Condamnés pour avoir dénoncé des maltraitances
LE MONDE | 13.03.2014 - Par Pascale Krémer (Condom, Gers, envoyée spéciale)
L'institut médico-éducatif de Condom (Gers).
Les mots figurent page 7 du rapport de l'Agence régionale de santé Midi-Pyrénées daté d'octobre 2013. « Maltraitances institutionnelles ». Deux mots qui valent réhabilitation pour un homme dont la vie a basculé parce qu'il avait osé briser le silence. Didier Borgeaud a eu le courage, et le malheur, d'être le premier, en 1995, à dénoncer les mauvais traitements infligés aux jeunes handicapés pensionnaires de l'institut médico-éducatif de Condom (Gers), placé en novembre 2013 sous administration provisoire après ce constat accablant de l'ARS.
Se remet-on jamais d'avoir été le lanceur d'alerte que personne ne croit ? Devant les grilles de fer forgé du château qui abrite la maison d'enfants de Moussaron, le quadragénaire en costume, si maître de lui, ne tient que quelques minutes avant de retourner dans sa voiture pour chercher l'apaisement au son d'un concerto de Bach. La « boule à l'estomac ». « Ça a été un tel cataclysme. Je n'avais plus aucun contrôle sur ce qui m'arrivait… »
En 1995, Didier Borgeaud, 28 ans, achève sa formation d'éducateur spécialisé dans cet établissement privé pour enfants lourdement handicapés que possède et gère un couple de médecins, Marie-Joëlle et Alain Doazan. La pédopsychiatre et son époux généraliste lui offrent vite des responsabilités et une rémunération confortable. Mais il voit « des gifles, tous les jours ».
« Une violence permanente de presque tous les personnels, qui s'expliquait, dit-il. De 8 heures à 20 heures, nous étions seuls avec huit ou neuf enfants qu'on disait “grabataires” à l'époque. Seuls pour tout : lever, toilette, habillage, repas, déshabillage, coucher, ménage… Nous étions dans l'impossibilité matérielle d'accomplir ces tâches. »
Didier Borgeaud a été le premier, en 1995, à signaler les mauvais traitements infligés aux enfants à l'institut médico-éducatif de Condom (Gers).
Des professionnels épuisés, insuffisamment formés, trop peu nombreux. Des enfants attachés à leur lit à barreaux trop petit, d'autres enfermés dans des box, la nuit. Puis assis sur le pot une grande partie de la journée. Les costauds qui frappent ceux qui le sont moins. Didier Borgeaud interpelle la direction, avant de craquer, deux ans après son arrivée. « J'aurais dû aller chez le procureur dès la première semaine. Mais on se trouve toujours de bonnes raisons… » Il signale les faits aux directions départementale et régionale des affaires sanitaires et sociales (Ddass et Drass), au procureur de la République.
« En quelques mois, j'ai tout perdu. » Son emploi. Son épouse, qui travaille à l'institut, comme ses parents avant elle, et ne supporte pas l'opprobre jeté sur la famille – elle part avec leur fille de 3 mois qu'il n'a jamais revue.
La maison tout juste achetée est saisie. Il mène une grève de la faim, « perd pied », raison, et toute autorité parentale sur sa fille et deux garçons d'une union précédente, le jugement s'appuyant sur une expertise psychologique fournie par Mme Doazan qui, pour ce faire, ne le rencontre pas. Pas plus que la presse locale, qui le dépeint comme mythomane.
Christine Lajous, une collègue de l'époque, aussi choquée que lui par ce qu'elle voit chaque jour, est auditionnée par les gendarmes qui l'avertissent : « Si je témoignais sans apporter de preuves, je risquais d'être attaquée en diffamation par mon employeur… » Comme Didier Borgeaud, condamné en 1997 à six mois de prison avec sursis par la cour d'appel d'Agen.
« ON NE SORT PAS PIMPANTE D'UN TRUC PAREIL »
Dix-sept ans plus tard, c'est un chef d'entreprise sans colère que nous rencontrons. Joaillier en Espagne, il s'est reconstruit une jolie vie, avec une compagne, deux petites filles, et ses deux aînés qu'il voit de nouveau. Aucune animosité chez lui, mais une incompréhension partagée par trois femmes qu'il rejoint à Auch, mi-février. A se voir réunis pour la première fois autour d'une même table, l'émotion les gagne. Car ils sont en fait quatre lanceurs d'alerte successifs à avoir subi les mêmes avanies.
Bernadette Colignon, 66 ans, et Chrystelle (qui souhaite rester anonyme), 43 ans, étaient monitrices depuis moins d'un an à l'institut Moussaron lorsqu'en 1999 elles ont signalé les mêmes faits que Didier Borgeaud – dont elles n'avaient jamais entendu parler. Les mêmes gifles, sanitaires insuffisants, produits de toilette rationnés, réduits fermés où dorment les enfants, les mêmes défauts de soin, d'intimité, de surveillance, d'aliments frais… Mais elles sont deux, qui ont fait des photos, recueilli des témoignages de collègues, de parents.
Après un licenciement pour faute lourde, les voilà pourtant condamnées en diffamation par la cour d'appel d'Agen, en 2002. « Je n'ai toujours pas compris », lâche Bernadette Colignon, encore bouleversée. « On ne sort pas pimpante d'un truc pareil. » Jamais elle n'a retrouvé de travail. Chrystelle n'y est parvenue qu'après une dépression et un changement de région.
A leur gauche est assise Barbara (un pseudonyme), l'air éreinté, encore salariée de l'IME Moussaron, et désormais en arrêt-maladie. A son arrivée à l'institut, en 2009, la jeune femme découvre « la déshumanisation des polyhandicapés, les dix enfants dont on devait s'occuper seule ». « Où étaient les bonnes pratiques recommandées par la Haute Autorité de santé ? »
Porté par un collectif d'associations d'aide aux handicapés et par la CGT-santé du Gers, son signalement, au printemps 2013, conduit à une inspection de l'ARS, dont le rapport final, à l'automne, fait état de « graves dysfonctionnements susceptibles d'affecter la santé, la sécurité, le bien-être physique et moral, le respect de la dignité des jeunes accueillis ». Fin novembre 2013, la ministre déléguée aux personnes handicapées, Marie-Arlette Carlotti, place l'établissement sous administration provisoire.
1995-2013. Près de deux décennies pour que réagissent des pouvoirs publics qui financent cet établissement privé à but lucratif par le biais de l'assurance-maladie. Comment les autorités de tutelle, Ddass du Gers et, depuis 2010, ARS Midi-Pyrénées, ont-elles pu ne rien entendre des signalements répétés, ne rien lire d'alarmant dans les rapports successifs ? En 1997, année de la condamnation de M. Borgeaud, un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) décrit déjà la pénurie et le manque de qualification du personnel, les défauts de surveillance, de suivi médical, l'absence de prise en charge éducative. « Les lits à barreaux et les box peuvent choquer, est-il écrit, mais ils protègent les enfants et pallient la pénurie de personnel. »
Ce qui n'empêche pas le directeur de la Ddass du Gers (jusqu'en 2003), Gilles May-Carles, de déclarer en 1999 qu'il n'y a pas de maltraitance à Moussaron. « Tous les rapports et enquêtes de l'époque concordaient », assume celui qui est désormais préfet délégué à l'égalité des chances dans le Rhône.
« UN PENSIONNAIRE ENFERMÉ, AVEC MATELAS À MÊME LE SOL »
En novembre 2002, il est toujours en poste lorsqu'un autre rapport de la Ddass pointe des « problèmes de violence entre les pensionnaires », de « surveillance », « un pensionnaire enfermé la nuit dans une pièce nue, avec matelas à même le sol », « certaines pratiques d'isolement qui ne peuvent être acceptées »… Mais continuent de l'être, comme s'en étonne l'ARS, dans son rapport 2013 : « La majorité des dysfonctionnements graves relevés par la mission se retrouve dans les précédents rapports d'inspection (1997, 2001, 2002) sans que la plupart des mesures correctives correspondantes aient été apportées. »
« Pourquoi ? », interrogent aujourd'hui les trois générations de lanceurs d'alerte. Certes, le docteur Alain Doazan, maire (divers droite) de Villariès (Haute-Garonne) durant trente et un ans, vice-président du club de bridge, est un notable issu d'une vieille famille de la région, doté d'un solide réseau.
Certes, la mobilisation de certains parents de pensionnaires comme de la majorité des salariés en défense de l'institut a compté. Qu'il se soit agi, pour ces parents, d'une forme de déni, ou de la crainte de ne pas trouver d'autre place ailleurs s'il fermait. L'IGAS, d'ailleurs, en 1997, ne cache pas son embarras : malgré les dysfonctionnements, il est impensable de se passer de cet « établissement de repli » pour « pathologies lourdes ». Il en existe si peu… L'institut médico-éducatif Moussaron, ce sont aussi 80 emplois dans une zone qui en offre peu.
LONGUE INACTION DES POUVOIRS PUBLICS
Révélateur : ni le maire (PS) de Condom, Bernard Gallardo, ni son opposant (UMP), Gérard Dubrac, maire à l'époque des dénonciations, ni la députée (PS) de la circonscription, Gisèle Biémouret, ne souhaitent rencontrer Le Monde. Quand l'établissement a été placé sous administration provisoire, M. Dubrac a déclaré qu'il resterait « vigilant sur l'emploi », Mme Biémouret s'est « étonnée », la direction s'orientant, selon elle, dans le sens des recommandations de l'ARS.
Trop lentement, mais dans la bonne direction : c'est aussi ce que croit Alain Dewerdt, l'administrateur provisoire. Il ne note « aucun refus de coopérer » de la part de la nouvelle directrice, Aurélie Doazan, qui a succédé en novembre 2013 à son père.
Cette dernière « refuse de commenter le passé » : « Je suis la fille des propriétaires, mais j'ai obtenu le certificat pour diriger ce genre d'établissements et je suis consciente des évolutions nécessaires. Elles sont accélérées par l'administration provisoire, ce qui est une bonne chose. » Qu'en est-il de la direction médicale, toujours assurée par sa mère ? « Le docteur Doazan va prendre sa retraite. Rapidement. Sûrement. »
Son père demeure également pour l'instant président de la société anonyme gestionnaire de l'établissement. Ce qui interroge le collectif à l'origine du dernier signalement. Une dizaine de familles s'apprêtent à porter plainte contre l'institut – dont trois après des décès qu'elles estiment liés à un manque de soins. La justice administrative pourrait aussi être saisie pour comprendre la longue inaction des pouvoirs publics.
A la maison d'enfants de Moussaron, de gros réaménagements sont en cours, les jeunes majeurs partent, ce qui augmente le budget consacré aux enfants restants, plaide l'administrateur. Didier Borgeaud voudrait le croire, éviter d'avoir à soutenir un prochain lanceur d'alerte en perdition. Lui, qui disait vrai, espère peut-être, aussi, revoir un jour sa fille de 3 mois perdue de vue. Il y a dix-huit ans.