On voit bien, par ailleurs, que l’actuel gouvernement dont il reste membre n’a pas été capable de démontrer l’utilité d’une «flexisécurité à la française», qui promeut un donnant-donnant entre un marché de l’emploi plus libéral, et le maintien d’un filet de sécurité. Je le dis sans hésiter: le patronat, comme les syndicats français, sont archaïques. La sécurité de l’emploi, ce n’est pas seulement la protection rigide de celui-ci par l’Etat. Personne n’a confiance dans l’autre en France. On ne fait pas confiance aux patrons. On ne fait pas confiance aux syndicats. On ne peut plus faire confiance aux partis politiques. Je n’ai pas besoin de vous dire où cela risque de mener…
– Et de moins en moins d’électeurs ont confiance dans les Verts, à juste titre…
– Notre ambition, avec Europe-Ecologie, était de créer une force politique qui ne se laisse pas réduire à gauche. Pourquoi? Parce que partout où les écologistes se sont définis à gauche, ils ont fini par perdre leur spécificité! On a raté le virage. Il fallait sortir de cette camisole politique, miser à fond sur l’Europe, offrir une autre alternative au lieu de revenir vite aux schémas des partis classiques. Notre bon score aux européennes de 2009 (16,3% des suffrages) démontrait que les électeurs français appréciaient cette volonté. Qu’en reste-t-il? Rien. Les Verts français ont ainsi perdu toute crédibilité sur le nucléaire, alors que la catastrophe de Fukushima, en mars 2011, offrait une occasion unique de remise en cause de ce modèle.
– Pourquoi ne pas vous présenter à la présidentielle? Vous avez un programme clair. Vous êtes populaire. Vous avez les moyens de peser sur la campagne, comme l’a montré l’impact de votre texte «Trop c’est trop» cosigné avec Martine Aubry, dans lequel vous dénonciez «le désolant débat sur la déchéance de nationalité» ?
– J’ai 71 ans et j’en aurai bientôt 72. Il y a une fin à tout et c’est très bien comme ça. J’ai toujours dit, que j’y réfléchirais s’il y avait une élection au suffrage universel direct du président de la Commission européenne. Là oui, je tenterais le coup. Car cela permettrait de réveiller l’Europe! J’ai toujours plaidé, aussi, pour des listes transnationales, qui permettent aux élections européennes de dépasser le cadre des appareils nationaux. En vain. Or c’est là le seul vrai sujet: faire sortir l’Union européenne des jeux nationaux qui paralysent et empoisonnent son action et sa perception par les citoyens. Le drame de l’UE aujourd’hui est que chaque gouvernement est avant tout au service de sa vision nationale, et de ses intérêts nationaux. On l’a vu lors de la crise de la dette grecque. On le voit maintenant sur les migrants. Résultat: le blocage est total. Seule une nouvelle convention européenne, à l’occasion du vote anglais sur le Brexit, peut permettre de retrouver un élan politique.
– Nicolas Hulot est un de vos amis. Il ferait un bon candidat à la présidentielle française de 2017 ?
– Sa force est son indéniable pédagogie. Il est vraiment très bon. Il a l’étoffe d’un politique, j’en suis convaincu. Mais il déteste la politique. Alors…
– L’Allemagne d’Angela Merkel a aussi de sérieux problèmes. La crise des migrants a engendré de sérieuses fractures. Ce pays qui est aussi le vôtre va-t-il mieux que la France de 2016 ?
– La majorité des Allemands se sent bien mieux dans leurs baskets que les Français. La voilà la différence! Et elle est de taille! L’Allemagne affronte les problèmes et tente d’apporter des réponses autour d’une même question: comment définir la justice sociale à l’heure de l’économie mondialisée et de la concurrence qui va avec? Comment œuvrer pour une société plus juste sans détourner la tête des réalités? Les Allemands, contrairement aux Français, ne sont pas constamment dans le «Moi je». Ils savent aussi avoir un débat économique débarrassé de cet étatisme rampant qui paralyse tout dans l’Hexagone. Et malgré les difficultés actuelles rencontrées par la chancelière, la confiance demeure. Les Allemands n’ont pas peur du compromis. Ils le recherchent. Les Français, eux, n’arrivent plus à concilier leurs antagonismes.