Le lourd passé antisémite de l’université
Le Monde.fr | 26.02.2016 | Par Blaise Gauquelin (Vienne, correspondant)
Lettre de Vienne. Que Vienne ait été un bastion d’antisémites pendant la seconde guerre mondiale, tout le monde le savait. En revanche, plus rares étaient ceux ayant eu vent des pogroms qui ébranlèrent son université à l’aube de la Belle Epoque. « Les journalistes autrichiens ont été négativement surpris de découvrir la brutalité de la haine envers les juifs antérieure à l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne en 1938 », note Werner Hanak-Lettner, le commissaire d’une exposition au Musée juif de Vienne (« L’Université, un champ de bataille », jusqu’au 28 mars) révélant actuellement des pans entiers d’une histoire bien cachée après 1945.
L’Autriche a encore du mal à digérer cette réalité. Pour célébrer son 650e anniversaire, en 2015, l’université de Vienne a choisi d’afficher un slogan trop positif sur la façade de son magnifique bâtiment principal qui donne sur le Ring, l’artère la plus prestigieuse de la capitale : « Ouverte depuis 1365. »
Mais ses portes restèrent longtemps fermées aux juifs, présents dans la ville dès le XIIIe siècle. Après leur expulsion de Vienne en 1421, les pierres de la synagogue détruite servirent à la construction d’un bâtiment de l’université. En fait, il fallut quatre cents ans pour que l’empereur Joseph II les autorisât à étudier comme ses autres sujets.
Clichés racistes
A partir du XIXe siècle, la faculté devint alors un lieu d’espoir et d’assimilation en offrant une alternative aux études religieuses, avant de se transformer, très brutalement, en une véritable zone de combats, lorsqu’une coalition de chrétiens sociaux et du mouvement des nationaux allemands s’empara de sa direction.
Un chirurgien réputé nommé Theodor Billroth fut le premier à légitimer des clichés racistes concernant les juifs. « Je ressens le gouffre qui sépare un sang purement allemand d’un sang purement juif » comme devait le ressentir un « Teuton » face à un « Phénicien », écrivit-il en 1875 dans un ouvrage académique de référence. Dans la foulée, des corporations étudiantes nationalistes allemandes se sentirent autorisées à interdire l’adhésion à des étudiants juifs.
Theodor Herzl, le père du sionisme, fut profondément marqué par cette période. En 1883, il démissionna de la corporation étudiante Albia pour dénoncer les propos antijuifs tenus par l’un de ses membres, lors d’événements violents ayant suivi la mort de Richard Wagner. La même année fut fondée la première corporation juive, Kadimah. Elle imita ses concurrentes en introduisant des duels à l’épée.
Après la première guerre mondiale, le nombre des juifs réfugiés de Galicie augmenta fortement sur les bancs des inscrits. Bien éduqués, tout de suite identifiés comme de sérieux concurrents par les fils de bonnes familles de Vienne, ils furent l’objet d’intimidations, de harcèlement et de violences de la part des corporations estudiantines, « parce que la Constitution interdisait alors d’établir un numerus clausus comme en Pologne et en Hongrie », précise Werner Hanak-Lettner. Lorsque les nazis arrivèrent au pouvoir, en 1938, ils recrutèrent massivement leurs cadres autrichiens à l’université. Du jour au lendemain, sur les 9 180 étudiants inscrits, 2 230 juifs durent faire leurs bagages.
Regard amer
Dans les années qui suivirent la capitulation, la nomenklatura universitaire, dominée alors par les catholiques conservateurs, ne fit rien pour les faire revenir. Fritz Knoll, le recteur de l’université de Vienne entre 1938 et 1943, reçut même, en 1961, une distinction honorifique en reconnaissance de « sa direction courageuse » de l’établissement « en des temps difficiles ». De nombreux professeurs membres du parti nazi purent continuer à enseigner. Kurt Schön, mort en 2015 à New York à l’âge de 99 ans, a, lui, regretté toute sa vie « de ne pas avoir pu finir son programme de médecine ».
Aujourd’hui encore, les survivants juifs ayant étudié à Vienne portent un regard amer sur le travail de mémoire effectué par leur pays d’origine jusqu’à très récemment. Trois juifs viennois lauréats du prix Nobel, Walter Kohn, Eric Kandel et Martin Karplus, diplômés d’universités américaines après leur émigration, ont refusé que l’Autriche s’enorgueillisse de leurs distinctions. Car ils affirment n’avoir reçu aucune réparation avant de devenir de brillants chercheurs de l’autre côté de l’Atlantique.
« Il est étonnant que l’Autriche ait eu besoin d’aussi longtemps pour se pencher sur l’ancienneté de l’antisémitisme » au cœur de la fabrique de ses élites, relève Klaus Taschwer, auteur d’un livre remarqué sur le sujet (Hochburg des Antisemitismus, « le bastion de l’antisémitisme », éd. Czernin, 2015, non traduit). « Sans doute, ajoute-t-il, est-il plus facile de ne révéler le nom des personnes impliquées que maintenant, c’est-à-dire exactement trois générations après la fin de la seconde guerre mondiale. »
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