Recherche : comment de grands groupes privés tirent parti de fonds publics européens
Grâce à des partenariats public-privé, des entreprises peuvent développer leurs produits sans les contreparties attendues, selon des ONG.
Par Nabil Wakim, Perrine Mouterde et Stéphane Horel Publié aujourd’hui à 10h38, mis à jour à 14h54
« Au nom de l’innovation », des milliards d’euros consacrés à la recherche européenne bénéficient à de grands groupes industriels et leurs organisations de lobbying. C’est le constat d’un épais rapport publié lundi 25 mai par les organisations non gouvernementales Global Health Advocates (GHA), qui lutte contre les maladies liées à la pauvreté, et Corporate Europe Observatory (CEO), spécialisé dans le lobbying des institutions européennes.
Au fil de plusieurs mois d’un travail de recherche très fouillée, les ONG ont exploré les rouages et les activités de deux des sept gigantesques partenariats public-privé de recherche, conclus par la direction générale de la recherche et de l’innovation (DGRI) de la Commission européenne avec les industriels des secteurs concernés. Ces deux « entreprises communes » (joint undertakings, ou JU) s’appellent Initiative pour les médicaments innovants (IMI) et Bio-Based Industries (BBI), lequel résume ainsi sa mission : « Réaliser le potentiel de la bioéconomie en Europe » et « convertir la biomasse et les déchets en produits quotidiens plus écologiques grâce à des technologies innovantes et à des bioraffineries perfectionnées ».
Depuis sa création en 2008, l’IMI affiche un budget total de 5,2 milliards d’euros, dont la moitié de fonds publics. Le budget initial du BBI, lancé en 2014, s’élève, lui, à 3,7 milliards d’euros, dont 975 millions de financements européens. Des sommes faramineuses qui permettent aux entreprises y participant de développer produits et technologies… sans que les contreparties attendues pour la société dans son ensemble soient au rendez-vous, selon le rapport des ONG, constitué de deux parties de plus de 60 pages. L’IMI et le BBI, diagnostique-t-il, « consacrent “privilèges et avantages” pour le secteur privé et “devoirs et obligations” pour le secteur public ».
Compenser les « défaillances du marché »
C’est la principale organisation européenne de lobbying du secteur pharmaceutique, la Fédération européenne des associations et industries pharmaceutiques (Efpia), qui pilote l’IMI. Bayer, GSK, Johnson & Johnson, Pfizer ou encore Sanofi : l’association compte parmi ses adhérents les grands groupes du monde entier.
L’IMI a été créée pour résoudre les « goulets d’étranglement » dans le développement et l’accès aux médicaments. Mais aussi pour compenser les « défaillances du marché », en particulier « dans les domaines où il existe un besoin médical ou sociétal non satisfait ». Des domaines négligés, comme les maladies liées à la pauvreté, le VIH/sida, les maladies tropicales ou encore la résistance aux antibiotiques. S’ils sont négligés, c’est parce qu’ils sont considérés comme peu rentables par l’industrie qui rechigne à y investir.
Or, sur 148 projets de recherche au total, l’IMI en consacre pas moins de 17 à la maladie d’Alzheimer, 12 au diabète, 10 au cancer (qui représente déjà un tiers de la recherche et développement du secteur). Soit des maladies de pays riches, dont les traitements rapportent plus et « qui ne souffrent clairement pas d’une défaillance du marché, car l’industrie pharmaceutique y investit déjà massivement au niveau mondial », souligne le rapport des ONG. En revanche, l’IMI ne porte aucun projet sur la malaria, le VIH/sida ou la diarrhée, et seulement deux sur la tuberculose. Des choix qui ont valu à l’IMI les critiques de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En 2013, celle-ci lui a reproché d’ignorer les « médicaments prioritaires pour l’Europe et le monde » figurant sur sa liste de référence.
« Aucun bénéfice socio-économique »
Les performances accomplies par l’IMI sont jugées sévèrement par un groupe d’experts extérieurs aux institutions européennes mandatés par la Commission, parmi lesquels figure l’ancien PDG de l’Inserm, André Syrota. Leur évaluation finale souligne qu’« aucun bénéfice socio-économique n’a pu être identifié » pour l’IMI 1 (2008-2016). Quant à l’objectif d’« apporter aux patients des thérapies et des produits nouveaux, plus sûrs et plus efficaces » et de réduire la durée de développement de ces derniers, les rapporteurs disent n’en avoir trouvé « aucun exemple », alors qu’il s’agit de « deux des objectifs qui ont justifié la dépense du milliard d’euros d’argent public ». « Les impacts socio-économiques potentiels ou réels des projets ont rarement été au premier plan des préoccupations des personnes impliquées dans les projets », concluait, plus brutale encore, une étude d’impact réalisée en 2016.
De création plus récente, l’entreprise commune BBI a pour but de mettre en œuvre, sur dix ans, la « stratégie biomasse » de l’Union européenne (UE). Concrètement, il s’agit de financer des projets qui transforment la production agricole ou le bois en énergie, en particulier dans les agrocarburants. Le secteur des transports – en particulier l’aérien – mise fortement sur cette piste pour réduire ses émissions de CO2 en mélangeant des agrocarburants aux carburants fossiles utilisés aujourd’hui. Une stratégie controversée qui inquiète les défenseurs de l’environnement.
Aux commandes du BBI, des représentants des lobbys des secteurs agricole, forestier, des énergies fossiles, de la chimie et des biotechnologies se sont rassemblés dans une structure formelle : le consortium des industries biosourcées (Bio-based Industries Consortium, BIC) réunit aujourd’hui plus de 200 organisations. Parmi elles, Cargill, BASF, Total, DuPont ou Unilever. Ce sont ces multinationales qui, en grande partie, élaborent la politique européenne en matière de bioéconomie et reçoivent des fonds publics pour développer leurs activités, sans que le bénéfice écologique de celles-ci ne soit réellement évalué.
Mise au point de technologies innovantes
Comme l’explique le rapport des ONG, ce sont elles qui ont rédigé puis mis à jour la stratégie globale du BBI, que la Commission a ensuite approuvée. Les plans de travail annuels sont aussi élaborés par l’industrie elle-même avant validation par le comité directeur du BBI. En fonction de ces orientations, des appels à projets sont lancés et plus d’une centaine ont été soutenus en six ans. Entre 2014 et 2017, 64 % des entreprises membres du BIC ont obtenu un financement. Au total, plus de 60 % des bénéficiaires sont des entreprises commerciales et moins de 28 % des organismes de recherche ou du secteur académique. Etre membre du BIC permet d’avoir « une influence directe sur le développement de la bioéconomie de l’UE », mais aussi d’avoir « une longueur d’avance » pour obtenir les financements de l’UE, résume le consortium.
Les projets ayant obtenu les financements les plus conséquents portent pour l’essentiel sur le développement de bioraffineries, des installations qui convertissent de la production agricole ou du bois en agrocarburants. Financé à hauteur de 24,7 millions d’euros entre 2017 et 2022, le projet Lignoflag vise par exemple à mettre en place une installation de conversion de matières premières lignocellulosiques en éthanol à Podari, dans le sud de la Roumanie. Le processus consiste à traiter de la paille de blé grâce à une biotechnologie appelée Sunliquid, développée par le groupe suisse Clariant, l’un des géants mondiaux de la chimie de spécialités.
L’objectif du partenariat est de financer la mise au point de technologies innovantes lorsque les investissements nécessaires sont trop « risqués » pour le secteur privé. Mais, lorsque le BBI entre en jeu, le procédé Sunliquid est à un stade de développement avancé : la filiale allemande de Clariant a déjà reçu 23 millions d’euros de l’UE pour la construction d’une « usine de démonstration à l’échelle industrielle » en Allemagne. En 2017, le développement de cette technologie était-il encore réellement trop risqué pour le groupe, qui avait déjà investi des centaines de millions d’euros dans Sunliquid et qui enregistrait, cette année-là, un revenu net de plus de 285 millions d’euros ? Clariant n’a pas répondu aux questions du Monde.
Au total, plus de 70 % des financements octroyés par le BBI entre 2014 et 2016 ont bénéficié à des projets dont le degré de « préparation technologique » était évalué à 7 ou 8, sur une échelle allant de 1 à 9. Le projet est considéré comme générant des profits quand il atteint 9. « Cette approche est liée à la politique de recherche et développement de l’UE qui soutient non seulement la recherche au stade initial, mais aussi le déploiement de solutions innovantes et leur introduction rapide sur le marché », justifie la Commission dans un courriel au Monde.
Manque de transparence
Les résultats de ces projets sont par ailleurs presque systématiquement inaccessibles au public et, pendant des années, aucune évaluation de leur impact environnemental n’a été requise, malgré les critiques à l’égard de l’utilisation de la biomasse en Europe. Ce n’est qu’en 2018 qu’il a été exigé que toutes les propositions de projets dans le cadre du BBI garantissent que la chaîne d’approvisionnement en biomasse soit durable, n’entre pas en concurrence avec la chaîne alimentaire et minimise tout changement direct ou indirect d’utilisation des terres et déséquilibre dans la santé de l’eau et des sols. Une porte-parole du BBI assure au Monde que « l’essence des projets de BBI est d’assurer une gestion soutenable des ressources » – en particulier les projets de bioraffineries.
Les défauts communs dont souffrent les deux partenariats IMI et BBI se nichent également dans leurs modes de fonctionnement. Dominés par les industriels, sans aucune représentation de la société civile et, dans certaines configurations, en l’absence même de représentants de la Commission, leurs instances de direction se distinguent par un évident manque de transparence. Le BBI ne divulgue aucun compte rendu des réunions de ses instances.
Plus dérangeant encore : le peu d’empressement des firmes à contribuer au financement des projets. Selon les derniers chiffres disponibles pour le BBI, la Commission a déjà versé 27 % de sa contribution, soit 264,6 millions d’euros, alors que ses partenaires n’ont versé que 3 % de la leur, et 3,7 % de leurs contributions en nature. Côté IMI, les firmes doivent concéder leurs contributions non pas en cash, comme l’UE, mais en nature. Pourtant, aucun moyen n’a été mis en place pour vérifier la réalité de leur participation – principalement des moyens humains : la plupart ont refusé de fournir leurs feuilles de présence, protestant contre ce qu’elles considèrent comme une violation de confidentialité.
Stratégique
En 2015, le Parlement européen a réclamé des « informations détaillées sur les contributions en nature des [membres] de l’Efpia, en particulier sur le type de contributions en nature et leur valeur respective ». A la suite de quoi la législation encadrant Horizon Europe, le programme-cadre de recherche européen (2021-2027), exige désormais que la majorité des contributions des partenaires des projets se fasse en cash. Mais des comptes rendus de réunions de l’IMI en 2018 montrent que l’Efpia a usé de sa proximité physique avec les hauts fonctionnaires présents pour tenter d’empêcher cette mesure.
Un accès privilégié aux décideurs publics, voilà l’une des clés du lobbying. Or les industriels semblent bel et bien profiter du précieux entregent que leur procurent la conception et l’animation de ces partenariats. L’IMI n’a pas répondu aux questions du Monde. La captation des financements de recherche permet-elle une « capture progressive des politiques publiques européennes », comme le redoutent les ONG ? Imaginer que les objectifs commerciaux et publics s’alignent naturellement relève de la « pensée magique ». « Le financement public de la recherche, plaident-elles, est un investissement précieux et stratégique dans la production des connaissances de demain. »
« Toute critique constructive est la bienvenue et sera prise en compte dans les analyses d’impact et des propositions pour la prochaine génération » d’entreprises communes, commente la Commission. « Nous mettons en œuvre, dans le cadre de ces partenariats, des règles européennes rigoureuses, en pleine conformité avec les valeurs de l’UE (…) en accordant toujours la priorité absolue aux besoins des citoyens de l’UE en matière de santé et d’environnement. »
- Un intérêt très tardif pour « la préparation aux pandémies »
Peut-on vraiment compter sur l’industrie pharmaceutique pour traiter de problèmes de santé publique majeurs ? Une pandémie par exemple ? Les ONG auteures du rapport « Au nom de l’innovation », publié le 25 mai, sont tombées sur le compte rendu pour le moins étonnant d’une réunion du comité directeur de l’Initiative pour les médicaments innovants (IMI). En mars 2018, les industriels impliqués dans ce partenariat public-privé rejetaient une proposition de la Commission européenne qui souhaitait ouvrir un « thème » de recherche sur la « préparation aux épidémies ». L’idée était de « faciliter le développement et l’approbation réglementaire des vaccins contre des agents pathogènes prioritaires, dans la mesure du possible avant même qu’une réelle épidémie ne se produise », a expliqué la Commission aux ONG, qui demandaient des éclaircissements sur ce compte rendu qui fait mauvais effet aujourd’hui. Si l’IMI a bien débloqué 45 millions d’euros pour le développement de traitements et d’outils diagnostiques pour le Covid-19, il ne l’a fait, par une procédure accélérée, qu’après le début de la pandémie.