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Coronavirus : comment le milliardaire américain Bill Gates cristallise la haine des complotistes
Décryptages : En deux mois, l’homme d’affaires et philanthrope américain, second plus important financeur de l’OMS, est devenu la figure honnie des discours conspirationnistes. En toile de fond, le rapprochement entre plusieurs communautés.
Il aura suffi de deux mois – et d’une pandémie mondiale – pour que Bill Gates devienne le centre de toute une série de théories conspirationnistes. Le milliardaire américain, fondateur de Microsoft et de la Fondation Bill et Melinda Gates [par ailleurs partenaire et contributeur financier du Monde Afrique], est notamment soupçonné par divers réseaux, allant des anti-vaccins à certains soutiens de Donald Trump, d’exploiter la crise liée au Covid-19 pour déployer des puces de contrôle mental dans nos corps.
Entrepreneur reconverti philanthrope, Bill Gates et sa fondation font, depuis longtemps, l’objet de vives critiques – sur leur poids démesuré dans les politiques de santé publique mondiale, ou sur l’optimisation fiscale permise par les systèmes de fondation, par exemple. Mais, avec le coronavirus, les discours les visant ont changé d’échelle, comme le montre l’évolution des recherches Internet sur l’outil Trends de Google.
Comme souvent, ces théories partent d’événements réels, avant de les extrapoler. En l’espèce, une annonce, en décembre 2019, d’un projet de « carnet de santé numérique » soutenu par la Fondation. Basé sur des puces sous-cutanées et des « tatouages » invisibles, celui-ci se voulait une réponse au manque de suivi des campagnes de vaccination dans les pays les plus pauvres, comme le Bangladesh ou le Malawi. Un projet lié à une problématique locale, encore au stade d’étude d’acceptabilité, mais qui nourrira le fantasme d’un plan de puçage général de l’humanité.
Avant mars : un « usual suspect » parmi d’autres
Dès le début de la crise sanitaire, certaines infox persistantes refont surface. Comme l’idée, née d’une interprétation erronée de ses propos, que Bill Gates cherche à travers ses vaccins à réduire la population mondiale. D’autres émergent, mal renseignées, arguant que la Fondation Bill et Melinda Gates aurait financé le groupe ayant « inventé » le SARS-CoV-2 – alors qu’il a, en réalité, breveté la description d’un coronavirus aviaire sans rapport. D’autres se souviennent, à raison, cette fois, que, comme la CIA et Jacques Attali, Bill Gates avait prévenu que le monde devait se préparer à un risque de pandémie, mais l’interprètent de manière accusatrice.
La semaine du 9 mars, un extrait anodin de cette fameuse conférence de 2015, dans laquelle Bill Gates estimait qu’une épidémie pourrait faire plus de victimes qu’une guerre, est ainsi détourné et utilisé comme « preuve » du fait que le fondateur de Microsoft « soit savait, soit est à l’origine de la pandémie », dans une vidéo (en anglais) sur Instagram. Publiée par un compte voué aux médecines alternatives qui écrit notamment que « ce sont les vêtements qui provoquent le cancer de la peau », elle est partagée par le comique américain Cedric the Entertainer, puis par plusieurs acteurs et stars influentes afro-américains. Elle accumule en quelques jours plus de deux millions de vues.
De « lanceur d’alerte », voilà le milliardaire accusé d’être l’instigateur supposé de la pandémie. Mais il reste bien moins cité que, par exemple, le milliardaire américain George Soros, éternel épouvantail des discours conspirationnistes.
Mi-mars : le post Reddit qui dynamise le discours antivaccins
C’est le 18 mars que se produit le principal point de basculement : ce jour-là, sans rien dire de très surprenant, Bill Gates participe à une session « Ask me anything » (Posez-moi n’importe quelle question) sur le très populaire forum américain Reddit. Mais il évoque, au détour d’une interrogation sur les réouvertures de commerces, l’idée que « nous aurons probablement besoin d’une sorte de certificat numérique qui montre qui a guéri du coronavirus, a été récemment testé, ou a été vacciné, une fois que nous aurons un vaccin ».
Cette phrase est perçue comme l’aveu d’un plan malicieux. Elle sert, trois jours plus tard, de base à une vidéo publiée par un obscur compte YouTube, qui affirme que Bill Gates souhaite imposer à la population mondiale des « tatouages quantiques » qui ne seraient rien d’autre que la « marque de Satan », et conclut que le fondateur de Microsoft ne serait autre que l’Antéchrist. Elle accumule en quelques semaines près de deux millions de vues, soit la vidéo amateur sur Bill Gates la plus populaire de l’année sur la plate-forme de vidéos.
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Images antivaccin et anti-Bill Gates diffusées sur les réseaux sociaux. CAPTURE D’ÉCRAN
Dans le même temps, les théories faisant de M. Gates le créateur du coronavirus atteignent, peu après, une certaine visibilité dans les médias plus traditionnels, notamment en Russie, et chez les politiques américains. Le 13 avril, Roger Stone, le très controversé conseiller de Donald Trump, participe à une émission radio. « Le fait que Bill Gates ait joué un rôle dans la création et la diffusion de ce virus est ouvert à débat », y affirme-t-il, avant de critiquer les « globalistes comme lui et d’autres qui utilisent [la pandémie] pour pousser la vaccination obligatoire et l’implantation de puces dans les gens pour savoir s’ils ont été testés. (…) Des vaccins obligatoires ? Hors de question ».
Ces propos, comme toutes les théories du complot visant Bill Gates, trouvent un écho particulièrement favorable dans les milieux « antivax », opposés à la vaccination, aux Etats-Unis. Sans surprise : ces derniers détestent depuis longtemps Bill Gates, l’un des principaux contributeurs privés aux programmes mondiaux de vaccination. Mais les chiffres qu’atteignent les vidéos complotistes, rendant le milliardaire responsable de la pandémie, sortent très largement de leur petit cercle. Et notamment dans les groupes de soutien à Donald Trump, à la faveur de l’évolution du contexte géopolitique mondial.
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Depuis mi-avril, un ennemi déclaré pour les partisans de Trump
Les Etats-Unis et la Fondation Bill et Melinda Gates sont les deux plus gros contributeurs au budget de l’OMS. Or à partir de mi-avril, les deux milliardaires se retrouvent frontalement en conflit sur la question. D’un côté, Trump, dans un contexte préélectoral, accuse l’agence spécialisée de l’Organisation des Nations unies de faire le jeu de Pékin. De l’autre, la Fondation milite au contraire pour un soutien renforcé à son principal partenaire dans ses programmes de vaccination en Afrique. Le 14 avril, le locataire de la Maison Blanche gèle les subventions américaines à l’OMS. Bill Gates dénonce aussitôt sa décision :
« Couper les financements de l’Organisation mondiale de la santé pendant une crise sanitaire mondiale est aussi dangereux qu’on peut l’imaginer. Leur travail est de ralentir la diffusion du Covid-19, et si ce travail est interrompu, aucune autre organisation ne pourra les remplacer. Le monde a plus que jamais besoin de l’OMS. »
A cette attaque frontale, réponses directes. Dans les vingt-quatre heures qui suivent cette prise de position, son compte Twitter est cité 270 000 fois, soit plus de trente fois plus qu’à l’accoutumée, calculent des chercheurs de l’université Clemson, cités par le Wall Street Journal.
L’opposition de Bill Gates à Donald Trump le fait rentrer dans la même case que le Dr Anthony Fauci, responsable de la cellule de crise de la Maison Blanche sur le Covid-19, qui a, lui aussi, critiqué la décision américaine de couper les subventions à l’OMS. Le 28 avril, Valuetainment, une chaîne YouTube de « développement personnel » très ancrée à droite, publie une vidéo vue plus d’1,7 million de fois. Son titre : « Le Dr Buttar [un médecin américain contesté pour ses méthodes alternatives] accuse Fauci, Gates et les médias d’utiliser le Covid-19 pour mener un projet secret ».
L’essentiel des attaques vient de partisans de Donald Trump, et des différentes mouvances qui le composent, comme le groupe d’internautes conspirationnistes QAnon, pour qui Donald Trump est secrètement chargé de démanteler un réseau « pédosataniste démocrate » dans l’administration américaine. Les partisans de QAnon se nourrissent notamment du fait que M. Gates a côtoyé, dans divers événements publics, le financier Jeffrey Epstein, qui s’est suicidé alors qu’il était emprisonné pour des suspicions de pédophilie.
Réunion des fronts anti-Bill Gates
Mais l’animosité ne se réduit pas à un seul bord de l’échiquier. Le 22 avril, la dénonciation des supposés crimes de Bill Gates se trouve un nouveau héraut, démocrate cette fois : l’avocat et homme politique Robert Kennedy Jr. Le neveu de John Fitzgerald Kennedy est connu pour ses combats contre Monsanto – dont la Fondation Gates est un investisseur minoritaire – et surtout contre la vaccination. Il a notamment produit Vaxxed II : The People’s Truth, de Brian Burrowes, suite du film de référence des antivaccins, Vaxxed, d’Andrew Wakefield, sorti en 2016.
Le 22 avril, dans un post Instagram reprenant de nombreux raccourcis déjà démontés par le site de fact-checking américain Snopes, Robert Kennedy Jr. dénonce : « Le contrôle de l’OMS permet à Bill Gates de dicter des politiques sanitaires mondiales touchant sept millions de personnes et de contrôler les détails les plus intimes de nos vies. » Une accusation pour le moins vague et peu étayée. Mais qui s’appuie sur une critique de fond de la « philanthropie monopolistique » et de « la foi religieuse dans la technologie » dont il accuse Bill Gates. « Nous sommes ses cochons d’Inde », conclue-t-il de manière provocatrice.
Le front anti-Gates s’étend désormais, aux Etats-Unis mais aussi dans de nombreux autres pays, de la gauche naturopathe à la droite populiste en passant par l’altermondialisme et le complotisme d’extrême droite.
Juliette Binoche emboîte le pas
Les premières publications anti-Gates arrivent sur les rivages francophones de Facebook à partir du 18 avril, date à laquelle un site d’information alternatif coutumier des infox évoque des « crimes liés aux vaccins ». Leur fréquence s’accélère surtout en mai.
Au début du mois, un premier mème français dénonce un « tatouage [numérique, sur téléphone] de vaccination » qui conditionnerait la libre circulation des citoyens. Une accusation qui se propage notamment par les groupes Facebook antivaccins, mais aussi certaines personnalités. Le 7 mai, l’actrice Juliette Binoche dénonce publiquement ce qu’elle croit être le projet de Bill Gates d’imposer une puce sous-cutanée pour tous.
Le milliardaire américain devient par ailleurs de plus en plus diabolisé. Des sites racoleurs dénoncent ses supposés « plans diaboliques », ou l’associent à des poursuites (évidemment inexistantes !) pour « génocide et crimes contre l’humanité ». A partir du 8 mai, des infox sur Bill Gates circulent désormais tous les jours sur Facebook en France, et leur rythme va en s’accroissant.
Laurence Girard
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