Vasco Pedrina: «[Supprimer] La règle des huit jours, c’est le cheval de Troie.»
L’ancien président du syndicat Unia Vasco Pedrina publie une étude sur la libre circulation des personnes à un moment clé: les mesures d’accompagnement sont remises en question par Bruxelles.
Le Tessinois Vasco Pedrina a coprésidé le syndicat Unia et l’Union syndicale suisse. A 68 ans, il publie une étude* sur la libre circulation des personnes et les mesures d’accompagnement. Elle tombe à un moment clé de l’histoire des relations bilatérales. L’Union européenne a en effet remis en question l’une des principales mesures de défense des salaires, l’obligation d’annoncer les travailleurs détachés huit jours à l’avance. Johann Schneider-Ammann doit trouver une solution avec les partenaires sociaux d’ici à la fin du mois.
Le Temps: La libre circulation des personnes est-elle une success-story?
Vasco Pedrina: Oui, sans aucun doute. La libre circulation des personnes a permis d’éliminer des discriminations à l’égard des travailleurs étrangers, en particulier l’inhumain statut de saisonnier. Elle a aussi contribué au développement économique de notre pays.
Mais comment expliquez-vous que les syndicats se soient accommodés de la libre circulation des personnes, qui contient en elle-même les germes du dumping salarial et de la concurrence sur le marché de l’emploi?
Le passage de l’ancien système de contingentement à la libre circulation des personnes était un changement copernicien. Les syndicats l’ont soutenu, car le système de contingentement avait failli. Lorsque la conjoncture était florissante, la demande en main-d’œuvre étrangère était forte. Or, les employeurs ont toujours réussi à faire venir le personnel dont ils avaient besoin, légalement ou illégalement. Le statut de saisonnier exerçait une pression considérable sur les salaires indigènes. Les syndicats avaient donc misé sur une libre circulation allant de pair avec l’égalité des droits et une meilleure protection des travailleurs indigènes, grâce aux mesures sociales d’accompagnement.
La libre circulation a-t-elle permis aux syndicats d’obtenir des succès sociaux qu’elle n’aurait jamais obtenus autrement?
Oui. Elle a été un levier politique utile. Les employeurs voulaient l’accès aux marchés européens. Ils avaient pour cela besoin du soutien des syndicats. Le prix à payer, c’était les mesures d’accompagnement. L’histoire montre d’ailleurs que l’intégration européenne de la Suisse n’est possible que si elle est accompagnée socialement. Le rejet de l’Espace économique européen (EEE) en 1992 est aussi dû à un non des salariés, motivé par le fait qu’aucune mesure de protection des salaires n’avait été prévue. En 2014, la droite patronale et politique a refusé de renforcer les mesures d’accompagnement. Cela a aussi conduit à un soutien de beaucoup de salariés à l’initiative de l’UDC sur l’immigration de masse. Johann Schneider-Ammann porte là une lourde responsabilité, car il a cédé au diktat patronal.
La mise en œuvre de cette initiative se résume à l’application de la préférence indigène là où la situation est particulièrement tendue. Est-ce efficace? N’est-ce pas trop bureaucratique?
Cette solution a été soutenue par les syndicats, car elle accorde la priorité aux chômeurs indigènes, ce qui améliore leurs chances de retrouver un emploi. C’est peut-être bureaucratique, mais cela l’est nettement moins que le retour aux contingents. C’est ce que nous nous efforçons d’expliquer aux employeurs du Bade-Wurtemberg et du Vorarlberg qui se plaignent de la règle qui les oblige à annoncer les travailleurs détachés huit jours à l’avance.
Justement, on parle beaucoup de cette règle des huit jours, que l’UE remet en question. Pourquoi serait-elle intangible?
C’est une mesure clé de la protection des salaires. Elle concerne le détachement de travailleurs, où les risques d’abus sont les plus grands. Nous tenons à cette formule, même si les deux conseillers fédéraux libéraux-radicaux et leurs commis d’Etat nous accusent d’avoir une position rigide. L’UE remet cette règle en question depuis dix ans. Je faisais partie de la délégation aux négociations en 2008-2009. Nous avons pu démontrer que cette annonce préalable ne posait aucun problème dans 95% des cas. Et nous avons été d’accord de formuler des exceptions pour les autres cas, en particulier certains engagements urgents. Nous avons trouvé un accord avec l’UE, mais celui-ci n’a duré que deux ans. Les cautions à payer par les employeurs suisses et étrangers, prévues par certaines conventions collectives de travail, étaient aussi critiquées par l’UE. Or, tant que les tribunaux allemands ou autrichiens n’auront pas la volonté d’imposer le paiement des sanctions aux entreprises fautives, il n’y a aucune raison d’y renoncer.
N’est-il pas envisageable de maintenir le même niveau de protection que la pré-annonce de huit jours avec des systèmes de badges électroniques, comme le suggère Johann Schneider-Ammann?
Nous n’entrons pas en matière sur cette discussion. Le système en vigueur est essentiel. Les huit jours sont un prétexte pour remettre en question le principe même de nos mesures d’accompagnement et pour retirer à la Suisse le droit de les fixer de manière autonome. C’est le cheval de Troie. Nous sommes favorables à la conclusion d’un accord-cadre avec l’UE. Mais nous refusons que cela se fasse au détriment de notre système de protection des salaires. Nous n’accepterons jamais un tel marchandage.
L’élargissement de l’UE à l’est a-t-il modifié la donne?
J’en suis convaincu. Le principe de la libre circulation des personnes consiste à traiter de manière égale les travailleurs de tous les pays qui l’appliquent. La Suisse s’est engagée à le respecter et les mesures d’accompagnement ont été construites sur cette base. A l’époque, le Luxembourg et l’Autriche prévoyaient aussi un système d’annonce préalable, de sept jours en l’occurrence. Ils ont dû raccourcir ce délai à un jour sous la pression de l’UE. La Cour européenne de justice, qui, jusque-là, avait été la conscience sociale de l’Europe, a donné raison à la Commission européenne contre le Luxembourg. Que s’est-il passé pour qu’elle change ainsi d’approche? Avec l’élargissement de l’UE à l’est, la Cour a accueilli de nouveaux juges néolibéraux venus de pays où le niveau des salaires est plus bas qu’ailleurs en Europe. Sous leur influence, elle a opéré un virage préoccupant. La défense des droits sociaux fondamentaux est devenue secondaire par rapport aux libertés économiques du marché. C’est pour cela que l’UE fait aujourd’hui pression sur la Suisse, car elle n’accepte pas que notre dispositif de protection des salaires, l’un des meilleurs d’Europe, contienne des mesures que le Luxembourg et l’Autriche ont dû abandonner.
Faites-vous confiance à Johann Schneider-Ammann pour trouver une solution?
Lorsqu’il a été élu au Conseil fédéral, nous avions espéré que son expérience de président d’une association patronale habitué à négocier avec les syndicats lui permette de jouer un rôle de médiateur. Il nous a déçus à plusieurs reprises et nous sommes devenus méfiants.
Dans votre étude, vous dites que la dénonciation de la libre circulation des personnes serait «très dommageable». Dites-vous cela uniquement parce que vous ne voulez pas revenir au système des contingents?
Le retour aux contingents et au statut de saisonnier équivaudrait à une réduction des droits des travailleurs. Mais ce serait aussi dommageable sur le plan économique. Avec la libre circulation des personnes, on a résolu le problème de l’immigration de main-d’œuvre qualifiée, voire très qualifiée. Nous sommes donc favorables aux accords bilatéraux et même à une plus grande intégration européenne de la Suisse. Mais le prix à payer ne doit pas être le démantèlement social.
C'est surtout la remise en question de la protection des salaires et des travailleurs qui rebute la Suisse.
On pourrait envisager d'instaurer cette règle des huit jours aux membres de l'Union Européenne.