Vivez-vous de votre passion

Pour les gens qui ont simplement envie de discuter sans souhaiter faire passer d'information particulière.
Coralie78
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Vivez-vous de votre passion

Message par Coralie78 »

Bonjour,

Y en a-t-il parmis vous qui ont "raté leur vocation" ? Je veux dire par là, qui suite à leurs études, ont réalisé qu'ils n'étaient pas passionnés par leur métier.

Vous êtes-vous reconverti ? Comment ? Avez-vous pris des cours en lignes ? Les avez-vous suivi en parallèle de votre emploi afin de payer votre loyer ? Avez-vous fait du bénévolat sans reprendre les études ?

Je suis passionnée par la neurodiversité et l'éductation. Je cherche un métier en accord avec ces passions. J'attends le résultat du diagnostique pour consulter un coach de reconversion et un autre pour trouver mon prochain emploi dans mon métier actuel. Car je ne pense pas que mon rêve se réalisera de suite.

Merci pour vos réponses.
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Re: Vivez-vous de votre passion

Message par user6375 »

Bonjour Coralie,

Alors pour ma part c'est oui, non, ca dépend ...

Déjà pour répondre à la question, est-ce que je vis de ma passion ?? Oui et non. Oui dans le sens où mon travail fait parfois appel aux compétence que j'ai acquise au travers de ma passion, mais mon travail en tant que tel ne me passionne pas. Donc est-ce que je vis de ma passion ?? A vous de donner le sens que vous désirez a mon propos.

Est-ce que j'ai envisagé une reconversion ? Oui, 2ans après la fin de ma formation, mon travail, tout en ayant déjà un lien avec ma passion, était tous sauf passionnant et j'y trouvais rien. J'ai donc entreprise de reprendre mes études et d'aller plus loin dans le champs de mon métier/passion. Mais après 2ans d'études, les études n'étant pas pour moi, j'ai arrêté et retrouver du travail dans le champs de départ, mais à des conditions différentes. A ce moment là mon travail c'est bien plus rapprocher de ma passion, et j'ai même trouvé du temps dans mon travail pour ma passion. Il y a une émulation entre mon travail et ma passion, sans pour autant que mon travail lui-même soit passionnant.

Actuellement le rapport que j'entretiens avec mon travail/emploi est avant tout alimentaire, tout en me donnant du temps pour ma passion.

Je suis informaticien, je travail dans une société de service et mes activités vont du dépannage de l'imprimante de la secrétaire à la gestion de parc informatique. Ce qui ne me passionne pas du tout, c'est routinier et procédurier, mais ca me permet d'être derrière un écran tout le temps et je me suis donné accès à mon PC a domicile pour travailler à distance sur ma passion. Donc quant je n'intervient pas pour un client, j'ai du temps pour moi. Et du coté passion, actuellement je suis sur la programmation d'un projet personnel que je me suis auto-attribué. A l'inverse le fait de m'avoir donné accès a mon PC a domicile m'a fait acquérir des compétences (télétravail) que j'utilise aujourd'hui dans mon travail.

Pour finir je dirais que mon métier n'est pas ma passion mais que je continue à exercer ce métier car il me donne une des rares possibilité de pratiquer ma passion en parallèle sans avoir l'impression de sacrifier du temps ou d'en perdre au travail.

Au delà de ma réponse, je rebondis sur la thématique, comme je l'ai fait ailleurs sur le forum et avec mon psy : ATTENTION au rapport qu'on établit soi-même avec l'idée de "travail". La société donne un sens à ce mot qui n'est pas forcément le sens qui nous conviennent. J'ai énormément de peine avec l'idée de se réaliser au travers de son travail ... qui est une idée purement culturel et sociale, et qui clairement évacue toute les questions sur la place du temps libre dans la vie, et son usage au bénéfice de l'individu et de la société. Je ne me résume pas à une force de travail pour un employeur ni à une force de progression pour la société. Etre oisif est tout aussi important que de travailler, ca permet de laisser son esprit vagabonder, et c'est tout aussi souhaitable et respectable. On doit réhabilité la oisiveté !!!
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Message par Coralie78 »

propane42 a écrit : jeudi 3 juin 2021 à 17:15 Au delà de ma réponse, je rebondis sur la thématique, comme je l'ai fait ailleurs sur le forum et avec mon psy : ATTENTION au rapport qu'on établit soi-même avec l'idée de "travail". La société donne un sens à ce mot qui n'est pas forcément le sens qui nous conviennent. J'ai énormément de peine avec l'idée de se réaliser au travers de son travail ... qui est une idée purement culturel et sociale, et qui clairement évacue toute les questions sur la place du temps libre dans la vie, et son usage au bénéfice de l'individu et de la société. Je ne me résume pas à une force de travail pour un employeur ni à une force de progression pour la société. Etre oisif est tout aussi important que de travailler, ca permet de laisser son esprit vagabonder, et c'est tout aussi souhaitable et respectable. On doit réhabilité la oisiveté !!!
Je n'ai pas bien compris ta vision à propos de travail. Es-tu de ceux qui font un travail que ça ne leur plaise ou pas ou de ceux pour qui il est important que le travail plaise ?

J'avoue que le fait de vivre de de ce qu'on aime le soir aide à équilibrer. Ne serait-ce pas mieux que de aimer tout ce qu'on fait ? Que tout ce qu'on fait dans la journée nourisse nos valeurs hautes (nous donne beaucoup d'énergie) ? Ainsi, on dort beaucoup mieux, les difficultés sociales s'estompent...
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Re: Vivez-vous de votre passion

Message par user6375 »

Coralie78 a écrit : jeudi 3 juin 2021 à 17:32 Je n'ai pas bien compris ta vision à propos de travail. Es-tu de ceux qui font un travail que ça ne leur plaise ou pas ou de ceux pour qui il est important que le travail plaise ?
J'ai appris que le travail n'est pas toujours plaisant mais que j'ai pas le choix car je ne roule pas sur l'or. De plus certaines de mes attentes ne peuvent pas se réaliser par le travail. Donc le sens que je donne au travail, au fait de dégager du temps pour gagner ma subsistance, est différent du sens que je donne à ma vie et à mes activités.

C'est en ca que je dis que le rapport qu'on établit au travail doit être personnel, et que si on établi un lien dans lequel le travail est un outil directe de l'épanouissement, c'est dangereux.

Le travail doit être un outil pour dégager des moyens a mettre a disposition de notre épanouissement, mais s'il est la source de notre épanouissement, alors je considère ce lien comme toxique. Car on ne maitrise pas son travail, ni en terme de contenu ni sur le long terme. Je n'ai aucun intérêt a définir mon travail comme source de mon épanouissement si je ne maitrise pas l'activité de mon travail. Rien que la menace du licenciement (pour les salariés) ou de la faillite (pour les indépendants/entrepreneur) c'est soumettre directement son épanouissement aux aléas économique. J'envisage pas de soumettre ma vie de cette façon.

je dors beaucoup mieux quant mon travail est bien fait même s'il était chiant qu'un travail passionnant qui me met la pression. A choisir je préfère quitter mon bureau en y laissant ma journée de travail que de cohabiter le soir avec mes soucis professionnels. Mais ca c'est un choix personnel.

Par exemple j'appréciais le travail de caissier en supermarché une fois rentré, car une fois rentré cette activité me donne des moyens financier sans aucun soucis professionnel le soir.
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Re: Vivez-vous de votre passion

Message par user6375 »

Je profite du sujet pour poser la question inverse : d'ou vient cette idée que j'ai souvent vue exprimé que le travail est très important dans la vie ??

Ca sort d'où ca ??
J'entend par là y a bien un jour où on se lève et on se dit "le travail c'est essentiel pour mon épanouissement", je pose la question d'où vient cette manière de penser ?? Elle n'est pas venu ex-nihilo comme ca ?? Elle vient de quelque part cette idée. C'est d'où elle vient qui m'intéresse ici.

Demain on a tous un revenu de base, je vous garanti que la question du sens que vous donnez au travail sera centrale.
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Re: Vivez-vous de votre passion

Message par user6375 »

Demain on nous verse 1000€ / mois sans contrepartie (pas besoin de faire qqch pour toucher cet argent), vous faites quoi de vos journées ?
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Re: Vivez-vous de votre passion

Message par Coralie78 »

Cette idée sort du fait que ma famille me déprimait. Le travail était un échappatoire. C'était "vivement le travail !"

Aujourd'hui, je me sens légèrement mieux avec ma famille mais les soucis ne sont pas réglés. Mon travail - peut-être mon employeur - me déprime et fait que je n'arrive plus à sortir du lit le matin pour travailler alors qu'il y a 2 ans, j'étais motivée par l'idée de travailler. J'aimais mon travail. Si je ne l'aimais pas, j'ose pas imaginer où j'en serai aujourd'hui. C'est pour ça que ça m'est important d'aimer mon travail.

Mon père avait la même idée que toi par rapport au travail. Je ne l'ai jamais vu heureux de ma vie. Il a toujours voulu être architect mais vu le statut social de son père, il a été forcé de faire des études d'ingénieur.
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Re: Vivez-vous de votre passion

Message par user6375 »

Coralie78 a écrit : jeudi 3 juin 2021 à 18:00 C'est pour ça que ça m'est important d'aimer mon travail.
Aimer son travail c'est une chose, en faire la source de son épanouissement s'en est une autre.

Moi j'ai toujours vu le travail comme un moyen, jamais comme une fin. Idéalement j'aimerai avoir ma propre entreprise, non pas pour me réaliser par son activité, mais parce que ca me donne des moyens économiques. L'entreprise est un outil économique pour une finalité que j'ai, qui n'est pas économique.

Pour aller au fond de mon propos, j'ai toujours eu l'idée d'avoir une entreprise pour être un rouage du système, et avoir une place de choix pour le changer de l'intérieur. Mais l'entreprise en elle même elle pourrait faire n'importe quoi ca n'aurait pas d'importance. L'essentiel c'est les moyens qu'elle me donne et comment je les utiliserai.

Je veux vraiment faire passer l'idée que l'activité à proprement parler est secondaire pour moi par rapport aux moyens gagné. Et c'est les moyens qui me servent en finalité, pas l'activité elle même.
Coralie78 a écrit :Le travail était un échappatoire. C'était "vivement le travail !"
C'est ce rapport au travail que je trouve toxique. je le comprend mais je maintiens que je le trouve toxique. Je prendrai pas ce rapport au travail comme exemple à suivre ;) Ca me rappelle un peu l'injonction de mes parents d'être carriériste ..

A l'inverse, c'est sur qu'un rapport "oh non encore ce travail" n'est pas meilleurs. Je pense qu'un bon rapport c'est "C'est l'heure d'aller au travail et ce soir je ferais ceci ou cela qui me plait et que je peux faire grâce à mon salaire".
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Re: Vivez-vous de votre passion

Message par Coralie78 »

Ce rapport toxiquee.... Je n'en avais pas le choix malheureusement. Car tu vois, depuis l'automne dernier, je n'aime plus mon travail et je vis des burn-out autistique, des déprimes, j'ai perdu mes routines que je peine à retrouver. Je suis en grande souffrance.
propane42 a écrit : jeudi 3 juin 2021 à 17:55 Demain on nous verse 1000€ / mois sans contrepartie (pas besoin de faire qqch pour toucher cet argent), vous faites quoi de vos journées ?
1000€ ne me suffiront pas car j'ai un emprunt immobilier. Mais si on me donnait mon salaire sans que je travaille... peut-être j'irai explorer toute la région parisienne à la marche en croisant des enfants à qui je donnerai de l'écoute, du sourire, de la bienveillance.
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Re: Vivez-vous de votre passion

Message par user6375 »

Coralie78 a écrit : jeudi 3 juin 2021 à 18:15 Ce rapport toxiquee.... Je n'en avais pas le choix malheureusement. Car tu vois, depuis l'automne dernier, je n'aime plus mon travail et je vis des burn-out autistique, des déprimes, j'ai perdu mes routines que je peine à retrouver. Je suis en grande souffrance.
Inconsciemment pendant des années j'avais dans la tête une routine : "changer les paramètres"... "changer les paramètres" ... "changer les paramètres" ... j'ai compris qu'il fallait que je change les paramètres de ce qui est important et à du sens pour moi. Mais c'est une épreuve, tant psychologique (s'affronter soi-même) que physique (fatigue, énergivore). Faire la démarche de diagnostique du TSA a été le point de départ de ces changements. Depuis pas mal de chose on changé, mais pas mon rapport au travail.

Je ne peux que vous souhaitez que vous trouviez des solutions à votre situation.
Coralie78 a écrit :Mais si on me donnait mon salaire sans que je travaille... peut-être j'irai explorer toute la région parisienne à la marche en croisant des enfants à qui je donnerai de l'écoute, du sourire, de la bienveillance.
Vous avez compris l'idée. Et moi à titre purement personnel et intellectuel, quant je suis devant ce genre de constatation personnelle (je fais les mêmes exercices en introspection), j'embraille de suite pour trouver les implications sur mon état actuel, et les changements de sens que je donne aux choses. je veux dire par là que répondre à ce genre d'expérience de pensée nous donne des indications sur nos motivations réelles, nos objectifs, nos attentes, nos limites. Et en prendre conscience ca change le sens qu'on donne aux choses. C'est le point de départ à mon avis pour changer des choses dans sa vie. C'est comme ca que je fonctionne (explicités les choses pour en prendre conscience, et prendre acte des conséquences qu'entraine cette prise de conscience).
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Re: Vivez-vous de votre passion

Message par Tugdual »

propane42 a écrit : jeudi 3 juin 2021 à 17:15 Etre oisif est tout aussi important que de travailler, ca permet de laisser son esprit vagabonder, et c'est tout aussi souhaitable et respectable. On doit réhabilité la oisiveté !!!
Ceci me donne envie de rappeler Bertrand Russell et son "Éloge de l'oisiveté"...
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Re: Vivez-vous de votre passion

Message par Tugdual »

propane42 a écrit : jeudi 3 juin 2021 à 17:55 Demain on nous verse 1000€ / mois sans contrepartie (pas besoin de faire qqch pour toucher cet argent), vous faites quoi de vos journées ?
À noter :
TCS = trouble de la communication sociale (24/09/2014).
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Re: Vivez-vous de votre passion

Message par Curiouser »

propane42 a écrit : jeudi 3 juin 2021 à 17:44 Je profite du sujet pour poser la question inverse : d'ou vient cette idée que j'ai souvent vue exprimé que le travail est très important dans la vie ??

Ca sort d'où ca ??
J'entend par là y a bien un jour où on se lève et on se dit "le travail c'est essentiel pour mon épanouissement", je pose la question d'où vient cette manière de penser ?? Elle n'est pas venu ex-nihilo comme ca ?? Elle vient de quelque part cette idée. C'est d'où elle vient qui m'intéresse ici.
David Graeber en parle dans un des chapitres de son ouvrage Bullshit Jobs (traduit en français en 2018).

En voici de très larges extraits :
Spoiler : 
À PROPOS DES FONDEMENTS THÉOLOGIQUES DE NOTRE CONCEPTION DU TRAVAIL

Nous pouvons définir le travail comme tout effort de l’esprit ou du corps entrepris avec un objectif différent que le plaisir directement tiré de ce travail.
Alfred Marshall,
Principes d’économie politique, 1890


Qu’est-ce que le « travail » ? En règle générale, on en fait l’opposé du jeu, ce dernier étant décrit comme ce à quoi l’on s’adonne sans autre raison, juste pour le plaisir. Le travail, lui, est une activité (généralement pénible et répétitive) à laquelle on ne se livre pas pour elle-même – ou alors, pas pour très longtemps ‒, mais afin d’atteindre un autre objectif (se procurer à manger, édifier un mausolée…).

La plupart des langues possèdent un mot que l’on peut traduire, au moins approximativement, par « travail ». Toutefois, les limites exactes entre des notions que nous nommerions « travail », « jeu », « enseignement », « apprentissage », « rituel » ou « réconfort » sont très mouvantes selon les cultures. Les sensibilités qui dominent aujourd’hui à propos du travail ont été modelées par une tradition née au Levant, qui apparaît dans les premiers chapitres du livre de la Genèse et dans les œuvres du poète épique grec Hésiode. Le récit biblique du jardin d’Éden, tout comme le mythe de Prométhée, considère que l’obligation de travailler a été imposée aux hommes pour les punir d’avoir défié le Dieu créateur. En même temps, ces deux textes voient dans le labeur humain une sorte de concrétisation, à une échelle plus modeste, du pouvoir divin de création. En effet, ne nous permet-il pas de produire notre nourriture, de fabriquer nos vêtements, de construire nos cités – en somme, de bâtir notre propre univers matériel ? Comme le disaient les existentialistes, nous sommes condamnés à être libres. Nous devons, contre notre gré, exercer ce pouvoir divin de création. Si cela ne tenait qu’à nous, plutôt que suer sang et eau pour extraire notre subsistance de la terre en nous couvrant de coupures et de durillons, nous préférerions certainement nommer les animaux dans le jardin d’Éden, nous régaler de nectar et d’ambroisie sur le mont Olympe ou attendre que des oies rôties nous tombent dans le gosier au pays de Cocagne.

D’aucuns pourront dire que ce n’est là qu’une traduction poétique des deux composantes essentielles du travail tel que nous le définissons communément aujourd’hui, à savoir : 1) une activité à laquelle, d’ordinaire, personne ne souhaite se livrer pour elle-même (donc, une punition), mais 2) à laquelle on se plie néanmoins afin d’accomplir quelque chose qui va au-delà du travail (donc, une création).

Cependant, que cet au-delà du travail soit nécessairement une création ne tombe pas sous le sens. À vrai dire, c’est même un peu étrange. À bien y réfléchir, on ne peut pas dire que le travail « crée » quoi que ce soit ; il consiste plutôt, pour une large part, à entretenir et réorganiser des choses25. Prenez une tasse à café : nous la « produisons » une fois, mais nous la lavons mille fois. Et même le travail que nous qualifions de « productif » – faire pousser des patates, façonner une pelle, assembler un ordinateur – n’est qu’une manière de composer avec des matériaux et des éléments déjà présents pour les transformer, remodeler ou réarranger.

Voilà pourquoi j’affirme que notre concept de « production » et l’idée selon laquelle le travail se définit par sa « productivité » sont fondamentalement théologiques. Le Dieu judéo-chrétien a créé l’univers à partir du néant. (C’est une singularité notable, car la plupart des dieux utilisent de la matière existante.) Ses premiers fidèles et leurs descendants en sont venus à penser qu’ils étaient condamnés à l’imiter. Or cela implique un tour de passe-passe : il faut dissimuler toute la part du labeur humain – c’est-à-dire l’essentiel – qui ne « produit » rien à proprement parler. Cet artifice est rendu possible par la division sexuelle du travail.

Dans le récit biblique de la Chute, Dieu condamne les hommes à labourer la terre – « C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain » (Genèse 3,19) – et les femmes à porter leurs enfants dans des conditions tout aussi pénibles – « J’augmenterai la souffrance de tes grossesses. C’est dans la douleur que tu mettras des enfants au monde » (Genèse 3,16)26. Le labeur masculin « productif » est ici conçu comme un équivalent de l’enfantement. Du point de vue des hommes, l’accouchement s’apparenterait en effet à la plus pure création ex nihilo dont les humains soient capables, l’enfant sortant apparemment de nulle part, entièrement formé. (Le point de vue des femmes est probablement différent, mais dans ce texte il n’a guère droit de cité.)

Or c’est aussi un travail pénible.

Cette vision est toujours d’actualité, comme le montre l’acception contemporaine des termes « production » et « reproduction » en sociologie. Étymologiquement, le verbe « produire » vient du latin producere, qui signifie « engendrer » ou « faire apparaître » – on l’utilise encore dans ce sens quand on dit, par exemple : « Elle a produit de nombreux documents à l’appui de sa défense. » Les deux concepts, « production » et « reproduction », reposent sur une même métaphore : dans le premier cas, des objets complètement finis jailliraient des usines ; dans le second, des bébés complètement finis jailliraient du corps des femmes. Évidemment, c’est tout aussi faux dans un cas que dans l’autre. Il n’empêche : au sein des sociétés patriarcales, les hommes aiment à croire qu’ils accomplissent sur le plan social ou culturel ce que les femmes accomplissent, selon eux, de manière naturelle. Ainsi, la production est une variante du fantasme masculin de mise au monde et, simultanément, d’action créatrice divine. De même qu’un dieu (homme) aurait créé l’univers par le seul pouvoir de son esprit et de ses paroles, les mâles s’imaginent créer le monde à la force de leur pensée et de leurs muscles. Surtout, ils décrètent que c’est là l’essence même du « travail », et, pour sauvegarder cette illusion, délèguent aux femmes la majeure partie du vrai labeur, qui consiste à ordonner et entretenir les choses.
Spoiler : SUR L’IDÉE D’ORIGINE NORD-EUROPÉENNE SELON LAQUELLE LE TRAVAIL RÉMUNÉRÉ... : 

SUR L’IDÉE D’ORIGINE NORD-EUROPÉENNE SELON LAQUELLE LE TRAVAIL RÉMUNÉRÉ EST CONSUBSTANTIEL À L’ACCOMPLISSEMENT DE L’ÊTRE HUMAIN ADULTE

Répétons-le : la plupart des hypothèses sur lesquelles repose la théorie économique moderne ont des fondements religieux. Prenez l’un de ses postulaux centraux, celui qui réduit l’être humain à ses efforts pour « économiser » – l’idée que, dans un monde compétitif, les agents rationnels agiront toujours en vue d’une allocation optimale des ressources rares. Ce postulat repose sur la vision augustinienne (énoncée en termes laïcs par Thomas Hobbes au XVIIe siècle) selon laquelle les humains sont condamnés à nourrir des désirs infinis dans un univers fini, ce qui engendre naturellement une situation de compétition généralisée.

Bien entendu, dans l’Europe du Moyen Âge, où les affaires économiques étaient régies par les lois de l’Église, personne ne cherchait à nier que ces questions étaient d’ordre théologique. Mais un autre élément est apparu au cours de cette période, un élément non explicitement religieux et qui a pris une importance considérable dans les définitions du travail futures : la notion de « service », d’origine essentiellement nord-européenne27.

Dans son principe, la société féodale était un vaste système de services. Les serfs comme les petits seigneurs étaient au « service » d’individus de rang supérieur qui, eux-mêmes, devaient au roi un service militaire (baptisé « ost »). Cependant, ce n’est pas cette forme de service qui marquait le plus fortement les existences, mais ce que la sociologie historique anglo-saxonne a appelé le life-cycle service, c’est-à-dire le service domestique comme étape du parcours de vie. Pour schématiser, tout le monde ou presque devait passer les sept à quinze premières années de sa vie active comme domestique dans un autre foyer que le sien.

On connaît la façon dont cela se traduisait chez les artisans : les jeunes étaient d’abord apprentis auprès de maîtres, puis devenaient compagnons, avant que l’accession au statut de maître ne leur donne les moyens de se marier, de fonder une famille, d’ouvrir leur propre atelier et d’y embaucher des apprentis à leur tour. Mais ce système était loin de se limiter aux artisans. Les paysans devaient souvent, à partir de l’adolescence, servir comme « domestiques agricoles » dans une autre ferme, en général au sein d’une famille un peu plus aisée que la leur. Cette obligation incombait aussi bien aux garçons qu’aux filles (ces dernières étaient par exemple employées comme vachères). Surtout, elle n’épargnait pas les élites. Ainsi, les pages étaient des apprentis chevaliers, et même les femmes de la noblesse, à l’exception de celles de très haut rang, devaient officier comme dames de compagnie pendant quelques années au cours de leur adolescence. Ces domestiques, au service d’une femme mariée de classe légèrement supérieure, s’occupaient de ses appartements, de sa toilette, de ses repas, etc. En même temps, elles étaient dans l’attente28 du moment où elles seraient à leur tour en position de se marier, de fonder un foyer et de devenir des aristocrates maîtresses de maison. On trouvait également dans les cours royales des « gentilhommes domestiques » chargés de veiller sur les appartements privés du roi29.

Pour un jeune noble, « servir » signifiait essentiellement attendre un héritage – ou bien attendre que ses parents décident qu’il était suffisamment mûr et préparé pour mériter de se voir confier un titre et un domaine. C’était sans doute vrai aussi pour les domestiques agricoles. En revanche, chez les roturiers de manière plus générale, les domestiques recevaient un salaire et devaient en épargner une bonne partie. De cette façon, ils acquéraient à la fois les connaissances et l’expérience requises pour tenir un ménage, un atelier ou une ferme, et les moyens financiers de les établir – ou bien, pour les femmes, d’apporter une dot à un prétendant capable de le faire. Voilà pourquoi, à l’époque médiévale, on se mariait tard, le plus souvent autour de 30 ans. La « jeunesse » ou l’« adolescence » – cette période pendant laquelle il était considéré comme relativement normal d’être un peu sauvage, concupiscent et rebelle – durait quinze à vingt bonnes années.

La rémunération des domestiques est un élément crucial. Elle signifie que le travail salarié existait déjà en Europe du Nord des siècles avant l’aube du capitalisme, et surtout qu’il était presque unanimement considéré, au Moyen Âge, comme une condition honorable que l’on ne connaissait que dans la phase initiale de sa vie active. Service et travail salarié étaient largement confondus. Même à l’époque d’Oliver Cromwell, il arrivait encore que les journaliers soient appelés « domestiques ». Le service, lui, était conçu comme le processus permettant aux jeunes gens d’apprendre non seulement les fondements de leur métier, mais aussi les « manières » et les codes pour se conduire en adultes responsables. C’est ce que note, dans un récit fréquemment cité, un Vénitien visitant l’Angleterre autour de l’an 1500 :

Le défaut d’affection des Anglais se manifeste en particulier à l’égard de leurs enfants : ils les gardent à la maison jusqu’à l’âge de 7 ou 9 ans, tout au plus, après quoi ils envoient les garçons comme les filles se mettre au service de foyers étrangers, où ces derniers travaillent à la dure pendant sept ou neuf ans30. Ces jeunes gens s’appellent « apprentis », et pendant cette période ils exécutent les tâches les plus ingrates. Rares sont ceux à qui ce sort est épargné, car tout homme, si riche qu’il soit, place ses enfants dans les maisons des autres, et, en retour, accueille les enfants d’étrangers dans la sienne. Demandez-leur les raisons d’une telle sévérité, et ils vous répondront que c’est ainsi que leurs enfants acquièrent de meilleures manières31.

Au Moyen Âge et au début de l’époque moderne, les « manières » étaient loin de se limiter au savoir-vivre. Elles désignaient plus généralement la façon d’agir et de se comporter dans le monde, ainsi que les habitudes, goûts et préférences de chacun. Autrement dit, à moins de se destiner à la prêtrise et à l’érudition, les jeunes gens étaient tenus de travailler chez d’autres personnes en échange d’un salaire, parce que travail rémunéré et éducation tels qu’on les entend aujourd’hui étaient vus comme une seule et même chose : un processus d’apprentissage de l’autodiscipline pour « parvenir à maîtriser ses plus bas instincts32 » et être capable de se conduire convenablement, en adulte indépendant.

Cela ne veut pas dire que la turbulence de la jeunesse n’avait pas droit de cité en ce temps-là. Au contraire. Pendant leurs années de service dans d’autres foyers, ces gamins se créaient souvent une culture alternative bien à eux, organisée autour de confréries qui portaient des noms comme les Enfants-sans-Souci ou les Abbés du désordre, et qui étaient parfois autorisées à prendre temporairement le pouvoir lors des fêtes populaires. Mais le but ultime de ce labeur rigoureux aux ordres d’un chef de famille était de transformer ces adolescents en adultes autodisciplinés, prêts à travailler pour leur propre compte, et non plus pour quelqu’un d’autre.

*

Ce système propre à l’Europe du Nord du Moyen Âge a donné naissance à des conceptions du travail bien différentes de celles qui prévalaient à l’époque classique, ou même de celles qui se sont imposées par la suite dans le monde méditerranéen (ce qui explique que l’émissaire vénitien ait pu être scandalisé par les pratiques anglaises). Ce que nous connaissons de la Grèce et de la Rome antiques nous vient majoritairement d’aristocrates de sexe masculin qui considéraient que l’effort physique et la servitude n’étaient bons que pour les femmes et les esclaves. Le travail, soulignait Aristote, ne vous rend pas meilleur ; au contraire, il vous avilit, puisqu’il accapare le temps que vous devriez consacrer à vos obligations sociales et politiques. C’est pour cette raison que la littérature classique insiste sur la dimension punitive du travail ; ses aspects créatifs et divins sont réservés à ces patriarches suffisamment riches pour ne pas avoir à se salir les mains, et qui peuvent se contenter de dire aux autres ce qu’ils ont à faire. Au contraire, en Europe du Nord au Moyen Âge et à la Renaissance, tout un chacun ou presque était amené à se salir les mains à un moment donné de son existence33. Par conséquent, le travail, en particulier rémunéré, était conçu comme un agent de transformation.

Autrement dit, certains éléments centraux de ce qu’on appellerait plus tard l’« éthique protestante du travail » étaient déjà présents plusieurs siècles avant la naissance du protestantisme.
Spoiler : COMMENT, AVEC L’AVÈNEMENT DU CAPITALISME, LE TRAVAIL... : 
COMMENT, AVEC L’AVÈNEMENT DU CAPITALISME, LE TRAVAIL A FINI PAR ÊTRE MAJORITAIREMENT REGARDÉ COMME UN INSTRUMENT DE RÉFORME SOCIALE, VOIRE UNE VERTU EN SOI, ET COMMENT LES TRAVAILLEURS ONT RIPOSTÉ EN ADOPTANT LA THÉORIE DE LA VALEUR-TRAVAIL

L’histoire des différentes significations du travail reste à écrire.
C. Wright Mills, Les Cols blancs, 1951


L’avènement du capitalisme est venu tout bouleverser. Par « avènement du capitalisme », je n’entends pas l’apparition des marchés (ils existaient depuis longtemps), mais la mutation progressive de relations de service en relations de travail permanentes prenant la forme du salariat – ce qui peut se résumer par le schéma suivant : certains individus détiennent le capital, et tous les autres sont contraints de travailler pour eux.

Sur le plan humain, la première conséquence de cette évolution a été d’enfermer des millions de jeunes gens dans un état d’adolescence sociale éternelle. En effet, avec la désintégration des structures corporatives, les apprentis devenus compagnons se sont vu empêcher d’accéder au statut de maîtres. Au regard de la tradition, cela signifiait qu’ils n’étaient pas en position de se marier et de fonder une famille, et qu’ils se retrouvaient condamnés à demeurer pour le restant de leurs jours des êtres humains inachevés, au sens propre du terme34. Comme on pouvait le prévoir, beaucoup d’entre eux ont décidé de se rebeller et de refuser cette interminable attente. Ils ont commencé à abandonner leurs maîtres avant l’heure dite pour se marier et établir de petites entreprises familiales. En retour, ce mouvement a suscité dans la classe émergente des employeurs une vague de panique morale qui n’est pas sans rappeler celle provoquée plus tard par le phénomène des grossesses précoces.

Le passage qui suit est extrait de The Anatomie of Abuses, écrit au XVIe siècle par le puritain Philip Stubbes :

Puis vous avez ces polissons de dix, quatorze, seize ou vingt ans qui prennent femme et l’épousent sans aucune crainte du châtiment divin […] ou, ce qui est pire, sans se soucier des moyens de subsistance dont ils disposeront, ni de savoir si leurs ressources seront suffisantes pour les maintenir dans leur métier et sauvegarder leurs biens. Oh non ! cela n’a aucune importance à leurs yeux, tant qu’ils ont leur joli petit chaton à câliner, car c’est bien la seule chose qu’ils désirent. Bientôt, les voilà qui construisent à chaque bout de chemin des maisonnettes avec des poteaux en sureau, dans lesquelles ils vivent comme des gueux le reste de leur existence. Le pays s’emplit ainsi d’un tel amas de mendiants […] que, sous peu, on risque de le voir sombrer dans la pauvreté extrême et la pénurie35.

C’est de là qu’on peut dater la naissance du prolétariat en tant que classe. D’ailleurs, fort opportunément, le terme dérive d’un mot latin désignant ceux qui n’avaient pour toute richesse que leur progéniture. En effet, à Rome, les citoyens les plus démunis, trop pauvres pour être soumis à l’impôt, n’étaient utiles au gouvernement que dans la mesure où ils engendraient des fils susceptibles d’être enrôlés dans l’armée.

À bien des égards, The Anatomie of Abuses est le manifeste même de la « réforme puritaine des mœurs », comme on l’a nommée. Celle-ci reposait sur une vision bourgeoise de la société dénonçant pareillement la sensualité de la vie de cour et l’« agitation païenne » que représentait le divertissement populaire. Ce texte nous rappelle aussi que l’on ne saurait comprendre les débats autour du puritanisme, de l’éthique protestante du travail et de ses origines sans embrasser le contexte plus large dans lequel ils s’inscrivent, celui du déclin du life-cycle service et de l’émergence d’un prolétariat. Les calvinistes anglais (en réalité, seuls leurs détracteurs les appelaient « puritains ») se recrutaient en majorité au sein de la classe des maîtres artisans et des paysans « en voie d’enrichissement », celle-là même qui employait le nouveau prolétariat. Leur « réforme des mœurs » visait les fêtes populaires, le jeu, la boisson « et l’ensemble de ces rites annuels anarchiques au cours desquels la jeunesse inversait provisoirement l’ordre social36 ». L’idéal puritain était de rassembler tous ces « hommes sans maître » et de les placer dans des familles pieuses dont les chefs leur inculqueraient une discipline stricte en matière de travail et de prière. Cela n’a été que la première d’une longue série de tentatives en vue de réformer les mœurs des classes inférieures – s’ensuivraient les hospices victoriens où l’on apprendrait aux pauvres à respecter les horaires « convenables », les programmes publics de workfare37 et bien d’autres initiatives semblables développées aujourd’hui.

Pourquoi, à partir du XVIe siècle, la bourgeoisie a-t-elle soudain conçu un tel intérêt pour la régénération morale des pauvres, dont elle ne s’était pas souciée le moins du monde jusqu’alors ? Ce point a toujours fait figure d’énigme historique, mais il s’explique aisément dans le contexte du life-cycle service. Les pauvres étaient assimilés à des adolescents récalcitrants. Or c’était traditionnellement par le travail – plus exactement, le travail rémunéré sous la supervision d’un maître – que l’on apprenait aux adolescents à devenir des adultes convenables, obéissants et autonomes. Concrètement, les puritains et autres pieux réformateurs n’avaient plus grand-chose à faire miroiter aux nécessiteux, et certainement pas l’accession à l’âge adulte tel qu’on l’entendait jusqu’alors, c’est-à-dire l’affranchissement de l’obligation de travailler sous les ordres d’autrui. Alors, ils ont entrepris de remplacer cette perspective par l’aumône et la discipline, tout en remettant par là-dessus une bonne couche de théologie. Le travail, enseignaient-ils, est à la fois une punition et une rédemption. Il a une valeur intrinsèque en tant qu’humiliation de soi, au-delà même des richesses qu’il produit, lesquelles ne sont qu’un signe de la grâce de Dieu (dont il convient de profiter avec modération)38.

Au lendemain de la révolution industrielle, les méthodistes se sont mis à exalter le travail avec une vigueur renouvelée, imités, voire dépassés, par des bourgeois instruits qui ne se concevaient pas comme particulièrement religieux. Le plus grand défenseur de cette cause a peut-être été Thomas Carlyle, un essayiste immensément populaire qui, préoccupé par le déclin de la moralité dans l’ère de Mammon qui s’ouvrait, a proposé un « évangile du travail ». Selon lui, le travail n’était pas un moyen de satisfaire des besoins matériels, mais l’essence même de la vie. Dieu avait délibérément créé un monde incomplet pour offrir aux hommes la possibilité d’achever Son œuvre par leur labeur :

« [Un] homme se perfectionne en travaillant ». […] Considère combien, même quand il s’agit des plus humbles besognes, l’âme entière de l’homme s’apaise, atteint une harmonie réelle au moment même où il se met au travail. Doute, désir, tristesse, remords, indignation, désespoir : tous, comme autant de chiens d’enfer, assaillent l’âme du pauvre journalier aussi bien que celle de tout homme : mais il se penche, courageux et libre vers sa tâche, et toutes les furies s’apaisent, elles se retirent toutes en grondant pour regagner au loin leurs antres. L’homme, à ce moment, est bien un homme. Le rayonnement béni du travail qui l’éclaire, n’est-ce pas comme un feu purificateur dans lequel tout poison vient se fondre […] ?

[…]

Tout réel travail est sacré ; dans tout réel travail, ne fût-ce qu’un réel labeur manuel, il y a quelque chose de divin. […] Ô mon frère, si ce n’est pas là « prier », alors, je le déclare, tant pis pour la prière ; car c’est là la plus noble chose qu’on ait encore découverte sous le ciel de Dieu. Qui es-tu, toi qui te plains de ta vie de luttes ? Ne te plains pas. Lève les yeux, frère, si tu es las ; regarde les travailleurs, tes frères dans l’éternité de Dieu […]. Bande sacrée des immortels, céleste garde du corps de l’empire de l’humanité39.

Carlyle aboutissait à la conclusion à laquelle tant d’autres parviennent aujourd’hui : puisque le travail est noble, alors les tâches les plus nobles ne devraient pas être rémunérées. En effet, il serait indécent de prétendre mettre un prix sur des activités dont la valeur est si absolue (« le “salaire” de tout noble travail, pour l’heure, est encore au ciel ou sinon il n’est nulle part40 »). À noter tout de même que, dans sa grande générosité, Carlyle admettait la nécessité d’accorder aux pauvres de « justes salaires » pour qu’ils puissent se procurer des moyens de subsistance.

Ces arguments ont rencontré un formidable écho au sein de la bourgeoisie. Sans surprise, ils ont beaucoup moins impressionné les mouvements ouvriers qui bourgeonnaient en Europe au même moment. La plupart des travailleurs impliqués dans le luddisme, le chartisme, le socialisme ricardien et toutes ces tendances qui portaient en germe le radicalisme anglais auraient probablement été d’accord avec l’idée que le travail comportait une dimension divine. Cependant, pour eux, celle-ci ne tenait pas aux effets du travail sur l’âme et le corps – en tant qu’ouvriers, ils le savaient mieux que quiconque ‒, mais au fait qu’il créait des richesses. En réalité, tout ce qui rendait riches et puissants les riches et les puissants était le fruit des efforts accomplis par les pauvres.

Adam Smith et David Ricardo, les fondateurs de la science économique britannique, ne tardèrent pas à embrasser le concept de valeur-travail, à l’instar de nombreux industriels émergents qui y voyaient le moyen de se démarquer des propriétaires terriens, simples consommateurs oisifs à leurs yeux. Mais, presque instantanément, cette théorie a été adoptée aussi par les socialistes et les leaders syndicaux, puis retournée contre les industriels. Bientôt, les économistes se sont mis en quête d’explications alternatives en se plaçant ouvertement sur le terrain politique. Dès 1832 – c’est-à-dire trente-cinq ans avant la parution du Capital de Marx ‒, on pouvait lire des avertissements de ce type :

Que le travail soit la seule source de richesse, voilà une doctrine qui semble aussi dangereuse que fausse, puisqu’elle fournit malheureusement un levier à ceux qui cherchent à représenter toute propriété comme appartenant aux classes laborieuses, et la part reçue par d’autres comme du vol ou une fraude à l’égard des ouvriers41.

À vrai dire, dans les années 1830, de telles déclarations étaient des lieux communs. Il ne faut pas oublier que la théorie de la valeur-travail faisait quasiment l’unanimité dans les générations post-révolution industrielle, avant même la diffusion des œuvres de Marx, qui lui insufflèrent un regain d’énergie et en proposèrent une formulation plus élaborée. Elle était particulièrement prégnante dans les colonies anglaises du Nouveau Monde. Les mécaniciens et commerçants qui deviendraient les fantassins de la guerre d’Indépendance américaine estimaient que la Couronne britannique venait piller les richesses qu’ils avaient produites. Après la révolution, beaucoup retournèrent cette rhétorique contre les aspirants capitalistes. Pour citer un historien, « leur conception de la bonne société reposait sur un roc inébranlable : la conviction que toute richesse était créée par le travail42 ». Au point que l’adjectif « capitaliste », à cette époque, était le plus souvent insultant.

Lors de son premier discours annuel devant le Congrès, en 1861, le président américain Abraham Lincoln prononça des phrases qui, pour radicales qu’elles sonnent à nos oreilles modernes, ne faisaient que refléter le sens commun de l’époque43 :

Le travail est antérieur au capital et indépendant de celui-ci. Le capital n’est que le fruit du travail, et il n’aurait jamais pu exister si le travail n’avait pas existé avant lui. Le travail est supérieur au capital et mérite de loin la plus haute considération.

Cependant, poursuivait Lincoln, un élément faisait défaut aux États-Unis d’Amérique quand on les comparait à l’Europe, un élément qui, en réalité, était à la base de leur système démocratique : la présence d’une population permanente d’ouvriers salariés.

Nul n’est obligé de rester enfermé durant toute son existence dans la condition d’ouvrier embauché au jour le jour. Partout à travers le pays, on rencontre aujourd’hui quantité d’Américains indépendants qui, pendant une partie de leur vie, ont travaillé sous contrat pour d’autres. Un jeune homme démarre dans le monde prudent et désargenté, se fait employer un temps comme salarié, met de côté un petit pécule qui lui permet d’acquérir des outils ou une terre à lui, puis commence à travailler pour son propre compte, avant d’embaucher à son tour un débutant pour l’aider.

Autrement dit, même s’il ne l’exprimait pas exactement en ces termes, Lincoln soutenait que la rapide expansion économique et territoriale de l’Amérique permettait d’y laisser subsister une organisation proche du système médiéval, dans laquelle chacun travaillait d’abord pour d’autres, puis pouvait utiliser les bénéfices ainsi accumulés pour ouvrir un atelier ou acheter une ferme (sur des terres confisquées à leurs habitants indigènes), avant de devenir lui-même un capitaliste recrutant des ouvriers parmi les jeunes gens qui démarraient dans la vie.

Incontestablement, dans l’Amérique d’avant la guerre civile – même si Lincoln était originaire de l’Illinois, situé non loin de la Frontière ‒, cette situation était un idéal. Dans les villes anciennes de la côte est, des mouvements ouvriers s’opposaient déjà à ce type de vision44. Ce qui est intéressant dans les remarques de Lincoln, c’est qu’il pensait devoir inscrire le débat dans le cadre général de la théorie de la valeur-travail. Tout le monde alors en faisait autant, et ce fut le cas jusqu’à la fin du siècle au moins. C’était même vrai aussi plus à l’ouest, le long de la Frontière, où l’on aurait pu penser que ces tensions de classe à l’européenne étaient moins présentes. En 1880, on pouvait lire sous la plume d’un protestant « missionnaire » qui avait voyagé pendant plusieurs années dans cette zone :

Du Colorado à la côte Pacifique, vous serez bien en peine de trouver un paysan ou un mineur qui n’ait pas la bouche emplie de l’argot ouvrier de Denis Kearney, des blasphèmes paillards [du pamphlétaire athée] Robert Ingersoll ou des théories socialistes de Karl Marx45.

J’ai vu pas mal de westerns dans ma vie, mais il faut croire que tous ont oublié de mentionner ce détail ! (À l’exception notable du Trésor de la Sierra Madre, qui s’ouvre sur une scène dans laquelle John Huston, interprétant un personnage de mineur, explique la théorie de la valeur-travail à Humphrey Bogart46.)
Spoiler : SUR L’ASSIMILATION CROISSANTE DU TRAVAIL, AU XXe SIÈCLE, À UNE FORME DE DISCIPLINE ET D’ABNÉGATION : 

Si nous ne cessons d’inventer des emplois nouveaux, c’est à cause de cette fable, héritée de Malthus et Darwin, selon laquelle chacun d’entre nous doit être mis au turbin, quelle que soit la tâche, pour justifier son droit à l’existence.
Buckminster Fuller


Revenons à notre « évangile de la richesse », cette contre-offensive victorieuse qui a permis aux capitaines d’industrie d’Amérique, puis du monde entier, de convaincre le public qu’ils étaient – et non leurs employés – les vrais créateurs de richesse. Ce succès a fait naître un problème insurmontable : comment des ouvriers littéralement transformés en robots, et à qui l’on serine qu’ils ne valent guère mieux, pourraient-ils trouver un sens et un but à leur travail, alors même qu’on les exhorte de plus en plus à organiser leur vie autour de lui ?

De toute évidence, la solution à ce problème a été trouvée dans la réhabilitation d’une idée ancienne : le travail, ça forge le caractère. On serait tenté de parler d’un renouveau puritain, mais en fait, comme on l’a vu, cette conception remonte bien plus loin : elle est née d’une fusion entre le dogme chrétien de la malédiction d’Adam et la vision nord-européenne faisant du travail rémunéré aux ordres d’un maître un passage obligé sur la voie de l’accomplissement en tant qu’adulte. Dans cette optique, les travailleurs sont incités à concevoir leur labeur non pas tant comme un moyen de créer des richesses, ni d’être utile aux autres – du moins, pas prioritairement ‒, que comme un acte d’abnégation, une forme de cilice laïque, un renoncement à toute espèce de joie et de plaisir pour pouvoir devenir adulte et gagner le droit de posséder les gadgets de la société consumériste.

Cette interprétation est massivement confirmée par les travaux de recherche récents. On n’a jamais vu un Européen ou un Américain considérer que sa carrière professionnelle devait être son signe distinctif pour la postérité. Promenez-vous dans un cimetière : vous ne trouverez pas de pierres tombales marquées « Chauffagiste », « Vice-président exécutif », « Garde forestier » ou « Employé ». Quand un être meurt, on estime que l’essence de son âme réside dans l’amour qu’il a porté à son conjoint et à ses enfants, dans celui qu’il a reçu d’eux. Pour ceux qui ont fait la guerre, on mentionne la division militaire dans laquelle ils ont servi. Dans toutes ces dimensions interviennent à la fois une intense implication émotionnelle et le fait de donner et reprendre la vie. Pourtant, il y a fort à parier que, de leur vivant, la première question que l’on posait à tous ces gens quand on faisait leur connaissance était : « Vous faites quoi dans la vie ? »

Paradoxalement, c’est toujours vrai aujourd’hui, même si l’« évangile de la richesse » et le consumérisme qu’il a impulsé sont censés avoir changé tout cela. En théorie, dans cette nouvelle ère, notre personnalité ne devrait plus s’exprimer par ce que nous produisons, mais par ce que nous consommons : notre style vestimentaire, nos goûts musicaux, nos équipes sportives favorites… Depuis les années 1970 en particulier, chacun est invité à se trouver une petite tribu dotée de sa sous-culture spécifique. Cela peut être les fanas de science-fiction, les amoureux des chiens, les passionnés de paintball, les toxicos, les supporters des Chicago Bulls ou de Manchester United – en tout cas, certainement pas les dockers ou les analystes de risques naturels. En fait, la plupart d’entre nous préférons nous définir par tout autre chose que notre job55. La contradiction demeure néanmoins : au dire de beaucoup, le travail est ce qui donne son sens profond à leur existence, et le chômage a des effets psychologiques dévastateurs.

Le XXe siècle a vu fleurir une quantité astronomique d’enquêtes, d’articles, d’essais et d’études ethnographiques sur le travail, au point que les recherches sur ce thème semblent désormais constituer une petite industrie à part entière. Les conclusions auxquelles parvient toute cette littérature – qui paraissent valables, hormis quelques variations mineures, pour les cols bleus comme pour les cols blancs, et ce dans presque toutes les régions du monde – peuvent être résumées ainsi :

1) la plupart des gens tirent leur dignité et leur amour-propre du fait de gagner leur vie grâce à leur travail ;

2) la plupart des gens détestent leur boulot.

On pourrait appeler cela « le paradoxe du travail moderne ». La sociologie du travail et, bien entendu, tout le domaine de recherche portant sur les relations sociales se consacrent presque exclusivement à tenter de réconcilier ces deux constats apparemment antinomiques. Deux auteurs de référence en la matière, Al Gini et Terry Sullivan, écrivaient en 1987 :

Au cours des vingt-cinq dernières années ont paru plus d’une centaine d’études dans lesquelles les travailleurs décrivent leur emploi comme physiquement épuisant, ennuyeux, psychologiquement avilissant, ou encore dégradant sur le plan personnel et futile. […]

[Pourtant], ils tiennent quand même à travailler, parce que, à un certain niveau de leur conscience, ils sentent bien que le travail remplit une fonction psychologique fondamentale, peut-être unique, dans la formation du caractère humain. Le travail n’est pas qu’un gagne-pain, c’est aussi l’une des composantes essentielles de la vie intérieure. […] Être privé de travail, c’est être privé non seulement de ce que le travail permet d’acheter, mais de la possibilité de définir et d’estimer son propre soi56.

De longues années de recherche sur le sujet ont conduit Al Gini à la conclusion que le travail est de moins en moins regardé comme un moyen en vue d’atteindre une fin – c’est-à-dire d’acquérir les ressources et les expériences nécessaires à la poursuite d’autres projets (ce que j’ai appelé les valeurs non économiques : famille, politique, communauté, culture, religion…) – et de plus en plus comme une fin en soi. Mais une fin en soi que beaucoup trouvent néfaste, humiliante et étouffante.

Comment concilier ces deux observations ? Une solution est d’en revenir aux arguments développés au chapitre 3 : notre qualité même d’humains réside dans le fait que nous avons chacun un ensemble de buts et de raisons d’être ; par conséquent, quand un individu a le sentiment de n’avoir aucun but, c’est tout juste si l’on peut dire qu’il existe réellement. Il y a sûrement une part de vrai là-dedans. En un sens, nous sommes tous un peu comme le détenu qui préfère s’épuiser à la blanchisserie de la prison plutôt que de moisir dans sa cellule à regarder la télé. Mais il est une autre possibilité que les sociologues négligent souvent : si le travail est une forme de sacrifice ou d’abnégation, alors c’est précisément l’atrocité du travail moderne qui autorise à le regarder comme une fin en soi. Carlyle est de retour : le travail se doit d’être pénible, et c’est la dureté de la tâche qui « forge le caractère ».

En d’autres termes, les travailleurs tirent leur dignité et leur amour-propre du fait même qu’ils détestent leur boulot.

Comme le fait observer Clement, cette attitude semble flotter dans l’air que nous respirons et s’exprime à demi-mot dans les conversations informelles de bureau – il évoque « cette pression qu’on fait peser sur nous pour qu’on se juge nous-même et qu’on juge les autres à l’aune de l’ardeur que nous mettons à un boulot qu’on n’a jamais eu envie de faire. […] Si vous ne vous détruisez pas mentalement et physiquement dans un job salarié, vous ne vivez pas comme il faut ». Cet état d’esprit concerne sans doute moins la main-d’œuvre agricole immigrée, les gardiens de parking ou les cuistots, par exemple, que les employés de bureau de la classe moyenne, comme Clement. Cependant, il est aussi à l’œuvre dans les environnements ouvriers, mais en négatif. Sans se sentir obligés de clamer en permanence qu’ils sont surmenés pour légitimer leur existence, la plupart des gens seront néanmoins d’accord avec l’idée que quiconque cherche purement et simplement à se soustraire au travail ne mérite guère mieux que la mort.

Aux États-Unis, les stéréotypes sur la fainéantise et l’indignité des pauvres ont longtemps eu un fondement raciste. Des générations d’immigrés ont appris que, pour devenir de « bons Américains durs à la tâche », ils devaient traiter par le mépris les descendants d’esclaves, supposément indisciplinés – de même qu’on a enseigné aux travailleurs japonais à dédaigner les Coréens, et aux Anglais à en faire autant avec les Irlandais57. Aujourd’hui, les grands médias sont obligés de se montrer un peu plus subtils, mais cela ne fait pas taire ce bruit de fond permanent de stigmatisation des pauvres, des chômeurs et de tous ceux qui vivent des aides sociales. Le pire, c’est qu’une majorité de la population semble embrasser la vision des moralistes contemporains, qui peut se résumer ainsi : notre société est envahie par ces gens qui voudraient tout pour pas un rond ; si les pauvres sont pauvres, c’est d’abord parce qu’ils n’ont pas la volonté ni la discipline qu’il faut pour travailler ; une personne qui bosse dur, plus qu’elle ne le souhaiterait, à une tâche qui lui déplaît et de préférence sous les ordres d’un chef sévère, mérite le respect et la considération de ses concitoyens. C’est ainsi que la dimension sadomasochiste des relations de travail décrite au chapitre 4, loin d’être un simple effet secondaire, aussi déplaisant qu’inévitable, des chaînes de commandement verticales, est devenue centrale dans la définition même du travail. Désormais, souffrir au boulot est à la base de la citoyenneté économique. C’est aussi indispensable que d’avoir une adresse postale. Sans cela, inutile d’espérer pouvoir réclamer quoi que ce soit.

La boucle est donc bouclée, nous sommes revenus à notre question de départ. Sauf que, maintenant, nous avons les moyens d’envisager la situation dans son contexte historique. L’une des raisons de la prolifération des jobs à la con tient à cette féodalité managériale si particulière qui s’est imposée dans les pays riches, puis dans toutes les économies de la planète. Ces jobs génèrent une grande souffrance, car la source fondamentale du bonheur humain est le sentiment d’avoir un effet sur le monde, ce que beaucoup expriment en termes de « valeur sociale ». Or la plupart des travailleurs ont compris qu’il existe une relation inversement proportionnelle entre la valeur sociale d’un emploi et le salaire qu’il est susceptible de procurer. À l’instar d’Annie, ils sont contraints de choisir : soit ils décident de faire quelque chose d’utile et d’important, par exemple s’occuper des tout-petits, auquel cas ils s’entendront dire qu’ils doivent s’estimer heureux d’aider leurs semblables et qu’ils n’ont qu’à se débrouiller autrement pour payer leurs factures ; soit ils acceptent un boulot vain et dégradant, qui les ruine au physique comme au mental, pour la simple raison que, selon un principe communément admis, vous ne méritez de vivre que si vous vous détruisez à la tâche, quand bien même celle-ci ne servirait strictement à rien.

Je crois qu’il n’est pas inintéressant de conclure ce chapitre avec Carlyle. Son texte célébrant le travail comporte une étrange diatribe contre le bonheur qui occupe pas moins d’un chapitre entier. Dans ces lignes, Carlyle répond aux penseurs utilitaristes, et notamment à Jeremy Bentham. Celui-ci a avancé l’idée qu’il est possible de quantifier précisément le plaisir humain, si bien que toute question morale peut se résumer à calculer ce qui générera « le plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre58 ». Le bonheur, objecte Carlyle, est un concept ignoble :

Le seul bonheur qu’un brave homme se soit jamais mis en peine de réclamer instamment, c’est un bonheur qui lui suffise à accomplir sa besogne. […] C’est, après tout, le seul malheur pour un homme, qu’il ne puisse pas travailler, qu’il soit entravé dans l’accomplissement de sa destinée d’homme59.

Bentham et les utilitaristes, pour qui la vie humaine n’a d’autre but que la recherche du plaisir, sont en quelque sorte les précurseurs philosophiques du consumérisme moderne, lequel continue de se justifier par une théorie économique de l’« utilité ». Cependant, la position de Carlyle n’est pas à proprement parler à l’opposé de celle de Bentham. Ou alors, elle l’est uniquement en termes dialectiques. On se trouve dans la situation où deux camps apparemment adverses se livrent une guerre permanente, sans voir que cette lutte les conduit en fait à se réconcilier à un niveau supérieur, faisant naître une unité qui ne pourrait exister sans chacun des deux pôles. Ainsi, la conviction que les êtres humains sont ultimement, invariablement et nécessairement mus par la quête de la richesse, du pouvoir, du confort et du plaisir s’appuie ultimement, invariablement et nécessairement sur une doctrine qui conçoit le travail comme une abnégation et lui attribue une valeur pour la raison même qu’il est le lieu de la souffrance, du sadisme, de la vacuité et du désespoir.

Laissons le mot de la fin à Carlyle :

Tout travail, fût-ce le tissage du coton, est chose noble ; le travail seul est noble ; répétons-le ici et proclamons-le une fois de plus. Et, d’autre part, toute dignité s’achète par la peine ; la vie facile n’est pas le fait d’un homme. […] Notre religion la plus haute a pour nom « le culte de la tristesse ». Pour le fils de l’homme, il n’est pas de noble couronne portée à juste titre, ou même injustement, qui ne soit une couronne d’épines !
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user6375
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Re: Vivez-vous de votre passion

Message par user6375 »

J'adhère à tout ce que vous avez apporté comme éléments. Y a pleins de sources qui parle du rapport au travail et de sa construction culturelle. Mais j'aime poser des questions, j'ose croire que ca incite les gens à réfléchir à ces questions ... :roll: Et les sources aide a se forger une opinion, mais ne devrait jamais être prise à la lettre (sauf le droit :) ) ou y adhérer en exclusivité (secte).
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Coralie78
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Re: Vivez-vous de votre passion

Message par Coralie78 »

Les enfants me passionnent. Mon neveu de 3,5 ans me fascine.
J'espère un jour faire des enfants. Si ma passion ne devient pas mon métier, m'occuper des enfants le soir équilibrera mes journées. Mais sans enfants... j'espère vivre de ma passion. J'aurai 30 ans dans 10 jours.
Diagnostiquée TSA ete TAG en Octobre 2021.
Je suis épileptique depuis mes 14 mois suite à une mutation génétique du gêne PCDH19.