Karen Nieto est une petite fille aux "capacités différentes". Les meilleurs spécialistes la considèrent une autiste irrécupérable mais partiellement dotée de génie : sa mémoire et son appréhension de l'espace sont exceptionnelles. Karen est l'héritière d'une importante flotte de bateaux thoniers et de la plus grande conserverie du Mexique. Au contact des pêcheurs elle découvre la plongée sous marine avec délices et les massacres de thon avec horreur, et s'insurge contre l'idée cartésienne que l'on pense avant d'exister. Elle sait bien, elle, qu'elle existe d'abord et que parfois, avec peine, elle pense, et que les choses non pensantes ne sont pas inférieures aux humains. Quand elle est triste ou angoissée, elle revêt sa combinaison de plongée bleue et s'endort dans un harnais qu'elle suspend au plafond de sa chambre. Aux côtés des marins, elle s'investit corps et âme dans l'industrie de la pêche, sauve l'entreprise familiale de la ruine causée par l'embargo américain et les récriminations des écologistes et attire un investisseur qui lui ouvre les portes du marché international, jusqu'au jour où une cellule- écologiste terroriste la menace de mort. Ce roman fascinant traite avec une très grande originalité le thème de l'autre. Karen est à la fois dure et étrange, drôle et géniale, son autisme partiel lui permet de ne se fier qu'à son instinct, comme les thons bleus qui sillonnent les océans. On est émerveillé par la beauté et la puissance évocatrice des images (Karen dans son harnais, les bateaux blanc sur une mer rouge de sang..). Hymne à la tolérance, magnifique fable écologique, MOI appartient à cette sorte de romans qui laissent le lecteur émerveillé sans voix après la dernière page. Un bijou insolite.
J'ai commencé à lire ce roman mexicain.
Phrases :
« Darwin annule Descartes complètement.
Moi, je n'ai jamais oublié que j'ai existé avant d'apprendre, très péniblement, à penser. »
L'autiste, les thons et les manipulateurs
LE MONDE DES LIVRES | 26.05.11
A Mazatlan, sur la côte occidentale du Mexique, une dame a hérité d'une pêcherie de thon, avec ses bateaux, ses usines et son marché principal : les Etats-Unis, qui viennent justement d'interdire l'importation de thon mexicain sous la pression des écologistes - une catastrophe. Mais alors que la propriétaire s'apprête à tout liquider, elle en est empêchée par sa nièce Karen.
La pauvre fille est autiste, avec néanmoins une excellente capacité pour s'exprimer, choisir et s'imposer. A Descartes, dont elle réfute le cogito, elle oppose Darwin : "On existe avant de penser", ou, si l'on veut : la pulsion précède le raisonnement. De cette simple affirmation surgit d'abord un amour passionné pour les thons. Habile plongeuse, la jeune fille leur rend de longues visites en scaphandre, au cours desquelles elle élabore ses théories sur la captivité des poissons.
Son handicap n'empêche pas la jeune femme de faire des voyages : on l'envoie étudier en Angleterre ; elle y rencontre un savant, Huntington. Il s'intéresse à elle, à ses travaux, il l'encourage ; elle comprend néanmoins bientôt que cet arriviste ne cherche que sa réussite personnelle et se moque de l'honneur des poissons comme des conditions de leur mort.
Après la hauteur faussement désintéressée de l'université, elle rencontre le milieu de la finance, en la personne de Gould, un millionnaire américain qui a flairé un superbe coup. Gould promène Karen jusque chez les Chinois et les Japonais. A ces grands consommateurs, il suffirait sans doute de présenter les projets de "cages déstressantes" dessinées par Karen (qui les appelle des paradis) pour remporter des contrats commerciaux mirobolants. Mais, là encore, les ennuis se multiplient, et la jeune femme comprend qu'on la manipule.
Elle n'a pourtant pas perdu son temps, elle est devenue une vedette mondiale, passe devant les caméras : connue, trop connue. Il y a des gens qui ne rient pas avec le sort des poissons, des écologistes durs qui ne s'embarrassent pas trop des moyens. On ne plaisante plus : le poisson ne doit être ni encagé, comme dans certains plans de Karen, ni mangé.
Menacée, Karen poursuivra sa route, tout au long de ce roman mexicain original, un peu déjanté et finalement très sympathique. "Moi" de Sabina Berman - Traduit de l'espagnol (Mexique) par Claude Bleton, Seuil, 264 p., 19,50 €.
Jean Soublin
PS : ma réserve, que j'exprime dans le titre (TG = Temple Grandin, par manque de place), est le fait que la romancière s'est massivement inspirée de la vie de Temple Grandin. Le livre me plaît pour l’instant, mais je crains l'absence de mystère, les stéréotypes bien intentionnés (du TEACCH, du PECS, Toi/Moi etc ..).
Un peu à l'inverse de "La solitude des nombres premiers", qui ne nomme ni autisme, ni anorexie.
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père autiste d'une fille autiste "Asperger" de 41 ans
Le Canard Enchaîné - Laisser le temps aux thons ! La Mexicaine Sabina Berman part en guerre contre les massacres marins : avec « Moi »(Seuil), elle écrit un roman de combat et d'humour.
Un étrange et succulent texte. Où l’imagination, quelque peu baroque, nous entraîne dans une épopée burlesque et ravageuse. Dont le sujet principal sont les thons... victimes d’une pêche trop sanglante. Pour cela, loin des discours et des prises de position tapageuses, Sabina Berman, traductrice et ancienne enseignante, nous raconte l’histoire de « Moi » , petite fille puis femme aux « capacités différentes ». Pour certains, elle est « débile » , pour d’autres, « géniale ». Il faut dire que dès sa naissance — mais qui est donc la mère ? — elle vit dans une cave, où elle est battue. Complètement « délabrée » lorsque sa tante Isabelle vient prendre son héritage : « une entreprise de thon appelée Atunes Consuelo ». « Consuelo : consolation. » « Le nom, comme l’indique l’auteur, le plus inadapté pour la pêche industrielle de la planète, comme nous en informerait, des années plus tard, un spécialiste en marketing. »
Karen Nieto, surnommée donc « Moi », va apprendre à vivre, à parler, sous l’impulsion de sa tante Isabelle. La méthode : des étiquettes de couleur avec un mot écrit dessus tapissent toute la maison. Et même le jardin. Même la « patte d’un rouge-gorge » ! Le succès est foudroyant. Karen va tout répéter. Va parler sans cesse... Mais l’expérience de l’école sera désastreuse. Elle la quitte et ne s’intéresse qu’à « la conserverie »... qui traverse une crise en raison du combat que mène l’association « Mers propres » contre la pêche sauvage des thons : ils meurent « stressés », et souvent des dauphins sont pris dans les filets et abattus avec eux.
Karen, que la mer ensanglantée révulse, veut imaginer une autre manière de faire. D’abord, pour agir, elle récuse « ce maudit fou de Descartes », qui, avec sa phrase stupide, « Je pense donc j’existe » (sic !), a tout fichu en l’air ! Surtout la relation des hommes avec les animaux, tandis que Darwin, cet « avaleur de kilomètres », a tout compris : « Il ne vit que des ressemblances, celles qui existent entre les êtres vivants et les animaux. » Avant toute chose, les thons existent donc, ce qui devrait clarifier le comportement des hommes à leur égard.
Avec ses théories saugrenues, Karen va mettre sur pied des réalisations qu’elle veut révolutionnaires. Surtout cette « idée d’abattre les poissons sans la cruauté dont les effets toxiques gâchent la chair, et sans la congélation qui dénature la saveur». Pourquoi ne pas créer « le paradis » des thons, où ils pourraient simplement se multiplier? Il va sans dire que l’industriel Gould, qui a mis la main sur les conserveries, entre en grande fureur : « Il n’y a qu’une idiote pour envisager d’investir de l’argent au bénéfice exclusif des thons.» Il veut la tuer...
Pour Sabina Berman, les thons ne sont qu’un prétexte pour écrire une « fable » où gît peut-être au fond des profondeurs marines une certaine vérité ; elle y plonge avec délice « Comme toujours, j’ai déposé ma tête sur la pierre lisse et j’ai attendu que mon corps retombe lentement sur le sable. J’ai inhalé une grosse bouffée d’oxygène, je l’ai exhalée, et une effervescence de bulles argentées m’a enveloppée, en même temps que je débranchais le cadran de la pensée. J’étais absente, mélangée à la mer, comme une pierre bleue dans la mer bleue. »
Au-dessus d’elle, « l’océan est une frange d’argent »... et les « thons dégustent des bonites jaunes ». Effectivement, tout un programme ! Pour rêver ?
André Rollin
263 p., 19,50 €. Traduit de l’espagnol par Claude Bleton.
père autiste d'une fille autiste "Asperger" de 41 ans
Un extrait de « MOI » : Karen rentre à l'université. pp.70-74
Les étiquettes en plastique de toutes les couleurs avec les mots en anglais écrits de ma grosse écriture maladroite, je les ai collées partout, dans mon dortoir comme dans les salles où auraient lieu les cours.
Porte, couloir, escalier, arbres (numérotés de 1 à 67), bâtiment de la faculté de zootechnie, couloir, salles (numérotées de l à 35).
Je circulais en gémissant de terreur à l’idée de me perdre. Histoire de me changer les idées, j’observais parfois une lumière qui me paraissait spéciale pour une raison quelconque, me rappelant la phrase de Ricardo.
Dieu est une lumière spéciale...
En effet, par 2 fois je me suis absentée de Moi, après avoir vu 2 lumières très spéciales. L’une, je l’ai vue à travers la petite vitre d’une porte : elle perçait l’obscurité de l’autre côté ; un faisceau qui descendait vers le sol en dessinant un carré de lumière. L’autre était un très long cylindre lumineux dans lequel flottait de la poussière.
Ma tante m’a retrouvée la première fois dans un placard obscur, le front collé au carreau d’une petite fenêtre éclairée, au milieu des balais, des seaux et des boîtes de détergent. La seconde fois, elle m’a retrouvée sous l’éclairage d’un lucarnon tout rond, dans un auditorium immense, où je me balançais dans un fauteuil, le visage en l’air, tourné vers la poussière en suspension, la bave aux lèvres, absente de Moi.
Nous étions arrivées un mois avant le début de l’année scolaire. J’apprenais à aller du dortoir aux salles de cours et à en revenir, j’apprenais les visages avec un ordinateur et ma tante Isabelle, assise à côté de Moi.
Je n’avais que 4 visages. Qui exprimaient panique, joie, neutralité et absence de Moi. Si je devais entrer en relation avec d’autres personnes à l’université, je devais diversifier mes visages.
Regarde bien l’ordinateur, a dit ma tante. Tu le branches et on entend une musique, comme s’il disait je suis là, je suis prêt. Tu ouvres un dossier et on entend piiiiiin. S’il traîne un peu quand tu lui demandes quelque chose, on voit apparaître un sablier qui te dit: Un moment, je réfléchis. À vrai dire, l’ordinateur n’a besoin de faire ni bruit ni signes, mais personne n’utiliserait un ordinateur si celui-ci ne montrait pas qu’il est en communication avec l’usager. Ce que je veux dire, c’est que tu dois donner plus de signes aux autres, Karen, plus de visages.
Ma tante avait chargé sur l’ordinateur des vidéos d’une minute montrant des humains standard ayant des expressions différentes. En les imitant, Moi, j’apprenais à manifester : colère, fureur, hostilité, tristesse, dégoût, bonheur, surprise, honte, jalousie, envie, mépris, désespoir, ennui, méfiance. Mais surtout : plaisir, amitié, curiosité, surprise, désir, adoration, fierté.
Et je devais arriver à ce résultat en mobilisant à la fois les muscles des paupières, des sourcils et des lèvres.
Un travail exténuant, dont je sortais en nage, la chemise trempée.
Nous avons finalement décidé que je pouvais me brancher en «mode de relation » (en empruntant un de ces 21 visages humains), ou éteindre ce mode et rester Moi, c’est-à-dire en «mode de non-relation» (avec mes 4 visages habituels), car s’il fallait mobiliser toute ma conscience pour entrer en relation avec autrui, à quel moment apprendrais-je autre chose à l’université ?
Sur les vieux ordinateurs d’alors, on voyait souvent apparaître sur l’écran une caricature d’Albert Einstein: il marchait de bonne humeur en hochant la tête, prenait une photo ou feuilletait un livre. Chaque fois qu’apparaissait le petit personnage d’Einstein, j’éclatais de rire, Moi, je sautais sur mes pieds et je l’imitais, marchant à petits pas en rigolant et en hochant la tête, et ma tante était furieuse.
Non, non et non ! Elle haussait le ton. Tu ne peux pas rire si fort. Ferme la bouche, serre les lèvres, tu peux rire, mais en serrant les lèvres, tes émotions doivent rester toutes petites.
Ressembler à un humain standard allait me demander de nombreuses années, beaucoup d’efforts et de discipline. De fait, aujourd’hui, à 41 ans, je n’y suis pas encore parvenue.
D’accord, j’étais en nage et en colère à force de rendre mes émotions toutes petites et d’exprimer des choses qui me semblaient incertaines, grâce uniquement aux muscles des paupières, des lèvres et des sourcils. Et la nuit je rêvais de poissons rouges en liberté, de boules grises éclatant d’un coup en dispersant 1000 maquereaux, et de 3 dauphins lustrés sautant en l’air.
Ma tante m’a parlé d’Albert Einstein, le mathématicien. Comme Moi, Einstein avait des fixations. Il avait passé des années assis à son bureau des brevets à Berne (Suisse), où il ne pensait qu’à une seule chose: à l’Univers. II avait conçu une théorie de l’Univers, simple et élégante, que je n’ai pas comprise, et ma tante, après avoir tenté par 3 fois de me l’expliquer, m’a avoué ne pas l’avoir comprise non plus.
Comme Moi, Einstein était incapable de répéter ce qui ne lui semblait pas vrai, de même il agissait lentement, avec une attention extrême, et résolvait les problèmes d’une façon nouvelle et très personnelle. Et il avait eu le prix Nobel, le prix le plus convoité sur la planète Terre.
C’était probablement un autiste, a dit ma tante en enfonçant sa fourchette dans une patate toute ronde.
Nous dînions au restaurant.
Autiste, comme l’avait sans doute été Charles Darwin, qui dans son jeune âge avait passé 5 ans à voyager d’île en île en Amérique du Sud, où il dessinait chaque type de plante et d’animal qu’il rencontrait. C’est ainsi qu’il avait rempli sa cabine de dessins, dans le bateau où il voyageait, jusqu’au jour où le capitaine lui dit, Ça suffit, petit, avec tout ce papier le bateau va couler. Puis il passa 3 décennies à réfléchir avec soin sur ce qu’il avait dessiné, jusqu’au jour où un ami lui dit, Ça suffit, Charles, tu as les cheveux blancs, tu es à moitié aveugle et il se trouve qu’un biologiste est sur le point de publier ce que tu aurais dû écrire, alors Charles s’assit et écrivit en vitesse la théorie qui explique pourquoi les différentes espèces vivantes se ressemblent et sont en même temps si différentes.
Ou comme Beethoven, le musicien, qui était à la fois explosif et impossible à vivre, comme toi, la terreur de ses voisins, qu’il invectivait à la porte de son logement, réclamant du silence pour qu’il puisse composer, du silence pour écouter le bruit des étoiles, par pitié qu’on me donne du silence criait encore et toujours Beethoven, jusqu’au jour où il devint sourd.
Je veux dire, a dit ma tante, que tous ces génies avaient probablement un certain degré d’autisme, comme toi. Même si à leur époque on n’utilisait pas encore ce mot, autiste.
Elle a mis dans la bouche une autre pomme de terre toute ronde, l’a mâchée, a bu une gorgée de vin rouge et a dit:
Ce sont les gens dotés de capacités différentes qui apportent des choses différentes à l’humanité.
Je lui ai demandé:
Peut-être que tu es folle, ma tante?
C’est bien ce que je ne suis pas, a-t-elle dit avec une joie inexplicable, et elle s’est essuyé les lèvres avec sa serviette.
Et Moi, j’ai senti un frisson parcourir mon épine dorsale. J’ai remarqué qu’en quittant la table et en traversant le restaurant, les gens se retournaient pour la regarder, elle, mon élégante tante Isabelle, dans son tailleur gris, très mince, sa chevelure blonde comme une casquette blonde jusqu’à mi-cou, suivie de sa grande nièce aux cheveux coupés à ras, en jean et bottes de docker, qui évitait le contact avec d’autres yeux, regardait de préférence les murs et marchait comme les marins, plaquant les semelles au sol à chaque pas, pour ne pas perdre l’équilibre.
père autiste d'une fille autiste "Asperger" de 41 ans
Je suis passée à la FNAC ( Forum des Halles) mardi matin, il n'y avait qu'un seul exemplaire de "Moi". Je me régale, ce texte est jouissif, plein de formules percutantes. C'est jubilatoire!
Et je n'ai pas fini de le lire!
J'y retourne.
Bon WE,
Marianne.
J'ai été "accusée" de toujours dire "moi" par une personne qui a lu ce livre et, à mon avis, ne l'a pas compris.
Je doute qu'en espagnol on dise "moi"... (seulement dans la conjugaison) J'aimerais savoir comment le traducteur a pris ses options de traduction.
Quand on sait que beaucoup d'enfant autiste ont du mal à dire "je", ce que probablement cette fille n'arrivait pas à dire, et que sa tante a forcé.
Mais que donnent les forçages ? Ici elle en est devenue "perroquet" !
Jacline
"autisme très marqué" Professeur Sizaret en 1953 / "trouble envahissant du développement" CRA Nantes 2012
Psycholoque clinicienne à la retraite. Oui, oui !
ça me fais penser, même si le sujet est différent à un roman de Walter Tévis, le jeux de la Dame que j'ai lu, il y a pas mal d'année, sans penser à asperger, et pourtant...