« A ciel ouvert » : la cinéaste, la caméra et les enfants
LE MONDE | 07.01.2014
Une scène du film documentaire français et belge de Mariana Otero, "A ciel ouvert".
Remarquée en 2003 pour Histoire d'un secret, beau documentaire dans lequel elle perçait un secret de famille sur fond d'avortement clandestin, Mariana Otero n'avait plus donné de nouvelles ensuite jusqu'à 2010, quand est sorti Entre nos mains. Dans ce dernier film, elle rendait compte de l'aventure des employés d'une entreprise de lingerie en faillite qui, en décidant de la racheter pour la transformer en SCOP, prenaient leur propre vie en main.
Tourné au Courtil, une institution psychiatrique située en Belgique, dans laquelle les intervenants, s'inspirant de la théorie lacanienne et des principes de la psychanalyse institutionnelle, œuvrent à fournir aux enfants un environnement dans lequel ils puissent s'épanouir, A ciel ouvert est son troisième long-métrage. Il confirme que Mariana Otero est une cinéaste patiente, qui prend le temps qu'il faut pour modeler ses idées, sa matière, jusqu'à ce qu'elles trouvent leur juste forme.
Il révèle en même temps la cohérence de son travail qui, film après film, creuse un sillon ténu, à la lisière de l'intime et du social. Dans chacun de ses films, la même alchimie est à l'œuvre, qui canalise la charge émotionnelle, souvent violente, des histoires de ses personnages en les inscrivant dans un contexte institutionnel, historique ou politique plus large. Et qui leur donne une coloration vibrante particulière.
Dès le premier plan, où l'on voit Amina, 7 ans environ, assénant à la cinéaste qu'elle a bien l'intention, elle aussi, de se procurer une caméra quand elle sera plus grande, et de filmer ce qui l'entoure, le principe du film est donné. Amina s'adresse à Mariana, la réalisatrice, comme le feront régulièrement les enfants dans ce documentaire. Dans la séquence suivante, une petite fille touche la lentille de l'appareil, dans celle d'après, un garçon fait un doigt d'honneur à la caméra.
Une scène du film documentaire français et belge de Mariana Otero, "A ciel ouvert".
UNE PRÉSENCE DANS SES FILMS ASSUMÉE
Mariana Otero a toujours assumé sa présence dans ses films, comme pour signifier la transformation que celle-ci opère nécessairement sur le réel. Mais la manière dont la cinéaste s'inscrit dans celui-ci est différente. L'affirmation de sa présence ne relève pas seulement de la prévention éthique ; c'est le socle du film.
Dans cette institution où le rapport des enfants au réel ne va pas de soi, et où il est au centre de toutes les attentions, l'intrusion d'une étrangère bouleverse l'écosystème. Il suffit de voir ce qui arrive quand débarque un nouvel enfant : sa présence au déjeuner, le premier jour, déchaîne chez ses camarades de tablée un concert de cris ininterrompus, insupportable, qui force les adultes à déplacer une partie du groupe dans une autre pièce.
En redéfinissant les places relatives de chacun, le nouveau pensionnaire a brouillé leurs repères, suggérera une des intervenantes au cours d'une des sessions hebdomadaires au cours desquelles les adultes du Courtil partagent leurs expériences et en débattent. Ce cri collectif donnait le sentiment qu'ils ne formaient plus qu'un corps unique, indifférencié.
Une scène du film documentaire français et belge de Mariana Otero, "A ciel ouvert".
Au Courtil, la parole est reine. Pour favoriser l'épanouissement des enfants, qu'ils soient autistes ou psychotiques, les adultes tentent de comprendre leur rapport au monde comme on déchiffrerait une langue étrangère. Et à y répondre en s'y adaptant. S'ils travaillent à plusieurs, explique l'un d'eux, c'est « pour ne pas être le “grand autre” qui veut jouir des petits sujets psychotiques mais essayer d'être un “petit autre”, c'est-à-dire un semblable ». Autre principe qui en découle : avoir « une demande nulle » vis-à-vis de ces enfants, et avoir soi-même « quelqu'un au-dessus qui dit “tu dois faire ça, tu ne dois pas faire ça” »… Sinon « on ne peut rien faire avec un sujet psychotique. Soit il nous tape, soit il devient l'objet, un objet déchet ».
Une grande douceur se dégage, de fait, des rapports entre enfants et intervenants, mais aussi de l'atmosphère générale, de la lumière, de la nature qui entoure cet ancien grand corps de ferme dont les pensionnaires passent une partie de leur temps à flâner, à jardiner, à jouer avec la terre, les végétaux, les animaux.
L'INTÉGRATION DE LA CINÉASTE DANS L'INSTITUTION
Le film entre progressivement dans leur monde, donnant à le comprendre par un subtil travail de montage entre des scènes de vie quotidienne filmées avec tendresse et empathie, une belle attention aux gestes, aux expressions, et d'autres captées en entretien, ou pendant des réunions, où se distille une précieuse part de pédagogie sur la psychose, sur les concepts de base de la théorie lacanienne, que la réalisatrice développe largement par ailleurs dans A ciel ouvert, entretiens – Le Courtil, l'invention au quotidien, un livre d'entretiens qu'elle a conduits avec une des intervenantes, Marie Brémond, et dont la parution (Buddy Movies, 127 p., 12 euros) accompagne la sortie du film.
Une scène du film documentaire français et belge de Mariana Otero, "A ciel ouvert".
S'ils apparaissent d'abord comme des territoires étrangers, des monades impénétrables, les enfants finissent, insensiblement, par s'ouvrir, comme s'ils invitaient le spectateur dans leur monde. C'est dans ce mouvement d'ouverture que résident l'intérêt et la beauté du film.
Comment advient-il ? Le temps passé avec les enfants joue son rôle. La parole de ces adultes qui les entourent, qui cherchent sans relâche à comprendre la singularité de leur rapport au monde, donne des clés supplémentaires. Sans doute ce mouvement traduit-il, aussi, l'intégration de la cinéaste dans l'institution. En trouvant sa place parmi ces enfants, elle instaure avec eux un rapport de confiance. Quelque chose de leur douleur, de leurs talents, de leur personnalité, devient alors sensible, partiellement compréhensible, bouleversant.