«The Big Short»: le film d'Adam McKay rhabille la finance pour l’hiver
21 janvier 2016 | Médiapart /Par Emmanuel Burdeau
Retour sur The Big Short : le Casse du siècle, sorti il y a un mois. L’adaptation réussie par le cinéaste américain Adam McKay du livre de Michael Lewis pose une question qui dépasse le cinéma : quelles images pour décrire, dire et dénoncer les méfaits de la finance ?
Si on essaie de faire le compte, quels sont les sujets qui, aujourd’hui, posent véritablement problème au cinéma ? Ils ne sont pas si nombreux. J’en vois principalement trois. D’ailleurs non dénués de rapports. Le terrorisme, l’Internet, le capitalisme. Le terrorisme est ce avec quoi se débrouille tant bien que mal Made in France, film controversé, annoncé puis repoussé de Nicolas Boukhrief. Mediapart en rendra compte le 29 janvier, à l’occasion de sa sortie en e-cinéma. L’Internet occupe tous les films et n’en occupe aucun. De nombreuses séries en font leur thème, Halt and Catch Fire, Silicon Valley, Mr. Robot. On continue toutefois d’attendre sa traduction exacte sur un écran.
Le capitalisme est le cœur d’un film sorti il y a un petit mois. Non pas tout le capitalisme mais son aspect le plus brumeux et le plus spectaculaire à la fois : la finance. The Big Short : le Casse du siècle a été plutôt bien accueilli par la presse. Au 12 janvier il approchait les 650 000 entrées en France. Il recevait aux alentours de la même date plusieurs nominations prestigieuses aux Oscar, dont celles du meilleur film et du meilleur réalisateur pour Adam McKay. Aucun oubli à réparer, donc. Cet article voudrait juste détromper ceux qu’un casting all star et une communication maladroite auraient pu effrayer. Et essayer, surtout, de prendre au sérieux – je n’ai pas l’impression que cela ait été fait – la manière dont McKay réfléchit à ce que pourrait être un film sur la finance.
Steve Carell en justicier de Wall Street.
On sait probablement de quoi il retourne : McKay et son scénariste Charles Randolph adaptent un essai de Michael Lewis, déjà intitulé The Big Short. Mediapart en avait salué la parution américaine en 2010, avant sa traduction française par le Seuil sous le titre Le Casse du siècle. Son sujet : la crise des subprimes et des prêts hypothécaires à risque de 2007-2008, vue à travers les quelques personnes qui surent la prévoir. Non pas qu’elles souhaitèrent l’empêcher. Le génie asocial Michael Burry (Christian Bale) voulait démontrer la justesse de ses calculs. Le banquier Jared Vennett (Ryan Gosling) voulait faire la nique à ses supérieurs. Le justicier de Wall Street Mark Baum (Steve Carell) voulait mettre à nu la saloperie du système. Les jeunots Jamie Shipley et Charlie Giller (Finn Wittrock et John Magaro), entraînés par le vétéran Ben Rickert (Brad Pitt), voulaient se faire une place au soleil. Et tous désiraient s’enrichir en pariant contre – en shortant – un marché immobilier à la stabilité pourtant proverbiale.
Comme ils évoluent sans cesse, sans cesse aussi le terrorisme, l’Internet et le capitalisme menacent de laisser le cinéma sur le carreau. Chaque film qui se voudrait actuel en traitant de l’un ou de l’autre encourt donc le risque, sitôt apparu, de passer pour démodé. La difficulté est connue. Une autre vient toutefois s’ajouter en l’occurrence. Ces trois réalités échappent aux visibilités ordinaires. Elles sont l’évidence de ce monde, ce dont on peut partout relever des indices. Mais elles en sont aussi l’inévidence ou la vérité secrète : il n’y a pas de blason du terrorisme, de l’Internet ou du capitalisme.
On peut filmer un kamikaze faisant péter sa ceinture d’explosifs. On peut cadrer un écran d’ordinateur ou une recherche sur Google. On peut enregistrer la vie au bureau, l’argent qui circule ou l’activité d’une salle des marchés. On n’aura fait qu’arrêter pour un temps des phénomènes foncièrement mouvants. On aura réussi à montrer, mais il y a de fortes chances qu’en montrant on ait aussi manqué l’essentiel. Ces trois réalités sont flagrantes et voilées, manifestes et latentes, connues et ignorées de tous. Elles n’exigent donc pas seulement un renouvellement des représentations. Elles modifient jusqu’aux conditions de la représentation.
Poursuivre la bonne image du terrorisme n’est pas intéressant, c’est le caractère à la fois clandestin et explosif du terrorisme qui l’est. Comme défi lancé à l’image, comme nouvelle image de l’image. Vouloir mettre en scène l’Internet et l’informatique constitue une autre sorte d’absurdité, les films et les séries étant aujourd’hui bien souvent à la fois fabriqués et vus informatiquement. Comment représenter ce qui, dans l’ombre et dans la lumière, travaille à redéfinir le sens du mot ? Une question similaire se pose à quiconque entreprend de faire un film à propos de la finance.
Baum, Burry et les autres n’avaient rien de héros
J’ignore si la phrase figure dans le livre de Lewis. Le narrateur du film d’Adam McKay – c’est Jared Vennett / Ryan Gosling – prévient en tout cas que Baum, Burry et les autres n’avaient rien de héros : il a suffi qu’ils regardent ce que les autres ne voulaient pas voir. « They looked. » C’est l’affaire du film. Montrer en quoi était fatale une catastrophe pourtant prévue par personne. Et rendre intelligibles par les moyens du cinéma les complexités de la finance à un public qui, dans son écrasante majorité, n’y entend rien.
Enjeux bien graves, sans doute, pour un cinéaste s’étant jusqu’ici distingué par son association avec Will Ferrell au sein de comédies destinées à grassement moquer les mufleries du mâle américain. Bien graves aussi pour un film qui, en dépit d’un propos politique affiché, ne s’aventure jamais loin du comique. Là est précisément l’intelligence de McKay. À l’inverse d’autres il n’a pas voulu changer de camp en passant de la comédie au drame. Il a senti qu’avec ses play-boys tirés à quatre épingles et forts en gueule, la finance lui permettrait de poursuivre cette satire des hommes entre eux qui lui est chère et où il excelle. Tout le casting de The Big Short est remarquable, la moindre coiffure, le moindre col de chemise. Les seconds rôles plus encore que les stars, en particulier le trio savamment dépareillé qui compose le staff de Mark Baum. Casting hélas exclusivement masculin, à quelques rares exceptions près.
McKay a vu dans la finance un vaste enfumage, un show sans autre substance a priori que les élucubrations de Ferrell en présentateur vedette ou en coureur automobile. The Big Short est donc une comédie d’aujourd’hui. McKay n’ajoute pas du rire à des situations communément exemptes de comique. Il filme la comédie qui est déjà là, une outrance et une autosatisfaction, des bravades et des insultes qui fabriquent un spectacle, une visibilité censément glorieuse qui semble faite pour que demeurent invisibles les enjeux et les effets véritables des manipulations financières.
Brad Pitt en vétéran de la finance.
The Big Short rejoint à cet égard ce film si électrisant et si problématique qu’est Le Loup de Wall Street. Il n’est même pas besoin de vouloir montrer les méfaits de la finance, ces spéculations qui peuvent en un clic anéantir la vie de milliers de gens. La finance se dénonce d’elle-même à travers la vulgarité de son théâtre. Adam McKay s’écarte toutefois de Martin Scorsese sur le terrain de l’ambiguïté morale. Dans Le Loup, Jordan Belfort est à la fois entièrement le héros et entièrement une créature de l’avidité libérale. Les personnages de The Big Short désirent démontrer les perversités du système et ils désirent s’enrichir. Dès lors, le spectateur se demande plus souvent qu’à son tour s’il assiste à un procès ou à une orgie. Les acteurs eux-mêmes semblent ne pas toujours savoir s’ils doivent camper d’affreux mercenaires ou des enquêteurs sincèrement épris de vérité. L’oscillation ne manque pas d’être curieuse. N’est-ce pas pour la rendre sensible que McKay a affublé ses stars de perruques disgracieuses et recouvert de fond de teint le visage d’une d’entre elles, Ryan Gosling, idole des teens et soutien de Bernie Sanders ?
McKay se détache aussi de Scorsese sur le terrain du cirque. Le cirque, dans Le Loup, n’est que celui d’un petit monde financier oublieux du peuple, à l’exception d’une dernière séquence venant un peu tard sonner le rappel du réel. McKay sollicite un mélange d’images obéissant à d’autres règles et servant d’autres intentions. En 2010, son Very Bad Cops s’achevait avec des graphiques détaillant le fonctionnement d’une pyramide de Ponzi.
The Big Short multiplie aujourd’hui les montages incongrus et les métaphores insolites. Un intertitre compare la tentative d’entrer en finance sans les fonds nécessaires à celle de disputer un grand prix automobile sur un lama. Vennett décompose une combine foireuse par le biais d’une construction en bois dont il jette rageusement les pièces à la poubelle. McKay convoque même d’autres vedettes afin qu’en leur nom elles expliquent, face caméra, certains mécanismes complexes : Margot Robbie – révélée par Le Loup de Wall Street – buvant du champagne dans son bain, Selena Gomez à une table de black-jack à Las Vegas, le chef Anthony Bourdain présentant certains produits douteux comme un mélange de poissons avariés qui serait servi au client sous couvert de nouveau plat.
Le didactisme de "The Big Short" flirte parfois avec la démagogie
Dans ses moins bons moments, le didactisme de The Big Short flirte avec la démagogie. Il faut quand même être un peu naïf ou un peu roué, se dit-on, pour demander à des célébrités d’énoncer de quelle façon les riches s’y prennent pour s’enrichir encore et tondre les pauvres. Dans ses meilleurs moments, l’effort de visualisation suscite à l’inverse l’incrédulité du spectateur. Devant ce qu’il apprend et qui est réellement édifiant. Et devant la façon dont lui est administrée la façon. Dans ces moments-là, un échange se fait entre finance et comédie, entre la finance comme comédie et les moyens comico-didactiques dont use le film pour la rendre un peu moins opaque.
Ryan Gosling dans un colloque à Las Vegas.
Une inquiétude perce alors, derrière les fanfaronnades des traders et les rapprochements inattendus ou spécieux, derrière les trouvailles et les accélérés. En filigrane, sans jamais être soulignée. Il est pourtant difficile de ne pas l’entendre. Parler de la finance, de sa matérialité et de son immatéralité n’a aucun sens, murmure McKay, si on ne réfléchit pas également à la matérialité et à l’immatérialité des images. À leur pertinence et à leur impertinence. Les images qui sont dans la langue et celles que continue à produire le cinéma, bien qu’il en ait de moins en moins le monopole.
Comment comprendre autrement qu’au milieu des statistiques et des graphes vienne s’afficher sans prévenir un croquis de couilles malades ? C’est une blague venant illustrer un propos anecdotique. Une distraction ménageant une pause au sein de discussions nettement plus âpres. C’est aussi plus que cela. The Big Short court assez vite, il mélange assez les registres, l’ivresse et la dénonciation, pour amener son spectateur à ne plus pouvoir ni vouloir faire le tri entre le cours et la récréation. Les images qui mettent en scène la finance se confondent bientôt avec celles qui parlent d’autre chose. La différence s’efface, entre la finance comme fausse représentation et comme vérité nue. L’œil s’y perd, entre la trivialité des comparaisons et la trivialité du réel même. Mais pas au point toutefois d’oublier qu’il est témoin de cette perte.
Le cinéma touche toujours à un seuil lorsque de mêmes images semblent faites pour masquer et pour dévoiler, être littérales et métaphoriques. Ce tremblement, bien qu’il ne dure pas la totalité de The Big Short, est précieux. On aurait tort, sans doute, d’attendre davantage d’une entreprise aussi radicale et aussi hollywoodienne à la fois. Mais on ne fera pas semblant de s’étonner outre mesure qu’un tel travail critique émane d’un genre populaire, la comédie, voué aujourd’hui à décrire les turpitudes de la condition néolibérale et au sein duquel le recours aux métaphores inappropriées est constamment source de rire.
Vers le milieu du film, Mark Baum et ses acolytes se rendent en Floride pour traquer les signes de cette débâcle immobilière à laquelle ils ne croient guère pour l’instant. Mark interviewe une strip-teaseuse ayant imprudemment acheté cinq maisons et contracté autant de prêts. Tandis qu’elle explique sa situation et que Mark cherche à la mettre en garde, les mouvements lascifs de la jeune femme autour de la barre de pole dance font diversion. Mark lui demande d’ailleurs de s’arrêter, ce qu’elle n’est pas autorisée à faire (un vigile guette). Étrange scène : que donne-t-elle à voir exactement ? quelle réalité ? et quel habillage ou déshabillage de cette réalité ?
Le Loup de Wall Street cantonne le peuple à la grisaille et même au hors-champ. Scorsese semble croire encore que tout le clinquant de l’image loge d’un seul côté, chez les riches. McKay lui répond. Sa modestie, son humble souci d’entertainer le servent. Le spectacle est partout, dit-il. Il est dans les salles de Wall Street comme dans les clubs minables de Floride. Il n’est pas une valeur en soi. C’est partout que la finance montre et dissimule ses effets, se voile et se dévoile. Partout qu’elle façonne et défigure le monde. Loin d’être un grand film, The Big Short touche juste en montrant qu’à ce jeu il n’y a pas ni terme ni de bonne mesure. Juste une relance infinie où le cinéma lui-même est engagé.