"NE UN JOUR BLEU"
OU les 22 514 premières décimales de π...
Hervé BENTATA Psychanalyste, Paris
Si antan, vous pouviez avoir du sang bleu, avec D. Tammet s'ouvre aujourd'hui la possibilité de naître un jour bleu ... En effet, je vous convie à la lecture de son livre, "Born on a Blue Day, Inside the Extraordinaty Mind ofan Autistic Savant". Et si je vous en donne le titre anglais, c'est que d'emblée sa traduction en français m'est apparue problématique. En effet, la subjectivation de "born" en un "je suis né" ainsi que la traduction de "mind" en cerveau et non pas en "esprit" fausse le sens de l'épopée vécue par l'auteur.
Avec ce livre autobiographique, Daniel Tammet remet à l'ordre du jour la question centrale du syndrome d'Asperger dans le spectre des "troubles autistiques". Car, avec ces patients autistes de haut niveau, ce qui transparaît clairement c'est l'absence de corrélation obligée entre la déficience cognitive et les difficultés communicationnelles propres à l'autisme. Mais, syndrome d'Asperger et autisme de Kanner constituent-ils une seule et même affection? Pour ma part, je reste à me demander s'il ne vaudrait pas mieux inclure les sujets souffrant d'Asperger dans les "psychoses infantiles" comme la nosographie française les désignait auparavant. En effet, le terme de "savant autiste" est venu historiquement se substituer à celui d’"idiot savant". Or cet idiot savant, si caractéristique pour ses performances extraordinaires de rapidité de calcul ou de connaissances par cœur de tous les numéros du bottin, ne l’incluait-on pas auparavant parmi les dysharmonies de la psychose? Certes, ce n'est pas cette distinction que les Lefort (85) nous ont appris à relever. Quoiqu'il en soit, différencier autisme et psychose n'apparaît pas comme une vaine distinction, si l'on retient comme point d'achoppement dans l'autisme la phase d'aliénation décrite par Lacan alors que, pour la psychose, la difficulté se situerait dans la phase de séparation.
Cela étant, on ne peut que se passionner à la lecture de ce livre. Même si l'épreuve que l'auteur s'impose pour gagner le concours du plus grand nombre de décimales de "pi" paraît dérisoire, vous aimerez ce livre car il montre le combat d'un homme pour faire avec ses symptômes, pour les dépasser. Ainsi, la chance de Daniel Tammet est d'avoir échappé au circuit psychiatrique, d'avoir pu maintenu son insertion scolaire jusqu'au bout. Et en effet les cliniciens constatent dans leur pratique, sans savoir s'il s'agit d'une cause ou d'une conséquence, que le pronostic est d'autant meilleur qu'un enfant peut continuer à être scolarisé. C'est d'ailleurs ce qui est contenu en filigrane dans le dernier rapport du CCNE (Comité consultatif national d'Ethique) sur l'autisme (86), au-delà de la demande insistante d'une éducation précoce. Daniel Tammet a pu se maintenir à l'école malgré ses bizarreries, ses troubles du contact et malgré l'étrangeté -pour nous, de son monde intérieur tel qu'il nous le livre de façon si extraordinaire. "Je n'ai pas toujours ressenti un lien émotionnel fort avec mes parents, mes fières ou mes sœurs... :ils ne faisaient pas partie de mon monde, tout simplement." nous dit-il, constatant le changement qui s'est opéré en lui avec l'âge. C'est que ce monde de l'enfant, Daniel n'est pas fait de personnes de chair; ce n'est pas un monde du sentiment. Il s'attache d'abord aux chiffres qui ont pour lui une vie particulière, une couleur, une forme, de la beauté, de la chaleur ou de la laideur. Ces chiffres, chacun distinct l'un de l'autre sont les premiers personnages de sa vie intérieure. C'est pourquoi se souvient-il de tous distinctement, comme nous reconnaissons toujours un visage d'un autre. Et c'est pourquoi l'autre avec son langage et ses codes lui apparaît toujours étranger, à assimiler: sans familiarité.
Daniel Tammet présente une sensorialité où les perceptions de formes s'associent à des perceptions de couleurs, voire à des perceptions d'un autre domaine que le domaine scopique; Et c'est à ces capacités synesthésiques qu'il doit, au moins en partie, sa mémoire extraordinaire. Tout se passe comme si ses perceptions n'étaient pas filtrées, isolées et qu'elles réveillaient des harmoniques dans toutes les autres gammes de perceptions (visuelles, auditives.. .). Aucun pare-excitation ne le protège: n'y a-t-il pas de quoi se boucher les oreilles, comme le font tant d'enfants autistes?... Ce d'autant que la capacité d'oubli, de refoulement ne fonctionne pas non plus. Ce détour nous fait constater que l'oubli, la capacité d'oublier est une fonction nécessaire à l'harmonie psychique, et que l'enfer guette celui qui n'en a plus la disposition. Ce débordement synesthésique peuple ainsi la vie enfantine de notre auteur, et c'est ce qui l'amène à constater qu'il est né un jour bleu: "Je suis né le 31 janvier 1979. Un mercredi. Je le sais parce que dans mon esprit, le 31 janvier 1979 est bleu. Les mercredis sont toujours bleus, de même que le nombre 9" ... ''Les nombres sont mes amis ... Chacun est unique et possède une personnalité propre." "... D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours eu une expérience visuelle et synesthésique des nombres." ... "Certaines nuits, quand j'ai du mal à dormir, je m'imagine en train de traverser des paysages numériques ..."
Or, cette synesthésie s'étend aussi au domaine des mots, des noms. Chaque mot a une couleur, habituellement la couleur de sa lettre initiale.
"Percevoir les couleurs et les textures de chaque mot permet à ma mémoire de mieux retenir les faits et les noms."... "Grâce à cela, je suis également capable d'apprendre des langues étrangères facilement et rapidement. Aujourd'hui, je maîtrise dix langues ..." Concernant cette question des noms, Daniel Tammet conclut le premier chapitre de son livre ainsi: « Je me souviens qu'enfant, j'allais très souvent à la bibliothèque locale. Je passais des heures à regarder les livres les uns après les autres, essayant en vain d'en trouver un avec mon nom écrit dessus." Comment mieux évoquer que dans cette recherche éperdue de son nom sur les livres d'une bibliothèque, la question du nom propre et de sa fonction de subjectivation? S'agit-il là d'une métaphore paternelle, en tant qu'elle passe par le Nom du Père et dont la quête dans chaque livre viendrait indiquer sa forclusion pour notre auteur?
Cette synesthésie si extraordinaire de Daniel Tammet, à quoi tient-elle? Est-ce à un dérèglement neuronique? L'existence d'une épilepsie temporale chez lui pourrait en être une indication. On connaît les rapports réciproques complexes entre psychose et épilepsie ainsi que les effets de balance entre une amélioration de l'un quand l'autre se détériore. En tout cas, on voit bien dans l'histoire clinique de Daniel Tammet tout ce qui tient à l'intrication des causes. Ainsi déjà l'histoire familiale de l'auteur montre au clinicien l'extraordinaire conjonction entre des causes qui tiennent au soma, et d'autres à l'esprit, à l'environnement. On peut y voir ainsi l'induction de l'une par l'autre. Il en est ainsi de cette douleur originaire qui inaugure la vie de notre savant. En effet, dès bébé, il s'est avéré un nourrisson agité et pleurant de façon incoercible, sans repos ni sommeil possibles. A ce propos, j'ai repensé à DW Winicott (87) qui, mieux que quiconque, a su décrire et conceptualiser, dans un article intitulé "Psychose et soins maternels", cette intrication de causes: la mère, dans son maternage qui va mener à la naissance du "self' de l'enfant, doit faire avec le réel, le soma de l'enfant et parfois, du fait de ses dispositions particulières, elle n'arrive pas à être suffisamment bonne.. ..
Dans l'histoire de Daniel Tammet, il existe ainsi un "terrain familial" propice à la psychose, que ce soit celle du père, et du grand-père ou bien celle du petit frère; et cette cause familiale va s'intriquer à la cause neurologique quand l'agitation nerveuse du nouveau-né se poursuivra avec l'apparition brutale d'une épilepsie temporale apparemment fonctionnelle, sans lésion organique. C'est ainsi que, pour notre savant, la neurologie se retrouve côte à côte avec la psychiatrie, un peu comme dans le cas de Kim Peek, ce patient dont l'histoire a inspiré le film Rain Man. En effet, Kim a une malformation neurologique du cerveau se traduisant par l'absence d'un "organe", le corps calleux.
Parmi ces causes qui contribuent à l'autisme, on nous rabâche de longue date maintenant que l'autisme serait génétiquement déterminé; j'ai longtemps résisté à cette idée, au moins tant que je n'avais pour repère que la génétique mendélienne. Or il se trouve que l'expressivité des gènes fait parfois des farces aux chercheurs, tant elle peut paraître capricieuse et soumise à des variables "environnementales". Ainsi ce qui se passe au coeur du sein maternel, peut déjà influencer grandement l'expression de gènes. Et bien plus tard encore, les événements de la vie psychique et l'environnement plus généralement peuvent avoir des effets déterminants sur l'expressivité des gènes. C'est un phénomène actuellement qualifié « d'épigénèse ». J'ai lu, à ce propos, avec un certain intérêt un petit article du Dr. Anne Philippe (88) sur les "variations du génome" et les "phénotypes cliniques". C'est de la génétique moderne; on n'y cultive pas des petits pois, mais des "CNV"(Copy-number variants) grâce à la technique de "l'hybridation génomique comparative sur puce à ADN". On y découvre toutes les corrélations entre l'autisme et des affections comme le syndrome de Prader-Willi ou le syndrome de Williams.
Mais ce qui m'a plu, c'est une curiosité inexpliquée, bel exemple d'un signifiant en ce qu'il est différent de lui-même: dans certains cas, la même variation du génome portée par un chromosome (non sexuel) s'exprime ou reste muette selon qu'elle est portée par le chromosome hérité du pére ou de la mère.. . Où l'on voit, en outre, que la fonction paternelle ou maternelle résiste à la dédifférenciation habituellement promue par le progrès scientifique.
84 Daniel Tammet, Je suis né un jour bleu. A l'intérieur du cerveau extraordinaire d'un savant autiste, Editions des Arènes, Paris,2007. Robert et Rosine Lefort, 85 La distinction de l'autisme, Seuil, Champ fieudien, 2003, Paris. 86 Comité Consultatif National d'Ethique pour les Sciences de la Vie et de la Santé, AVIS NO102« Sur la situation en France des personnes, enfants et adultes, atteintes d'autisme ». 87 D.W.Winnicott, De la Pédiatrie A la Psychanalyse, Payot, Paris (1969) 88 Anne Philippe. Instabilité du génome et troubles du développement Abstract psychiatrie, no 30, nov-dec 2007.
Cahiers de Préaut n°5 pp.181-185