Une pandémie n'est une bonne nouvelle pour personne, certes. Entre quatre murs, de nombreux travailleurs acharnés savourent pourtant le plaisir de «se recentrer sur l’essentiel». Et admettent, à demi-mot, qu’être obligés de rester chez eux les comble.
Elles sont bien là, tapies derrière trois bougies soufflées sur un gâteau au chocolat, entre les pages d’un livre enfin ouvert, ou dans les plumes d’un chardonneret observé à la fenêtre: les petites joies du confinement. Celles qui ont illuminé le quotidien au point de faire redouter à certains (plus ou moins secrètement) «le retour à la normale». Certes, l’idée peut sembler indécente. Soyons clairs: personne, nulle part, ne se réjouit d’une pandémie, de l’annonce quotidienne du nombre de victimes, ni du chaos économique qui suivra. Mais l’invitation à «rester chez soi» a eu, parfois, des conséquences inattendues et positives.
«Ce matin, mon fils a eu 3 ans, raconte François, 40 ans, travailleur indépendant dans le domaine de l’événementiel à Genève, actuellement au chômage technique. J’ai pu préparer son anniversaire et le fêter avec lui: c’était la première fois que je prenais le temps de le faire», réalise-t-il. «Jusqu’à maintenant, en rentrant à la maison, j’avais tout le temps le travail en tête. J’acceptais chaque mandat en me disant qu’il serait malvenu de refuser, que ce serait risqué financièrement. Mais depuis le début du confinement, tous les événements auxquels j’étais censé participer ont été annulés. Je me suis mis à faire les choses dont j’avais toujours rêvé. J’ai enfin pris conscience de la charge mentale qui pesait sur ma femme, qui s’occupait plus que moi des enfants, et je ressens une joie immense à passer du temps avec eux. Les tensions entre nous ont disparu. Pour être honnête, je culpabilise de le dire parce que je sais que certains vivent l’enfer, mais moi, ça fait vingt ans que je ne me suis pas senti aussi libre.»
Une renégociation familiale
C’est que le changement, comme toute crise, offre une série d’opportunités. Notamment sur le plan de l’organisation familiale, estime Laura Bernardi, professeure de démographie et de sociologie à l’Unil: «Les femmes, en Suisse, sont nombreuses à travailler tout en jonglant avec les enfants et la gestion du foyer dans une course épuisante. Jusqu’à maintenant presque «naturalisé», ce partage des tâches peut être renégocié chez certains grâce à ce semi-confinement: les pères, souvent employés à temps plein hors de la maison, sont soudain là, réinvestissant l’espace domestique.» La réorganisation ne se présente toutefois, bien sûr, qu’à celles et ceux «qui, en bonne santé, ont le privilège d’y réfléchir sans craindre de sombrer dans le conflit conjugal ou la précarité économique. C’est une chose d’être confiné au bord du lac à planter des fleurs avec ses enfants, et une autre de s’entasser à cinq dans un 60 m² sans balcon en redoutant la fin du mois.»
Dans certains foyers, le télétravail contribue à rebattre les cartes. David, 38 ans, consultant indépendant et père de jumeaux de 4 ans, ne boude pas son plaisir depuis trois semaines. «Jusqu’à maintenant, je passais avec mes enfants une heure le matin, toujours pressé, et une heure le soir, toujours fatigué. Là, on joue, j’apprends avec eux, on rigole! Je travaille mieux et plus que d’habitude, depuis qu’un bureau a été fraîchement installé dans ma chambre: une première en ce qui me concerne. Je n’y avais jamais cru. Pourtant, ça marche: je suis plus efficace, j’apprends à utiliser de nouveaux outils numériques. C’est comme si j’avais les journées de trente heures dont je rêvais.»
Nos dissonances cognitives mises à nu
Dans une société qui avait tendance à valoriser le travail effréné et à corréler la coolitude à la phrase «Je suis hyper-occupé» prononcée d’un air prétendument blasé, la situation est inédite. Selon Dario Spini, professeur de psychologie sociale à l’Université de Lausanne, «grâce à la technologie, une catégorie de population urbaine et éduquée revient paradoxalement à un mode d’emploi «à l’ancienne» – comme les artisans qui travaillaient et vivaient au même endroit, avec leurs familles, avant la scolarisation obligatoire et la révolution industrielle. La situation met forcément en relief nos choix de vie… bons et mauvais. Et rend certaines incohérences, dissonances cognitives, évidentes. Avant, les gens faisaient des «retraites» pour faire le point: peut-être vit-on en ce moment une sorte de retraite collective et obligatoire.»
C’est ainsi qu’Emma, célibataire de 37 ans, employée dans la communication en télétravail depuis le studio où elle vit seule, a pris conscience de son «burn-out social». «C’est simple: je me sens tellement mieux en ce moment que j’appréhende beaucoup, en réalité, la fin du confinement.» Sa vie était remplie «de boulot, de soirées entre amis, de pièces de théâtre, de films au cinéma, de derniers verres au bar. J’avais toujours peur de rater quelque chose.» Mais ça, c’était avant. «J’adore mes amis et mes collègues, mais je réalise actuellement que je suis heureuse, tranquille, chez moi. Je ne me sens paradoxalement pas du tout seule et ces apéros Skype ne me disent rien qui vaille. J’essaie de ne pas penser à l’après: j’ai peur de ne plus supporter tout ce bruit, tout ce monde, le small talk de la machine à café… J’angoisse.»
Tout autre vie, même étrange satisfaction: Johanna, 29 ans, associée d’un domaine viticole en Valais qui vit actuellement en couple dans un village de montagne, estime que «même elle», pourtant bien souvent «au grand air», est capable de voir les bienfaits de ce ralentissement. «Avec mon travail, je vivais jusqu’à maintenant à 100 à l’heure, entre le bureau et les vignes. Parfois je ne prenais même pas le temps de manger, si ce n’est deux bouchées devant mon ordinateur. C’était comme un conditionnement social: en sortant, j’allais acheter du mauvais pain de supermarché avant de passer une heure sous les néons du fitness, puis j’allais me coucher. C’était absurde! Aujourd’hui, je continue le travail, mais différemment. Je marche une heure par jour à 2000 mètres, je découvre des sentiers autour de chez moi dont j’ignorais l’existence… On allait déjà acheter les légumes chez les producteurs, mais désormais l’un fait le pain, l’autre les gnocchis. Sans parler de la méditation, que je pratique enfin tous les jours. Je ne sais pas si tout cela durera, mais mon but est de garder un maximum de ces bonnes habitudes dans cette vie «d’après».
Des changements radicaux – mais pour combien de temps?
Aux yeux de certains, des changements bien plus radicaux s’imposent désormais. «J’avais déjà réalisé l’importance d’une décélération, mais cette expérience me fait prendre conscience du fait qu’à moyen terme je vais devoir revoir mes choix de vie», note la trentenaire Emma, ex-hyperactive. «J’ai envie d’être entourée de vert, de quitter la ville, me détacher d’une certaine violence urbaine qu’induit mon mode de vie.»
Ne faut-il pas craindre l’effet «lune de miel» qui nous pousserait à romanticiser «la chambre à soi», «la campagne», voire, plus largement, ce bouleversement, avant que l’usure n’entreprenne son travail de sape? «Ce qui rend cette période précieuse et gérable, c’est qu’on sait malgré tout qu’elle a un début et une fin, nuance Dario Spini. La grande machine de la routine se remettra en marche d’ici quelques mois, et c’est seulement là qu’on verra si ces «découvertes sur soi» sont solides. Mais quoi qu’il en soit, cette épreuve nous aura donné une vraie chance, celle d’être mis face à la question: vit-on vraiment la vie dont on a envie?»
Pour François, c’est décidé: «Après le confinement, même si je ne suis plus au chômage, je ne reprendrai le travail qu’à 50%, seulement le matin, pour m’occuper de mes enfants l’après-midi. J’aimerais qu’on mette à profit ce temps ensemble pour cultiver nos légumes sur un terrain qu’un paysan me prête, et ainsi ne plus avoir à les acheter. C’est un budget non négligeable pour une famille de quatre personnes à Genève, qui compensera un peu les pertes de gains. Pour moi, finalement, tout est lié: il faut replacer l’homme à sa juste place dans l’écosystème. Repenser son lien à la nature. A ce stade, c’est juste du bon sens.» Il est 15h. «Je suis désolé, je dois vous laisser: on m’attend au potager.»