Le JDD du 5/08/2012
Les mondes parallèles de Christophe Lemaitre
Adolescent mutique et solitaire, le Savoyard s’est ouvert grâce au sprint. Tout en gardant son côté secret.
On ne pénètre pas comme ça dans le monde de Christophe Lemaitre, 22 ans. Quiconque s’en approche voit s’ériger les barbelés : mots comptés, soupirs assumés, regard en fuite… Si avenant et démonstratif sur la piste, le sprinter s’efface en dehors. Son for intérieur? Insondable. Marithé, la mère, comprend qu’on tente de percer le mystère. Mais prévient d’emblée les excès, colère à peine rentrée : "Certains ont dit qu’il y avait quelque chose de pathologique chez Christophe. Un journaliste, à la radio, a même parlé d’autisme. C’est n’importe quoi! Je suis infirmière psychiatrique, je sais de quoi je parle. Mon fils est juste très timide."
Loin du stade et de son effervescence, le sourire ne se donne plus qu’aux proches. Et l’exercice médiatique se transforme en "cauchemar", dit-il. Il vient à peine de s’asseoir qu’on perçoit déjà son envie de repartir. Pas de faux-semblant : "Oui, ça m’emmerde de répondre aux questions. Parler, ce n’est pas mon truc. Parler de moi encore moins." Alors il se force un peu. Consent à esquisser la "bulle" dans laquelle il aime se réfugier. "Dedans, il y a juste le nécessaire : ma vie privée, ma famille, la compétition et un quotidien normal d’étudiant." Précisément à l’IUT d’Annecy (DUT en génie électrique), à 30 km de son appartement d’Aix-les- Bains, acheté l’an passé.
"Je n’arrivais pas à me fondre dans le collectif"
Si Lemaitre n’accorde pas facilement sa confiance, c’est qu’il a mis du temps à la trouver. Avant de le révéler au monde, l’athlétisme l’a révélé à lui-même. L’adolescent replié y a trouvé un terrain d’expression. "J’étais solitaire, du genre à rester des heures dans ma chambre. Mes parents m’ont poussé vers différents sports, foot, rugby, hand… pour me faire sortir, découvrir des gens. Mais je n’arrivais pas à me fondre dans le collectif."
L’initiation à l’athlétisme, le 10 septembre 2005, à la Fête du sport de Belley (Ain), a valeur d’acte fondateur. L’entraîneur Jean-Pierre Nehr en fut le premier témoin : "Christophe était couvé, ses parents ne le lâchaient pas d’une semelle. Je ne savais pas trop ce qu’il ressentait. Mais il était assidu aux séances." Pierre Carraz, timonier de l’Athlétique Club aixois, a pris la relève. Dans sa bouche revient le mot qui fâche sa mère : "Au début, j’ai cru qu’il était limite autiste. Mais en le voyant à l’aise avec les autres, j’ai compris qu’il n’y avait pas de souci." Les autres, ce sont les athlètes. Tous ses amis, et il en a "très peu", sont des camarades d’entraînement. Sa petite amie aussi. Mais il n’a "pas de vrai confident", simplement parce qu’il n’a "pas envie de tout dire sur [lui]."
L’athlé, il le voit comme "une bénédiction". Sa mère comme "une revanche". Revanche sur les railleries de cour de récréation. Au collège, son mutisme et son cheveu sur la langue en faisaient une proie facile. Il ne répliquait jamais. "J’aurais voulu mais ça ne sortait pas. Je le vivais mal."
"En course, quand il remonte les autres, il est en colère"
Aujourd’hui, il lui arrive de croiser des anciens élèves de sa classe. Ils viennent le saluer avec respect, lui ne s’attarde pas, sourit intérieurement. "Il était méprisé par les autres, c’est vrai, se souvient Florence Denis, sa prof d’histoire-géo au collège de Culoz. À l’adolescence, tout le monde se sent nul ou moche. Christophe refusait simplement de tricher avec ça en faisant le m’as-tu-vu ou en entrant dans le rapport de force. Les autres le lui faisaient payer."
Les blessures juvéniles sont peut-être le creuset de sa force aujourd’hui. Bilel Belmahdi, un de ses proches, à la fois voisin, condisciple à l’université et à l’ACA, en est persuadé : "Je sais que ses silences lui servent à se protéger, mais qu’il écoute tout. Et je sais aussi qu’une fois sur la piste, Christophe fait ressortir toute cette haine accumulée. En course, quand il remonte les autres, il est en colère. C’est un exemple pour beaucoup de jeunes qui se sont fait marcher sur les pieds. Pour ça, il est quelqu’un de rare."
En histoire-géo, "ses copies respiraient l’intelligence"
Au point que Pierre Carraz soulève l’hypothèse du surdoué : "Christophe, je l’ai déjà vu jouer au poker, lire et pianoter sur son téléphone en même temps. La partie de poker, c’est lui qui la gagnait. Oui, j’ai déjà songé que ses problèmes relationnels étaient ceux que rencontrent les surdoués." Ses obsessions en porteraient aussi la trace : "Il n’a jamais compris l’échec. Petit, les manettes de jeux vidéos volaient quand il perdait", explique Christian Lemaitre, le paternel. Son épouse renchérit : "Jusqu’à ses 8 ans, on le laissait gagner à tout pour éviter ses colères. Je me souviens qu’il s’obstinait aux échecs sur l’ordinateur. On lui expliquait que la machine s’adapterait toujours pour le battre. Il a insisté, jusqu’à faire match nul."
Banal, son parcours scolaire ne témoigne d’aucun don singulier. Mais d’après Florence Denis, ses soucis de communication ont masqué une vivacité d’esprit peu commune : "Contrairement aux autres copies moyennes, j’adorais lire les siennes, tant elles respiraient l’intelligence. Il comprenait toutes les subtilités que je voulais faire passer. Il fallait juste aller le chercher dans son texte. Alors avec le temps, je sais qu’il effacera ses difficultés d’expression."
Quand Lemaitre se voit parler à la télé, il zappe. Quand il se voit courir, il reste. Et quand il court, il ne pense plus à grand chose, si ce n’est au plaisir de l’instant. La pression, connaît pas. La fameuse bulle est imperméable. "Le regard d’un stade sur moi ne m’intimide pas du tout. Pas de trac, pas de boule au ventre. Je n’ai que la course en tête, je suis juste content d’être là." Le vrai secret finalement? "Contrairement à d’autres, observe Carraz, ce détachement, cette résistance au stress, lui permettent de battre ses meilleurs temps dans les grands rendez- vous. Son monde à part est un atout précieux."
En piste dès mardi. Début des séries du 200 m à 12 h 50.
Damien Burnier et Stéphane Colineau, à Aix-les-Bains - Le Journal du Dimanche
dimanche 05 août 2012