-> Pour recruter, plus besoin de chefs : il y a des programmes informatiques
C'est pour notre bien, comme de bien entendu ...Spoiler : L'article :Pour recruter, plus besoin de chefs :
il y a des programmes informatiques
Tout le monde a été confronté à l’épreuve de l’entretien d’embauche,
l’angoisse au ventre et le CV à la main. Et nul n’ignore le drame inhérent
au recrutement : au travailleur, la décision finale est toujours arbitraire ;
pour l’employeur, elle est toujours synonyme d’incertitude. Pourrait-on
enfin palier tous ces inconvénients et confier ce pouvoir aux machines ?
C’est ce que pensent de plus en plus de professionnels du management
qui voient dans la montée en puissance du « Big Data » un moyen de
mettre fin au règne de l’intuition et des préjugés. Bertrand Duperrin,
consultant en « business social », est l’un d’eux :
Anticiper qui conviendra au poste, ou qui restera plusieurs années à
- « Avec le Big Data on se base sur des faits. La rupture réside dans
la capacité de traiter beaucoup plus de données, et en temps réel.
Leur utilisation a changé : avant l’analyse était descriptive (elle dit
ce qu’il se passe), et maintenant elle devient prédictive, en anticipant
ce qu’il va se passer. »
un poste difficile. Avec des résultats contre-intuitifs :
40, 50, 80% de compatibilité avec le poste
- « Par exemple, je recrute un dircom, et je reçois un CV d’une personne
ayant fait une fac d’histoire-géo. Plutôt atypique, et il risque de finir
en bas de pile. Mais le système peut dire qu’en réalité, c’est statistiquement
un bon profil car d’autres cas l’ont prouvé. »
Bienvenue dans l’ère de la corrélation et de la preuve empirique : on ne
s’embarrasse plus du « pourquoi », pourvu que ça marche. Depuis plusieurs
années déjà, des entreprises comme la start-up Evolv proposent déjà
à leurs clients des méthodes de recrutement algorithmique .
Les logiciels d’Evolv rassemblent toutes sortes de données, de celles
contenues dans les CV à celles présentes sur les réseaux sociaux
(implication, nombre d’amis, type de contenus partagés...). Après de savants
calculs, un score de compatibilité avec l’entreprise et le poste est rendu.
Officiellement, il s’agit d’un indicateur à l’adresse du vrai recruteur, humain
donc. Mais à Xerox, multinationale américaine où la technologie a été testée
dès 2011, on ne cache pas qu’on se fie généralement entièrement à ce fameux
score pour choisir les nouvelles recrues dans ses centres d’appels.
Une délégation de pouvoir complètement logique aux yeux des manageurs
de la boîte : les employés ainsi recrutés sont restés plus longtemps dans
l’entreprise, et étaient en moyenne plus productifs. Si l’algorithme dit que
vous avez le profil pour le poste, mais 80% de chance de faire un « burn out »
dans les 6 mois, vous êtes grillé.
De la data, en veux-tu en voilà...
Ce « management algorithmique » ne s’arrête pas au stade de l’embauche,
mais peut suivre les employés au quotidien. Les centres d’appel sont de
véritables laboratoires expérimentaux de ces technologies car durement
touchés par le fléau de l’attrition, du départ massif des employés.
Une fois entré dans l’entreprise, le stress gagne rapidement les employés,
leur productivité s’émousse, et aux États-Unis, un tiers d’entre eux quitte
son poste chaque année. Bank of America, confrontée au problème et à court
de solutions, s’est tournée vers une jeune start-up fraîchement déracinée
du MIT de Boston : Sociometrics Solutions.
L’entreprise a alors conçu un badge bardé de capteurs « sensoriels » et
« relationnels » observant minutieusement 90 employés « test » : à qui
parlent-ils, à quel moment, sur quel ton, vitesse, modulation, dans position
physique ? Autant de paramètres, de « points de données », qui portent
la promesse de découvrir ce qui fait qu’un employé, à tel moment et en
tel lieu, est productif. Le but étant évidemment de favoriser ou provoquer
artificiellement cette productivité.
Nouvelle science des entreprises
L’ambition de Sociometrics Solutions est de faire entrer l’entreprise et le
management dans l’ère de ce que Alex Pentland, cofondateur et chercheur
au MIT, a appelé « la physique sociale », soit l’idée qu’on pourra à terme poser
des lois mathématiques sur le comportement des gens, ou la diffusion des idées.
Il résume, dans un article publié sur la Harvard Business Review, l’impact
de l’ingénierie sociale sur le monde du travail :
Rien de moins. Comprendre les structures sociales et relationnelles au sein
- « Nous pensons pouvoir améliorer le travail à distance et les équipes
multiculturelles, qui sont si importantes pour l’économie mondiale, en
comprenant leurs modes de fonctionnement et en les ajustant. Nous
commençons à créer ce que j’appellerais une “ vision divine ”, omnisciente,
de l’organisation. Mais aussi transcendante qu’elle puisse paraître,
cette perspective est enracinée dans la preuve et la donnée.
C’est une perspective incroyable, et cela changera la manière dont
fonctionnent les entreprises. »
de l’entreprise reposait jusque-là sur l’humain, les fameux RH et manageurs.
Recourir aux données était très difficile du fait de leur rareté ou de leur
imprécision, comme l’expliquait Ben Waber, autre cofondateur de Sociometrics,
de passage en France :
Des employés plus productifs, plus heureux
- « Souvent, quand on demande aux gens à combien de personnes ils ont
parlé au déjeuner, ils ne connaissent pas la réponse. […] Nous savons mal
comptabiliser, mesurer. Quand on regarde comment les entreprises sont
gérées, on est souvent confronté à des questions de perception. »
Sa solution : poser des capteurs sur les gens pour obtenir des informations
fiables. Ben Waber affirme avoir augmenté la productivité de 11% dans
plusieurs agences simplement en identifiant les dysfonctionnements relationnels
et en fixant des objectifs de groupe : réorganiser des bureaux et emmener
déjeuner les nouveaux collègues à la pause pour prévenir tout isolement :
Dans un autre centre d’appels, Sociomectrics a conseillé de synchroniser
- « Manger avec quelqu’un, dans une entreprise, vaut des milliers d’euros. »
les pauses café des employés pour qu’ils puissent se sociabiliser.
Résultat : la durée moyenne d’une vente par téléphone a baissé de 20%
dans les « mauvaises » équipes, 8% en moyenne globale, et la satisfaction
des employés a grimpé de 10%.
Dénicher la star qui s’ignore
La méthode de l’entreprise permettrait encore d’identifier des éléments
sous-estimés dans les effectifs en distinguant productivité directe et indirecte.
Chez un client, Waber a identifié quatre employés donc la productivité était
peu satisfaisante, ce qui menaçait de fait leur place dans l’entreprise.
Les badges connectés ont révélé une autre réalité : tous les techniciens
de l’entreprise venaient leur parler lorsque confrontés à un problème.
Suite à ces conversations, les techniciens revenaient à leur tâche et
l’accomplissaient 33% plus rapidement.
Deux mythes sont psalmodiés religieusement :Alex Pentland va jusqu’à décrire la configuration optimale d’une équipe
- celui d’une équipe en parfaite synergie, à la fois productive et créative ;
- et celui de la star en devenir dont le potentiel est encore ignoré de son
manageur.
(temps de parole réparti, gestuelle énergique, interactions directes...),
et dresse même le portrait robot du « joueur d’équipe idéal », le terme
« connecteur charismatique » étant préféré à « leader naturel » :
Science... ou profession de foi
- « Les données des badges révèlent que ces personnes circulent
activement, engagent des conversations courtes et très énergiques.
Ils sont démocrates dans la répartition de leur temps, communiquant
de manière égale avec tout le monde et s’assurant que tous les membres
d’une équipe ont la chance de contribuer. Ils ne sont pas nécessairement
extravertis, bien qu’ils aient de l’assurance. Ils écoutent autant ou plus
qu’ils ne parlent. »
Reste les (nombreuses) inconnues, à commencer par le caractère objectif
et égalitaire de tels algorithmes. Peut-on rationaliser tous les potentiels ?
Si l’arbitraire fait souvent du mal, il fait également du bien (c’est le principe
de « donner une chance à quelqu’un »).
Certains chercheurs ne sont pas convaincus, comme ceux de l’institut
de recherche Data&Society, dans un long papier [PDF] avertissant contre
les dérives « potentiellement injustes » de l’utilisation d’algorithmes
dans le recrutement et le management.
Comment fonctionnent-ils exactement ? Quelles sont les critères retenus ?
Les données et bases de données prises en compte ?
Par exemple, un employé qui habite près de son travail sera probablement
soumis à moins de stress et de fatigue, et sera donc certainement plus
enclin à rester dans l’entreprise, et peut-être plus productif, qu’un employé
qui vit plus loin. Mais cela ne risque-t-il pas de reproduire les discriminations
sociales existantes en excluant des communautés pauvres, géographiquement
marginalisées ?
Autre problème : qui va vérifier que les données sont fiables ? Les petits
malins (ou résistants, selon les points de vue) pourraient aisément
renseigner de fausses informations ou adopter des comportements
attendus pour tromper les algorithmes.
Le taylorisme achève sa mue
En attendant des réponses à ces questions, de plus en plus d’entreprises
se laissent convaincre par le pouvoir des données. Normal, les « data
scientists » leur promettent rien de moins que de « trouver la bonne
synergie », « prévenir » les troubles psycho-sociaux et les départs,
« optimiser » le rendement de chacun... Bref, faire de leur force de
travail une machine bien huilée.
Un discours qui n’est pas sans rappeler la logique tayloriste de
l’organisation scientifique du travail. Laurent Baronian, chercheur
spécialiste des nouvelles formes d’organisation du travail, résume
bien le phénomène :
Ce néo-taylorisme, réactualisant les vieux concepts en utilisant les
- « Dans la chaîne de montage et les méthodes tayloriennes classiques,
le travail était réduit à un ensemble d’opérations, le plus souvent
manuelles, standardisées et répétitives.
Dès lors que la main de l’homme est de moins en moins utile pour
accomplir le processus de production, cela demande une plus grande
polyvalence et un savoir-faire qui s’apprend sur le tas. Ce qui est
approprié désormais, ce n’est pas tant le savoir-faire de chacun pris
individuellement, mais la synergie entre ces savoir-faire. »
nouvelles technologies, perd donc la rigidité de son ancêtre et
s’applique à personnaliser davantage le management au service
d’une synergie de groupe. Pour que l’employé devienne « manageable »,
il doit devenir transparent, ce qui nécessite un appareillage technique
pour récolter ces données : mouchards, badge, questionnaires, capteurs...
Un véritable arsenal de « soft surveillance », comme le qualifiait [PDF]
dès 2006 Gary T. Marx, chercheur au MIT.
Le taylorisme devient lui aussi « soft » en apparence. On n’envoie plus
de contre-maître, mais des conseils personnalisés sur une appli dédiée.
On ne prend plus de décisions parasitées par l’ego, mais on les fonde sur
la rationalité de la machine. Et il ne s’agit plus de dire, comme Taylor,
qu’un travailleur non surveillé est un travailleur inefficace. On préfère
parler de potentiels : certains à recruter, d’autre à repérer et libérer.
Donc bientôt, un algorithme propriétaire décidera
de notre travail, et puis, pourquoi pas, des études
qu'on doit faire, et puis pourquoi pas, de la personne
avec laquelle on devra vivre, ou avoir des enfants ?
Beurk ...