Autre extrait : CERVEAU ROSE, CERVEAU BLEU
DANS LES LANGES BLEUS OU ROSES - pp.114-118
À la naissance, les filles sont-elles plus empathiques que les garçons ?
En 1971, le psychologue Marvin Simner voulut déterminer si les nourrissons étaient capables d’empathie. Il s’installa dans une pièce tranquille, juste à côté de la pouponnière de la maternité de Providence, dans le Rhode Island, et il testa l’un après l’autre les bébés pour connaître leurs réactions face à un stimulus social simple le bref enregistrement audio d’un autre bébé en pleurs. Il découvrit que les nourrissons des deux sexes réagissaient à ces pleurs en se mettant à pleurer à leur tour, mais il observa aussi qu’après avoir écouté la cassette, les filles pleuraient plus longtemps que les garçons. Statistiquement parlant, la différence entre les sexes était assez marginale. Mais comme les filles pleurèrent plus longtemps que les garçons dans quatre répétitions successives du test, et comme la même observation fut faite dans deux études réalisées plus tard par d’autres auteurs (études dans lesquelles les écarts n’étaient pas non plus statistiquement significatifs), ces pleurs plus durables prirent valeur de preuve que les filles étaient naturellement plus empathiques que les garçons.
Il y a loin de ces pleurs (par simple processus d’imitation) à la compréhension et au partage de l’expérience émotionnelle d’autrui. Chez les adultes, il est vrai, la différence d’empathie entre les sexes est une des données les plus fiables dont nous disposions : les femmes sont meilleures que les hommes pour ce qui est de déchiffrer correctement les émotions d’une tierce personne — pour déterminer si la personne manifeste de la colère, de la peur, de la curiosité, etc. Cette règle générale doit être accompagnée d’importants avertissements*, et la différence entre les sexes n’est de toute façon pas bien importante, avec une valeur d proche de 0,4. Mais elle soulève la question de savoir, comme le dit le psychologue Baron-Cohen, si « le cerveau féminin est programmé pour l’empathie » et, à l’inverse, la question de savoir si les garçons ont quelque déficience innée, dans ce domaine, qui réduirait leurs aptitudes dans les carrières où il est nécessaire d’être sensible et doué pour les relations humaines : infirmier, médecin, enseignant, prêtre, travailleur social, ou bien (oups !) psychologue.
Par chance, nous avons aujourd’hui des données fiables sur le sujet, issues de plus de vingt études sur les capacités des bébés à reconnaître ou à faire la différence entre les diverses expressions faciales qui leur sont données à observer. Comme l’a relevé la psychologue Erin McClure de l’université Emory, les nourrissons filles sont un peu plus aptes que les garçons à déchiffrer les expressions faciales et l’écart se traduit par une valeur d de 0,26 — plus réduite, donc, que chez les adultes, mais, de façon étonnante, plus importante que plus tard dans l’enfance où le chiffre retombe à un modeste 0,16. McClure émet l’hypothèse que les filles sont effectivement plus capables de détecter les émotions d’autrui dans la petite enfance, mais que cet avantage est essentiellement affaire de maturation neurologique. Tout comme leurs capacités sensorielles et verbales sont légèrement en avance sur celles des garçons à la naissance, les filles sont peut-être dotées, dans les premiers mois de la vie, d’un cerveau assez mûr pour avoir une meilleure perception des gens de leur entourage, et en particulier des expressions faciales. Avec le temps et avec l’expérience que les enfants des deux sexes acquièrent au contact de leurs proches, l’écart se réduit et garçons et filles ne sont bientôt plus vraiment différents dans ce domaine (en tout cas jusqu’à l’adolescence).
La taille de la différence entre les sexes dans le domaine de l’empathie dépend de la façon dont on réalise l’étude. Concernant l’expérience émotionnelle et le sort d’une tierce personne, les femmes ont plus tendance que les hommes à dire qu’elles sont désolées ou qu’elles s’en veulent. Mais l’écart se réduit beau coup quand l’empathie est testée avec des mesures plus objectives, telles que la simple identification de l’émotion affichée sur le visage de la personne observée. Qui plus est, la capacité à détecter les émotions d’autrui dépend aussi de qui regarde qui les hommes savent mieux détecter les émotions des visages d’hommes que celles des visages de femmes, tandis que les femmes obtiennent des résultats équivalents avec les deux sexes (voir le chapitre 7).
Il est exact, donc, que les filles sont plus empathiques que les garçons. Mais cette différence entre les sexes est à la fois très réelle et clairement influencée par l’apprentissage. Il ne s’agit pas, contrairement à ce que trop de gens imaginent, d’une division nette. Voyez ce que Louann Brizendine écrit à ce sujet :
- Quiconque a élevé des garçons et des filles, ou les a observés grandir, sait qu’ils ne se développent pas de la même façon. Sur le plan émotionnel, en particulier, les petites filles communiquent avec leur entourage comme les petits garçons ne le font pas.
En réalité, la valeur d de 0,26 enregistrée chez les nourrissons signifie qu’environ 60 pour cent des garçons sont en deçà de la fille moyenne pour ce qui est de la capacité à détecter les émotions d’autrui. Mais cela veut aussi dire que 40 pour cent des garçons sont en fait plus doués que la fille moyenne dans ce domaine. Et la proportion est encore plus importante chez les enfants plus âgés. Pas vraiment la preuve d’un manque de réactivité émotionnelle chez les garçons.
Aussi, les affirmations de Brizendine ne sont pas seulement fausses, elles sont carrément dangereuses. Imaginez que les parents de nouveau-nés considèrent qu’il leur sera impossible, quoi qu’ils fassent, de nouer des liens affectifs avec les garçons. Ceux-ci n’auront aucune chance. Comme nous l’avons vu, les parents réagissent déjà différemment, de toute façon, aux manifestations d’émotions de leurs filles et de leurs fils. Raconter que les garçons ne sont même pas équipés pour communiquer avec leur entourage, cela ne peut qu’exacerber ce travers des parents et, par ricochet, étouffer le développement socio-émotionnel des garçons.
La petite différence observée entre les sexes, chez les nouveau- nés, dans le domaine de la perception des émotions, est davantage affaire de timing que de handicap fixe et permanent du côté des garçons. Les neuroscientifiques ont montré que le traitement des données visuelles chez les singes est assuré par une zone spécifique du lobe temporal, la région inférotemporale, et que celle-ci se développe plus lentement chez les mâles que chez les femelles — un retard qui est dû à la testostérone. Aussi, comme pour bien d’autres différences entre les sexes chez les nourrissons, la plus grande réceptivité des filles aux expressions faciales qu’elles ont devant les yeux est sans doute due à leurs quelques semaines d’avance de maturation neurologique. Cela ne suffit pas à justifier une refonte des modèles éducatifs des parents.
Le développement émotionnel des enfants est un processus à double sens. Garçons et filles arrivent au monde avec de très légères différences en termes de sociabilité et d’aptitudes émotionnelles. Et les parents, n’ayant pas les mêmes réactions face à ces différences, finissent par former des garçons et des filles réellement différents. La sociabilité des filles trouve de sérieux appuis chez les parents et se renforce facilement, tandis que la moindre maturité physiologique des garçons à la naissance (qui les rend légèrement moins sociables et plus nerveux) contraint les parents à adopter avec eux un mode d’interaction plus prudent. Et les garçons en arrivent bientôt à moins s’ouvrir aux personnes de leur entourage.
La bonne nouvelle, c’est que cette petite différence de sociabilité entre les sexes n’affecte pas la force du lien qui existe entre les bébés et leurs parents. L’attachement de l’enfant à ses parents a été énormément étudié au cours des cinquante dernières années ; on sait qu’il n’y a aucune différence entre garçons et filles quant à la force et à la qualité des liens qui les unissent à leurs pères et à leurs mères. Aussi, même si les deux sexes commencent bel et bien à se différencier socialement dès la petite enfance, cela n’affecte pas leurs rapports fondamentaux avec leurs parents et le sentiment de sécurité qu’ils en tirent.
Mais les parents ne sont pas les seules personnes à interagir avec les nourrissons. Et il apparaît dans certaines études que les garçons ne s’en sortent peut-être pas aussi bien que les filles quand ils sont pris en charge par d’autres adultes — baby-sitters ou puéricultrices de crèches, notamment. Si la plupart des études réalisées dans les crèches ne révèlent que peu d’effets positifs ou négatifs, globalement, sur le développement des enfants, certains indicateurs donnent à penser que les garçons sont traités de façon moins constructive que les filles dans ces environnements. Il se pourrait même que les crèches et les haltes-garderies perturbent les liens qui existent entre les garçons et leurs parents. Par contre, ces endroits n’ont aucune influence sur les liens entre les filles et leurs parents. Et les filles en tirent peut-être même davantage de bénéfices, sur le plan du développement cognitif, que si elles restaient à la maison avec leurs mères. Si l’on garde à l’esprit que les garçons sont à la fois plus nerveux et quelque peu moins sociables que les filles, il est bien possible, tout simplement, qu’ils ne « charment » pas autant que les filles les puéricultrices et les personnes chargées de s’occuper d’eux pendant la journée — ce qui a pour conséquence des interactions moins riches, moins intéressantes, moins formatrices pour eux. Si les parents sont prêts, sans doute, à faire des efforts supplémentaires pour leurs fils — à investir davantage d’énergie pour les réconforter et communiquer avec eux, en particulier —, les salariés des crèches ou des haltes-garderies n’ont peut-être pas autant à donner aux garçons. Ou bien ils accordent malgré eux davantage d’attention aux filles quand ils sont en présence d’un groupe mixte — ce qui revient au même, dans la mesure où leur attitude est susceptible, en définitive, d’avoir un impact négatif sur le développement émotionnel et comportemental des garçons.